chapitre 1
au-delà
de l’image-mouvement
1
Contre ceux qui définissaient le néo-réalisme italien par son contenu social, Bazin invoquait la nécessité de critères formels esthétiques. Il s’agissait selon lui d’une nouvelle forme de la réalité, supposée dispersive, elliptique, errante ou ballante, opérant par blocs, avec des liaisons délibérément faibles et des événements flottants. Le réel n’était plus représenté ou reproduit, mais « visé ». Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néo-réalisme visait un réel à déchiffrer, toujours ambigu ; c’est pourquoi le plan-séquence tendait à remplacer le montage des représentations. Le néo-réalisme inventait donc un nouveau type d’image, que Bazin proposait d’appeler l’« image-fait »1. Cette thèse de Bazin était infiniment plus riche que celle qu’il combattait, et montrait que le néo-réalisme ne se limitait pas au contenu de ses premières manifestations. Mais les deux thèses avaient en commun de poser le problème au niveau de la réalité : le néo-réalisme produisait un « plus de réalité », formel ou matériel. Nous ne sommes pas sûrs toutefois que le problème se pose ainsi au niveau du réel, forme ou contenu. N’est-ce pas plutôt au niveau du « mental », en termes de pensée ? Si l’ensemble des images-mouvement, perceptions, actions et affections, subissait un tel bouleversement, n’était-ce pas d’abord parce qu’un nouvel élément faisait irruption, qui allait empêcher la perception de se prolonger en action pour la mettre en rapport avec la pensée, et, de proche en proche, allait subordonner l’image aux exigences de nouveaux signes qui la porteraient au-delà du mouvement ?
Quand Zavattini définit le néo-réalisme comme un art de la rencontre, rencontres fragmentaires, éphémères, hachées, ratées, que veut-il dire ? C’est vrai des rencontres de « Païsa » de Rossellini, ou du « Voleur de bicyclette » de De Sica. Et dans « Umberto D », De Sica construit la séquence célèbre que Bazin citait en exemple : la jeune bonne entrant dans la cuisine le matin, faisant une série de gestes machinaux et las, nettoyant un peu, chassant les fourmis d’un jet d’eau, prenant le moulin à café, fermant la porte de la pointe du pied tendu. Et ses yeux croisent son ventre de femme enceinte, c’est comme si naissait toute la misère du monde. Voilà que, dans une situation ordinaire ou quotidienne, au cours d’une série de gestes insignifiants, mais obéissant d’autant plus à des schémas sensori-moteurs simples, ce qui a surgi tout à coup, c’est une situation optique pure pour laquelle la petite bonne n’a pas de réponse ou de réaction. Les yeux, le ventre, c’est cela une rencontre... Bien sûr, les rencontres peuvent prendre des formes très différentes, atteindre à l’exceptionnel, mais elles gardent la même formule. Soit la grande tétralogie de Rossellini, qui, loin de marquer un abandon du néo-réalisme, le porte au contraire à sa perfection. « Allemagne année 0 » présente un enfant qui visite un pays étranger (ce pourquoi l’on reprochait à ce film de ne plus avoir l’ancrage social dont on faisait une condition du néo-réalisme), et qui meurt de ce qu’il voit. « Stromboli » met en scène une étrangère qui va avoir une révélation de l’île d’autant plus profonde qu’elle ne dispose d’aucune réaction pour atténuer ou compenser la violence de ce qu’elle voit, l’intensité et l’énormité de la pêche au thon (« c’était horrible... »), la puissance panique de l’éruption (« je suis finie, j’ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu... »). « Europe 51 » montre une bourgeoise qui, à partir de la mort de son enfant, traverse des espaces quelconques et fait l’expérience du grand ensemble, du bidonville et de l’usine (« j’ai cru voir des condamnés »). Ses regards abandonnent la fonction pratique d’une maîtresse de maison qui rangerait les choses et les êtres, pour passer par tous les états d’une vision intérieure, affliction, compassion, amour, bonheur, acceptation, jusque dans l’hôpital psychiatrique où on l’enferme à l’issue d’un nouveau procès de Jeanne d’Arc : elle voit, elle a appris à voir. « Voyage en Italie » accompagne une touriste atteinte en plein cœur par le simple déroulement d’images ou de clichés visuels dans lesquels elle découvre quelque chose d’insupportable, au-delà de la limite de ce qu’elle peut personnellement supporter2. C’est un cinéma de voyant, non plus d’action.
Extraits
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