« D’où vient cette étrange attirance de ces régions polaires, si puissante, si tenace, qu’après en être revenu on oublie les fatigues, morales et physiques pour ne songer qu’à retourner vers elles ? D’où vient le charme inouï de ces contrées pourtant désertes et terrifiantes ? Est-ce le plaisir de l’inconnu, la griserie de la lutte et de l’effort pour y parvenir et y vivre, l’orgueil de tenter et de faire ce que d’autres ne font pas, la douceur d’être loin des petitesses et des mesquineries ? Un peu de tout cela, mais autre chose aussi. J’ai pensé pendant longtemps que j’éprouverais plus vivement, dans cette désolation et cette mort, la volupté de ma propre vie. Mais je sens aujourd’hui que ces régions nous frappent, en quelque sorte, d’une religieuse empreinte. Sous les latitudes tempérées ou équatoriales, la nature a fourni son effort ; dans un grouillement de vie animale et végétale, intense, inlassable, tout naît, croît et se multiplie, agit et meurt pour s’entraider à la reproduction, pour assurer la perpétuité de la vie. Ici, c’est le sanctuaire des sanctuaires, où la nature se révèle en sa formidable puissance comme la divinité égyptienne s’abrite dans l’ombre et le silence du temple, à l’écart de tout, loin de la vie que cependant elle crée et régit. L’homme qui a pu pénétrer dans ce lieu sent son âme qui s’élève. »
Jean-Baptiste Charcot,
Le Français au pôle Sud.
Prologue
Antarctica
Les îles s’y dénomment Désolation, Déception. L’océan y est « glacial ». On le surnomme terra incognita, ou encore « le continent inhumain ». Il bat tous les records. C’est le continent le plus froid : des températures de -80 ° C y ont été enregistrées. Le plus sec : il y pleut moins qu’au Sahara. Le plus inaccessible : il se situe à plus de 1 000 kilomètres d’Ushuaia, la ville la plus australe du monde et à 6 000 kilomètres d’Auckland, notre port de départ en Nouvelle-Zélande. Le plus vieux : on a trouvé sous la glace des roches datant de 3,8 milliards d’années. Le plus désert : il n’y pas de vie sur le plateau antarctique, ni homme, ni bête, ni plante, tout se concentre sur les côtes et sur les îles subantarctiques. Le plus tardivement découvert : ce n’est qu’en 1840 que les hommes poseront pour la première fois le pied sur le continent lui-même.
« L’homme n’y est pas le bienvenu », résume Jean-Christophe Victor. C’est l’Antarctique, notre destination.
1
Tempête en mer australe
Une mer comme je n’en ai jamais vu se déchaîne autour de nous. Gris d’acier sous un ciel de tempête, démente, comme décidée à nous engloutir une fois pour toutes. Le vent souffle à 45 nœuds*, des déferlantes de près de 10 mètres se fracassent sur notre bateau. La voilure est au plus bas. Il faut préserver notre embarcation. La coque rebondit sur chaque vague, le gréement* tremble, les voiles faseyent et souffrent sous les rafales. L’eau submerge le pont, s’infiltre par les joints des hublots fatigués. Elle se déverse dans le cockpit et risque de rentrer dans la cabine. L’équipage souffre, le corps meurtri par les mouvements saccadés et incessants, répétés des milliers de fois en une journée. Il n’y a pas de répit à ce matraquage, à ces coups portés. Comme des boxeurs, nous encaissons. Debout, assis, allongés, nous sommes ballottés en tous sens, malmenés. Nos nerfs sont à vif et nos estomacs pâtissent de ce tourbillon infernal. Nous sommes en pleine mer australe, à des jours de navigation de la terre habitée la plus proche. Des hurlements se font entendre, comme si des femmes, ou plutôt des esprits échappés de l’autre monde, joignaient leurs lamentations dans la tempête. Des ultrasons, des gémissements, des cris furieux, qui ne cessent ni ne faiblissent, me résonnent aux oreilles, obsédants, angoissants. Ces fantômes rugissants nous accompagnent depuis que nous avons franchi le 40e parallèle.
Extraits
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