#Roman francophone

Les parents ne meurent jamais

Jan Krauze

Ils ont trente ans à peine. Elle est angevine, lui officier polonais. Il a rejoint la France après la défaite de son pays afin de poursuivre le combat. Ils se rencontrent en 1942 au sein d'un réseau de résistance. Plusieurs fois ils échappent à l'arrestation, par miracle. Ce sont deux héros anonymes, comme seuls les guerres et les drames en fabriquent. Jan Krauze est leur fils. Soixante ans après, il retourne sur les lieux, convoque les souvenirs, s'autorise les questions, sans jamais combler les blancs ni réinventer le passé.

Par Jan Krauze
Chez L' Iconoclaste

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

Prologue 

 

 

Le vieux cerisier a été coupé. Le jardin lui-même a été divisé, laidement, pour laisser la place à une autre maison, à côté de la leur, qui a été ravalée. Ils sont là, à moins d’un kilomètre, enterrés l’un au-dessus de l’autre, sous une dalle d’ardoise, dans le cimetière moderne de ce qui fut le village de mon enfance. 

 

Mes parents. Leur vie fut longue, agitée. J’en connais les grandes lignes, et quelques détails. Peu, et beaucoup. Mais qui, aujourd’hui, en sait plus sur eux ? Tous leurs contemporains ou presque sont morts. Fils unique, je me sens désormais le seul dépositaire d’un passé qui fut le leur. Tronqué, déformé sans doute, il reste là, palpitant, dans mon souvenir. 

Et aussi un peu, bien sûr, dans celui de mes enfants. Ceux qui les ont connus gardent, chacun à leur manière, une image, lumineuse mais forcément un peu floue, de ces grands-parents attentionnés qui se confondent avec les émotions de leurs premières années. 

 

Pour eux et pour quelques autres, pour moi aussi, est-il utile de consigner sur le papier des bribes de ce qui fut, autant que je le sache, leur existence ? Est-ce un moyen de la préserver, ou au contraire, de la défigurer ? De lui laisser un souffle de vie, ou de la momifier ? 

 

Il y a ce dont je me souviens, ce qu’ils m’ont raconté, pas toujours très précisément, comme on peut le faire à un enfant, même quand il est adulte depuis longtemps. Faut-il aller au-delà, chercher à en savoir un peu plus, explorer ce qu’a pu être leur jeunesse ? Deviner, imaginer leur existence, avec la certitude de se tromper au moins un peu ? Ne jamais être tout à fait sûr de ce qu’on découvre, errer dans un passé forcément un peu recomposé. 

 

C’est un risque, assumé. Au moins aurai-je l’impression, l’illusion, que rien n’est définitivement connu, figé, mort. Qu’ils garderont toujours, en dépit de mes efforts, leur part d’inconnu, d’aléatoire, de possible. De vivant. 

 

Peut-être aussi ai-je envie de retrouver une autre image de mon père. La vraie, pas celle de ses sinistres derniers mois, où, diminué, perdu, il était presque devenu, sauf en de rares instants, le contraire de lui-même. Mon père « d’avant », et même d’avant la France, d’avant la guerre, d’avant que j’aie pu le connaître. 

 

Et puis tenter aussi de mieux comprendre ce que j’avais si souvent cru percevoir au fond du regard de ma mère – restée elle étonnamment lucide jusqu’au bout – à chaque fois qu’après lui avoir rendu visite, je la voyais m’observer depuis sa véranda, tandis que je m’éloignais vers la voiture. Cette étincelle où se mêlaient, je crois, un soupçon d’ironie, d’indulgence plutôt, et la profonde angoisse qu’elle essayait de dissimuler. Comme si elle redoutait déjà ce à quoi elle serait à nouveau confrontée. La solitude. Celle de la vieillesse, bien sûr. Mais tout autant, peut-être, de sa lointaine, et toujours douloureuse, petite enfance.

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24/09/2014 195 pages 17,00 €
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