#Roman francophone

Regard persan

Sara Yalda

Sara retourne en Iran, qu'elle a quitté depuis vingt-sept ans. Le monde cosmopolite de son enfance a disparu. Elle découvre une société schizophrène qui vacille de l'apparent au caché, du " dehors hostile " au " dedans " où l'on brave tous les interdits. Plus elle côtoie ses compatriotes et plus ils lui paraissent insaisissables. Sous les voiles, les femmes se fardent, critiquent, résistent. La dissimulation est devenue leur seconde nature. " Comment peut-on être Persan ? " se demande Sara. Etrangère chez elle, Sara déchiffre l'Iran, royaume de l'ambiguïté, en même temps qu'elle explore son passé ressuscité. Un père qu'elle espérait avoir oublié, un frère dont elle reconnaît à peine le visage, la maison de son enfance transformée en école de la République islamique... Récit des origines autant que vagabondage dans l'Iran d'Ahmadinejad, de Téhéran à Ispahan, ce premier livre à la fois mélancolique et drôle est une naissance. A soi.

Par Sara Yalda
Chez Grasset & Fasquelle

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Genre

Littérature française

oute ma vie, j'ai cherché à me fuir : oublier mon enfance, mon pays, mon père. Je suis allée jusqu'à changer de prénom. Sara. Deux syllabes faciles à retenir n'importe où, par n'importe qui. Deux notes familières pour couvrir les sons dissonants d'Afsaneh. Epeler mon nom a longtemps été une épreuve. Je brûlais de m'assimiler, de m'intégrer, de me faire adopter. Même si je sentais au fond de moi, qu'en dépit de toutes mes entreprises de charme, je resterais toujours à la marge. Ce que je préférais chez mes amis, c'était leur famille. Plus elle était nombreuse et envahissante, plus je l'aimais. J'ai longtemps été la copine des enfants qu'on emmenait en vacances. A force, pensais-je, je finirais par devenir l'une des leurs.
Combien de fois me suis-je inventé une autre vie ? J'avais honte d'être sans attache, à l'abandon, seule. Je jouais à être quelqu'un d'autre. Mais ma comédie sonnait faux. A trop vouloir imiter la démarche des autres, j'avais perdu la mienne.
Aujourd'hui, je sais que le passé ne passe pas. Il est là, dans la couleur du jour, derrière mes peurs et mes espoirs, plus présent que jamais dans mes mensonges. Il m'a fallu vingt-sept ans avant de renoncer à vouloir le tuer. Vingt-sept ans pour décider de repartir en Iran : retrouver mon père, les paysages où j'ai grandi, la langue que j'entends encore dans mes rêves.

***

J'ai enregistré mes bagages depuis longtemps et je déambule dans le hall d'Orly-Sud. Une grosse dame affolée me hèle. Elle cherche le comptoir d'IranAir. Soudain, devant cette inconnue qui parle en persan, peut-être parce qu'elle ne comprend pas d'autre langue, je me sens étrangement moins seule. Elle me relie à une chaîne lointaine dont je suis, moi aussi, un maillon. Et j'en éprouve une impression de douceur inattendue. J'ai hâte de retrouver l'Iran après avoir tant cherché à l'effacer.

La grosse dame reprend son souffle. Elle a dû courir pour me rattraper. De petites gouttes de sueur mouillent ses tempes. J'ai presque envie de l'embrasser mais je me contente de lui indiquer son chemin.


Inch'Allah Airline


- Au nom du Dieu clément et miséricordieux, annonce une voix voluptueuse.
La compagnie d'aviation de la République islamique est loin d'avoir tué le fantasme de l'hôtesse de l'air. Les demoiselles d'IranAir ont les yeux pétillants et le sourire aguicheur. Elles frisent la provocation quand elles insistent sur le port obligatoire du voile pendant le vol. Pourtant, " Inch'Allah Airline * " ne perd pas La Mecque ! Une boussole, incrustée sur le dossier de chaque siège, en indique la direction. Au fond de l'avion, une cabine est aménagée en espace de prière. Sur l'écran de projection défilent des versets du Coran. Une succession de très belles calligraphies qui rappellent les vidéos de Shirin Neshat. Une hôtesse, coiffée d'un foulard bleu marine surmonté d'un petit chapeau en forme de bol renversé, offre des gaz * aux passagers. A quand remonte la dernière fois que j'ai mangé du gaz ?
Ma voisine, une jolie jeune femme au visage rond des portraits Qadjar **, en prend une grosse poignée.
- J'ai très peur en avion. D'habitude, je voyage sur Air France pour pouvoir me saouler au champagne. Mais il n'y avait plus de place. Alors, il ne me reste plus qu'à me shooter au gaz, dit-elle en pouffant de rire.
Firouzeh a vingt-cinq ans. Elle est une enfant de la révolution et n'a pas connu d'autre régime que la République islamique. A ses côtés, moi qui ai bourlingué dès mon adolescence dans le Paris des bars et des boîtes de nuit, j'ai l'air d'une bonne sœur. A onze heures du matin, elle est maquillée comme les danseuses de revue du Lido. Son visage est un arc-en-ciel couronné de faux cils qui lui donnent le regard mélancolique des actrices du cinéma muet. Un dégradé de bleus, du plus foncé au presque blanc, décore ses paupières. Ses lèvres, dessinées au crayon, sont rose nacré. Elle sent la poudre, comme les vieilles cocottes d'autrefois. Je la trouve délicieuse. A chaque fois qu'elle se déplace, elle remet ses souliers à talons aiguilles et se déhanche dans un jean taille basse orné de broderies. Un pull moulant placarde sur sa poitrine les deux C enlacés de Chanel. On la croirait sortie des pages d'une gazette de mode pour Bovarettes de province. Je crains que la brigade des mœurs l'arrête dès son arrivée à l'aéroport Mehrabad. Mais autour de nous, d'autres femmes portent des tenues semblables et personne ne s'en inquiète. L'Iranienne n'est plus l'icône en tchador noir des magazines.
Après le déjeuner, Firouzeh sort de son sac à main Louis Vuitton un flacon de vernis à ongles rouge cerise.
- Le vernis n'est pas illégal en Iran ?
Elle semble surprise par ma question.
- Ça fait longtemps que vous n'êtes pas retournée ?
- Vingt-sept ans.
- Ah oui ! Il va falloir vous mettre au parfum, s'exclame-t-elle en soufflant sur ses ongles écarlates. En principe, la loi n'autorise pas le vernis. Elle interdit l'alcool, les antennes paraboliques, les DVD de films étrangers, le rock, la techno et tutti frutti. Pourtant, il n'y a qu'à sortir dans la rue pour constater qu'on ne se prive de rien. En Iran, il faut glisser entre les mailles du filet. C'est le sport national !
Après le lycée, Firouzeh s'est inscrite à l'université de Téhéran, en biologie. Mais très vite, elle s'est découragée.
- Chez nous, les études ne mènent à rien. La plupart des nouveaux riches n'ont même pas leur baccalauréat. Il faut viser les combines, connaître un type au pouvoir, lui graisser la patte et les portes s'ouvrent. Ou, pour les filles, mettre le grappin sur un mari riche. Ce qui revient au même !
J'aime son rire pétaradant. Elle déborde d'énergie et je la crois volontiers capable de mener plusieurs " combines " de front.
Je lui demande :
- Je suppose que vous êtes mariée à un homme riche.
Son rire résonne mais ce n'est plus le même son clair. Ses faux cils battent plus vite, elle détourne la tête vers le hublot.
- Non, en amour, je cafouille.
Sa voix s'est enrouée. Je cherche des mots pour la consoler mais les phrases de circonstance m'échappent en persan. Nous nous taisons en fixant le matelas de nuages sur le bleu du ciel. Après un long moment, elle rompt le silence.

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03/10/2007 242 pages 19,90 €
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