Prologue
Le 24 septembre 1922 se produisit à Montrouge un cataclysme sportif et politique. Ce jour-là, Georges Carpentier perdit son titre de champion du monde de boxe. Il ne fut pas seulement battu, mais surclassé, balayé, s’inclinant par KO à la sixième reprise. On l’évacua du ring sur une civière, à demi inconscient et ensanglanté.
Carpentier était l’idole des Français. Sa défaite humiliante consterna les millions de supporters qui l’avaient adulé. Surtout, pour dire les choses comme elles sont, personne n’aurait pu, ou voulu imaginer que cet emblème de la nation s’effondrerait devant… un sauvage. Son vainqueur, Battling Siki, venait du Sénégal.
L’arbitre du combat, M. Henry Bernstein, comprit immédiatement combien ce résultat était inacceptable, choquant. Désireux de sauver la carrière de Carpentier, ou pris, qui sait, d’un instinct de conservation raciale, il disqualifia Siki, sous prétexte d’un coup défendu. Cependant, les quarante mille spectateurs hurlèrent, refusant ce verdict.
Quelle mouche piquait la foule ? Elle ne voulait donc pas qu’on sauve son favori ? Peut-être réagissait-elle ainsi par esprit de justice, ou bien encore jouissait-elle de ce moment excitant, quasiment historique : un nègre champion de France et du monde, en 1922, c’était inouï ! Après un quart d’heure de bronca, Bernstein n’eut d’autre choix que de rendre à Battling Siki la victoire qui lui revenait.
Le Sénégalais n’en profita pas longtemps. On l’accusa bientôt de conduite antisportive – et, grâce à cette nouvelle ruse, sa couronne mondiale lui fut retirée. Battling ne se laissa pas faire, il ridiculisa ses détracteurs, les obligeant à lui restituer ses lauriers… Cependant, la polémique continua. Le bruit courut que Siki l’avait emporté, certes, mais indûment, en profitant d’un match truqué. Nous le verrons, cela aussi relevait du mensonge. Ce n’était qu’une nouvelle manière de renverser le résultat insupportable du combat de Montrouge. Pourtant, la vérité officielle trouva son compte dans cette rumeur. Elle a traversé les époques et, aujourd’hui, elle prévaut dans les encyclopédies pugilistiques. Le Sénégalais y est présenté comme un tricheur ou, dans le meilleur des cas, un champion du monde au rabais, vainqueur par simple coup de chance. Tout se passe comme si, quatre-vingts ans après, son triomphe restait inacceptable ! D’une certaine manière, les efforts de M. Bernstein ont porté leurs fruits : Siki est désormais disqualifié pour de bon…
Pourquoi ? Pourquoi, ce jour-là, Siki a-t-il gagné pour rien ? Pourquoi n’en a-t-il tiré ni gloire, ni profit, ni même la plus élémentaire reconnaissance posthume ? Ce livre est une tentative de réponse.
Je ne suis pas le premier à me poser ces questions. Siki a eu et a encore des défenseurs. Au lendemain du match de Montrouge, un jeune homme publia un article enflammé dans une feuille communiste militante. « Depuis que le colonialisme existe, écrivit-il, des Blancs ont été payés pour casser la g… des Noirs. Pour une fois, un Noir a été payé pour en faire autant à un Blanc. […] Nous félicitons Siki de sa victoire. »
Extraits
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