Editeur
Genre
Littérature française
1
L’APRÈS-MIDI DU 27 MAI
C’est l’histoire d’un homme. De deux hommes. En fait, ils sont trois. Aram, Matko et Will MacGrodno. La porte de la prison se referme derrière eux. Elle claque. Les articulations de fer s’entreheurtent et produisent le même tonnerre que d’habitude, on dirait que des wagons soudain déraillent et l’un dans l’autre s’encastrent. Le même fracas assourdissant que d’habitude. Avec toutefois une différence. Aujourd’hui, au lieu d’écouter les échos mourir le long des couloirs, le long des escaliers, de la verrière, les trois sont debout dans une rue tiède. Des murailles hautes les dominent, aussi rébarbatives que celles qui ont borné leur univers pendant quatre ans. Mais, sur ce ciment familier, le soleil n’est plus grillagé. Un camion traverse en ronflant le carrefour voisin et disparaît. Les trois ont de la poussière dans les narines, l’impression que l’air a changé de consistance et qu’ils ont vraiment cessé de nager dans les relents de serpillières et de tinettes. Ils ne savent pas trop qu’en penser. Juste avant de déclencher le tintamarre, l’avalanche huilée des pênes et des cliquets et des barres, un surveillant leur a lancé, en guise d’adieu : Ça suffit, ici vous êtes indésirables. On en a soupé de vos sales tronches. Cherchez-vous un autre palace. Allez vous faire pendre ailleurs !
Ils n’ont pas une conscience claire de ce qui vient de leur arriver. Libération anticipée, par manque de place plus que pour bonne conduite. Une ordonnance du ministre de la Justice. En haut lieu, on a dû prévoir pour bientôt une nouvelle fournée de clients. Libération conditionnelle, avec mise à l’épreuve de dix-huit mois. On les expulse, en somme, mais en menaçant de les reprendre à la moindre peccadille. Avant de sortir ils ont signé sur un grand registre noir, sans enthousiasme. Leurs noms figuraient par ordre alphabétique : Amirbekian, Bouderbichvili, MacGrodno. Maintenant ils avancent, hébétés sous la lumière. Au bout de cinq à six mètres, ils s’asseyent sur le trottoir. S’ils possédaient une cigarette, ils l’allumeraient et se la partageraient. Or ils ne possèdent aucune cigarette. Leur unique richesse se monte à quinze sous : huit sous pour Aram, six sous pour Matko Amirbekian, un sou pour Will MacGrodno. Dans le caniveau se tortille une rigole minuscule. Une veine gonflant sous une couche de terre pulvérulente. Ils regardent l’eau qui rampe. Ils l’observent qui serpente sans assurance et se hérisse de brins de sciure, à leurs pieds. Tous les trois, près du sol, mains sur les genoux, tête penchée, ils ressemblent aux impotents des mouroirs qui urinent sous eux et fixent, des heures durant, leurs pantoufles détrempées. On dirait qu’ils méditent.
Derrière eux de nouveau serrures et gonds produisent un cliquetis infernal. Le gardien les avait espionnés par le guichet. Il se donne la peine de glisser sa casquette jusque dans la rue pour leur crier : Hé, les gars ! Pas question de camper ici ! Puis quelque chose comme un paternalisme canaille adoucit sa voix. Allez, les gars, faites une croix sur le passé, et ouste ! Vous avez encore la vie devant vous. Et j’espère bien qu’on ne se reverra plus !
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