#Roman étranger

Mémoire argentine

Tununa Mercado

Ecrivain de la mémoire et de la sensation, auteur de plusieurs ouvrages salués pour leur subtilité et leur profondeur, c'est avec cette autobiographie kaléidoscopique que Tununa Mercado aborde les vertigineux écueils de sa condition d'exilée : perpétuelle confusion des lieux et des temps, éclatement de l'identité, obsession de la mort, sentiment omniprésent de la perte, autant de formes différentes que revêt une angoisse dont les manifestations viennent se lover dans les moindres détails de la vie quotidienne. Tout est difficile pour l'exilée en quête de repères : le choix d'un vêtement, les habitudes culinaires, les pièges d'une langue qui se dérobe, le déroulement des saisons. Parce que l'auteur parvient, non sans humour, à lier son destin dans ce qu'il a de plus intime à la fatalité collective qui emporte ses semblables, son livre se lit comme une radiographie de tous les exils.

Par Tununa Mercado
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature étrangère

LA MALADIE

Le nom de Cindal, dont j’ignore toujours l’orthographe, me revient encore et encore, associé à un homme et aux mots que cet homme ne cessait de répéter dans la salle d’attente d’une clinique psychiatrique. «Dites-lui de faire quelque chose pour moi, qu’il fasse quelque chose pour moi ! J’ai un ulcère, j’ai un ulcère ! », clamait-il d’un ton lancinant. Pendant qu’il poussait sa plainte, j’imaginais que dans une espèce de fabri- que située je ne sais où dans son corps, au creux de l’estomac à sa façon de se plier et de se serrer la taille, enfouis quelque part par là, des ulcères fleurissaient sans rémission et sans pitié. Le hurlement avait paralysé les gens dans la salle d’attente, où nous étions venus pour des problèmes mineurs, comparés au stade terminal de Cindal. La secrétaire, à qui Cindal avait réclamé d’urgence de voir le médecin, ne savait comment réagir devant ce cas inhabituel, qui surgissait là sans rendez-vous préalable et sans être jamais venu aupara- vant, sans même les avoir avertis par téléphone, et qui n’avait pourtant pas l’air d’un homme violent. Elle avait disparu à l’intérieur de la clinique, et reparut pour dire que le docteur ne pouvait pas le recevoir, qu’il était en séance et qu’aussitôt après il devrait s’occuper du groupe de la salle d’attente. Alors, la voix déjà hachée par la souffrance, l’homme vint vers nous et nous pria de bien vouloir lui accorder quelques minutes de notre heure. Mais cette heure était intouchable, et même si nous étions prêts à lui céder le terrain de notre folie pour qu’il puisse se décharger de la sienne, le psychiatre fut formel : il ne le recevrait pas. 

On se sent tellement dépourvu entre les mains des psy- chiatres qu’on ne peut même pas mettre en question ce qu’ils nous imposent. Par cette soumission prétendument transfé- rentielle, on se dit que le médecin peut très bien avoir choisi une technique thérapeutique efficace quand il décide de redresser ainsi un désespéré sans rendez-vous fixe. C’est ce qu’il a fait avec Cindal, il a voulu le redresser, lui faire com- prendre que lui ne pouvait manipuler comme bon lui sem- blait sa folie et le temps imparti aux autres. Finalement, Cindal est parti, non sans avoir imploré le maximum, son internement : « Je vous en prie, internez-moi ! » Pendant la consultation, le psychiatre, optant pour le silence, n’a répondu à aucune de nos questions ; j’ai cru comprendre qu’avec le temps, ce silence analytique a été perfectionné jusqu’à devenir un silence d’outre-tombe pour ceux qui demandent une réponse immédiate à leur désespoir. Cindal s’est pendu la nuit même. 

Je n’arrête pas de penser à Cindal, à qui l’aura pleuré, à qui le pleure encore. Qui, à part moi, se souvient de lui, plié en deux, gémissant, faisant son ulcère comme on fait son devoir, comme on accomplit une tâche scolaire, dans l’anti- chambre de la mort, et traçant des lettres rouges et fulgu- rantes avec les blessures de son ulcère, saignant par torrents à l’intérieur, pour finir par partir, au bout du rouleau, glissant vers l’autre monde, noyé dans son propre sang. Lui, j’ima- gine, se levait souvent la nuit ou au petit matin, ou encore dans le courant de la journée après une courte sieste où il avait peut-être réussi à maîtriser sa douleur; alors, il se réveillait et se retrouvait tout bonnement avec un ulcère, non pas avec un ulcère isolé, mais bien avec un ulcère en com- munication permanente avec son esprit, comme si l’ulcère faisait corps avec la terreur qu’il déclenchait ou qui le déclen- chait. Pour Cindal, ulcère et terreur survenaient simultané- ment lors de chaque réveil, à n’importe quel moment du jour. Plié en deux, il hurlait en appelant à l’aide.

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trad. Nicolas Goyer
04/03/2004 228 pages 21,30 €
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