Editeur
Genre
Littérature érotique et sentim
Me revoici, en cette fin d’été brûlant, devant le long bâtiment jaune, mi-château, mi-ferme, la « villa » comme on l’appelle ici. La dernière fois que je l’ai quittée, le brouillard engloutissait les vignes dépouillées et masquait le chemin qui conduit à la ville. Et mon âme, alors que je descendais les marches du perron, était, comme à chaque fois que je quittais ces lieux, saturée de volupté ; j’avais l’impression de glisser à travers la brume comme un oiseau heureux, ou comme un homme qui a accompli un rite essentiel à son bonheur.
Il n’a fallu que quelques heures, et peut-être moins, pour que la « villa » livrée aux pillards devînt ce qu’elle est maintenant : une coque vide au toit écroulé, aux fenêtres béantes, aux contrevents calcinés, à la façade souillée de striures noires. A l’intérieur, je ne reconnais plus rien. Les planchers se sont effondrés, le salon n’est plus qu’un enchevêtrement de poutres charbonneuses et les chambres, privées de leurs plafonds, s’ouvrent sur un ciel immaculé.
A quoi bon rester plus longtemps ? Ma mémoire n’a pas besoin de ce témoin mutilé pour ressusciter l’aventure que j’ai vécue. Quant à la comtesse, tous les témoignages que j’ai recueillis à Trévise concordent : lorsque les Italiens ont occupé la ville, elle est partie avec les charrois autrichiens, mais il est certain qu’elle n’a jamais atteint Vienne ou seulement Villach. Il est possible qu’un corps de femme, affreusement mutilé, retrouvé dans un fossé peu avant Udine, ait été le sien.
Allons, le chemin jusqu’à Conegliano est long et je me suis laissé refiler une rossinante. Il est temps de rentrer. Graziana m’attend, et Platon aussi…
*
De mon père je peux parler avec détachement puisqu’il ne fut pour moi qu’un étranger lointain et compassé. Avocat à la mode, ténor du barreau et, comme tous les membres de sa corporation, brasseur d’affaires, il n’avait vécu que pour l’argent, le gérant et l’accumulant avec une persévérance d’insecte. J’ai toujours pensé que la mort de ma mère, survenue après ma naissance, avait été pour lui une bonne affaire à double titre. D’abord parce qu’elle lui laissait une dot intacte — qu’il sut faire fructifier — ensuite parce qu’elle le débarrassait d’un être dont il s’était aperçu, après une année de mariage, qu’il constituait un encombrement avec ses exigences d’affection et de mondanité. Quant à moi, il s’empressa de m’éloigner comme il convient de le faire dans nos milieux : nourrice en Normandie, puis collège de Jésuites près de Paris. Lorsque mes études furent achevées (et je vais parler de leur cours assez particulier), il me convoqua et s’entretint une bonne demi-heure avec moi. Si, après tant d’années, j’ai retenu la durée du tête-à-tête, c’est qu’il s’est agi de l’entrevue la plus prolongée que mon géniteur ait jamais condescendu à m’accorder. Il me dit qu’il était heureux de me voir bachelier et que dès à présent, étant libre, je pouvais faire ce que bon me semblait. Je pouvais le seconder dans son étude, ou voyager, ou, pour reprendre son expression, « cultiver ma muse ». Je savais qu’il ne songeait pas sérieusement à sa première proposition. Maître absolu de ses affaires, il n’entendait s’adjoindre personne, et surtout pas son fils. Il me restait donc les voyages et « la muse ». Comme s’il tenait à s’assurer de la réalité de mon désœuvrement, il m’annonça qu’il avait donné des instructions à la banque Gorin pour qu’elle me versât le premier de chaque mois une somme, qu’il me faut bien qualifier de confortable, dont je pouvais disposer à ma guise. Il ajouta qu’il serait heureux de me revoir de temps à autre pour que nous échangions, « entre hommes », nos points de vue.
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