Editeur
Genre
Littérature française
Jamaïque Août 2001
- Il n’y a jamais eu de chambres à gaz à Mauthausen, affirme posément Florian.
Les traits blêmes de ses trente ans séchés par la tabagie se dessi- nent sur le golfe d’Oracabessa qui scintille sous la lune caraïbe.
Je lui tape une cigarette. Je l’allume, énervé.
- Comment tu peux dire ça ? Mon grand-père y a été déporté. Il a vu les cadavres qu’on en sortait pour les enfourner dans les crématoires. Ça marque un homme...
À son tour Florian saisit une blonde.
- Il a été abusé par sa mémoire. Toutes les victimes sont atteintes du même syndrome. Elles réinterprètent ce qu’elles ont vécu. Il ne faut jamais se fier aux témoins de première main. Ils mentent et ils se mentent.
Je garde le silence. Venir de si loin pour entendre ça ? Ce propos délirant est-il la conséquence du décalage horaire ? Ou l’effet de la cocaïne pour l’achat de laquelle je lui ai prêté cinquante dollars ?
- Mais... mais... il suffit d’aller voir... ces fausses douches sinis- tres. Je sais ce que je dis, je les ai visitées... si on peut en parler comme ça. Vu de mes yeux vu !
- Peut-être, mais c’est du toc. Tu sais, on a pas mal revu et corrigé l’holocauste après la guerre. On a construit de faux témoi- gnages, et pas qu’en paroles, les bâtiments aussi... Les historiens les mieux autorisés déclarent qu’il n’y a jamais eu de chambres à gaz à Mauthausen.
- Quels historiens ? Et autorisés par qui ? Faurisson ? Goll- nisch et les révisionnistes de Lyon ? Et puis c’est quoi un historien face à un témoin ?
- Un mec en lequel j’ai plus confiance qu’en un survivant...
- Choumoff ou Heim ont écrit sur les assassinats par gaz à Mauthausen. Ils y étaient. Ils sont à la fois témoins et historiens. Tu en dis quoi ?
- Que je ne leur fais pas confiance. Abusés eux aussi.
Soudain je n’ai plus aucune sympathie pour Florian, le « jeune qui monte à la télé ». Je ne vois qu’un snob blasé, un fort en gueule, un apôtre du n’importe quoi tant que ça fait parler de soi...
Michel Ferlié compte les points. Lequel des deux branchés qu’il a invités avec lui en Jamaïque aura le dernier mot ? Narquois, le millionnaire de la presse underground observe le combat des jeunes coqs. Qui gagnera cette joute aura sa place à ses côtés pour la rentrée prochaine. Je discerne cependant de la gêne dans son regard allumé par le rhum.
- Mon grand-père a écrit ce qu’il a vécu quelques mois seule- ment après son retour des camps. On peut difficilement mettre la mémoire en doute quand elle est aussi fraîche. Ça ne compte donc pas ?
- Je m’en fous. Historiquement, ça ne vaut rien. C’est même suspect. Ton papy a simplement fabulé ! Je préfère un histo- rien d’aujourd’hui, distancié, à un témoin d’époque. Même pas besoin d’aller sur place pour connaître la vérité.
Michel le reprend :
- Et si je te cite le nom du S.S. Kaltenbrunner qui a déposé à Nuremberg sur le sujet, tu me réponds quoi ?
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