CONFÉRENCE DE STOCKHOLM
Soirée littéraire à la Bibliothèque Nobel le 14 septembre 1983, devant une assistance très nombreuse du monde des lettres et des notables.
Le texte dit par Jean-Marc Lovay a été écrit pour cette occasion. Il a été publié une première fois dans la revue Repères au printemps 1984.
Mesdames et Messieurs,
C’est au centre de l’Arabie Saoudite que je pris conscience — en admettant que j’aie eu à ce moment conscience de quelque chose — de ma douteuse appartenance à la littérature de Suisse française.
Je veux préciser que je n’ai jamais été en Arabie Saoudite, mais qu’en hiver 1981, avec Sylvia Stalkera, qui mesure au moins 1 m. 76, j’ai passé deux mois dans le nord de l’Ecosse pour enfin écrire un roman suisse.
En rêvant que j’étais au centre de l’Arabie Saoudite, et en faisant ce rêve au nord de l’Ecosse, je compris que j’étais définitivement exilé dans la langue française. En disant cela, je ne veux pas mesurer les risques qu’il y a de rêver et d’écrire en même temps. Je veux dire que restituer un rêve, ça n’existe pas. Et cela est aussi évident pour moi que la certitude que la machine à photographier la pensée n’est pas encore en activité. Car je sais que des savants sont en perpétuel travail pour inventer la machine à photographier la pensée. J’ai la conviction que des scientifiques s’activent à perfectionner cette machine, dans le but de jeter dans la rue des personnages de roman, en chair et en os. Une machine organisée dans ce but, si elle pouvait solidifier un personnage de roman, en photographiant à la fois le roman et la pensée de celui en train de l’écrire, poserait ici, parmi nous, un monstre dont on ne supporterait pas longtemps la vision.
Si je dis cela, c’est parce que je sens confusément la volonté que cette machine un jour existe, et parce que je refuse que la littérature soit utilisable, utilisée, utilitaire.
J’essaie de dire aussi cela : l’exil dans sa langue maternelle n’est pas une figure de style ni un versant de la tristesse. Quand, dans une presqu’île du nord de l’Ecosse, je rêve que je suis en Arabie Saoudite, je suis endormi après plusieurs heures d’écriture, endormi par une minute de boisson alcoolisée consécutive à l’écriture, et par une longue conversation avec un pêcheur écossais essayant de me prouver, en tenant dans sa main une langouste gigantesque, que la Suisse fait déjà partie de l’Union soviétique. Brutalement endormi, je me retrouve à côté du soleil avec sous la langue une irrépressible fièvre de syntaxe française. Dans le rêve aussi, je ressens la force de cet organe qui, après s’être emparé de mon grand-père et de mes grands-mères et arrière-grands-mères et grands-pères, avait choisi de venir littéralement rigoler sous mon palais.
J’appelle cela “exil” quoique je n’aie été précipité vers l’Ecosse par aucune violence et aucune police ni aucune milice. Je veux dire ici, aussi, mon inquiétude profonde, quand je sais que la semaine passée, alors que je faisais rôtir un mouton pour des amis travaillant dans la forêt, un satellite absolument non identifié bousculait mon espace aérien en photographiant, pendant au moins une seconde, les allumettes qui avaient allumé le feu de cette cuisine.
Extraits
Commenter ce livre