#Roman francophone

Sa seigneurie

Jaume Cabré

1799, novembre et décembre. Il n'arrête pas de pleuvoir sur Barcelone, la ville en semble paralysée. Mais la vie superficielle de l'aristocratie bourbonienne poursuit son cours. Son unique souci : fêter le changement de siècle sur le plan religieux et sur le plan civil. Te Deum à la cathédrale, réceptions dans les salons luxueux... L'assassinat d'une cantatrice française émeut le bon peuple et la bonne société. On arrête un suspect, on en fait le coupable. D'autant plus coupable qu'on trouve en sa possession un document qui peut entraîner la chute de " Sa Seigneurie ", la plus haute autorité judiciaire de la Catalogne: don Rafel Masso, régent de l'Audience Royale. Au " je ne l'ai pas tuée " d'un accusé auquel on ne donne pas les moyens de se défendre fait écho le " je ne voulais pas le faire " du régent qui, lui, a bel et bien étranglé sa maîtresse et couvert d'or son jardinier pour qu'il cache le cadavre. Peu de temps s'écoule entre la confession du jardinier et celle du régent, c'est-à-dire de la vengeance de l'humble à la déroute du puissant. Assez de temps cependant pour que nous devienne familière une ville qui se reconstitue une santé en dépit et aux dépens d'une aristocratie aussi veule qu'abjecte.

Par Jaume Cabré
Chez Christian Bourgois Editeur

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Genre

Romans historiques

 

 

 

 

 

 

 

Livre premier

 

Sous le signe d’Orion

 

 

« La constellation d’Orion a le privilège d’être considérée comme la plus belle du firmament. Formée par un immense quadrilatère large du nord au sud et plus étroit du levant au couchant, six grandes étoiles s’y détachent parmi lesquelles Alpha Orionis ou Bételgeuse, qui reçoit son nom de l’arabe Ibt-al-Jauzà ou épaule du géant. C’est une étoile rougeâtre et très brillante. Béta Orionis, baptisée Rigel, est d’un blanc bleuté comme Gamma Orionis, dite aussi Bellatrix ou la guerrière. Mais les joyaux de cette cathédrale du firmament sont gardés au ceinturon du géant, étoiles doubles, et à l’épée où la mystérieuse galaxie ou nébuleuse découverte par Huygens n’arrive jamais à lasser le regard. Les Anciens, avec leur imagination proverbiale, ont vu dans l’astérisme de cette constellation la figure mythologique du légendaire chasseur qui poursuit les Pléiades. Si nous regardons l’ensemble céleste qui, les nuits d’automne, remplit le ciel de Barcelone, nous pourrons rêver en nous imaginant qu’Orion, qui fuit le Scorpion, talonne les Pléiades mais est attaqué par le Taureau. Voulez-vous une histoire plus envoûtante ? En fait, ce ne sont qu’imaginations de poète : l’ensemble de la constellation, ce sont des étoiles certainement gigantesques qui peuvent même n’avoir aucune relation entre elles. Par conséquent il se peut qu’une histoire aussi jolie ne soit qu’un simple mirage de perspective. Mais il arrive que l’imagination aide à rendre la réalité plus supportable. »

Traité de base d’auscultation céleste

de Jacint Dalmases, Barcelone, 1778

 

 

 

 

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Il sourit. Cela faisait bien deux ans qu’il ne souriait plus. Sa Seigneurie sourit, l’œil gauche caché avec la main, l’œil droit collé au télescope. C’était comme s’il retrouvait un vieil ami parce qu’il s’agissait de la première séance nocturne qu’en cet automne pluvieux il consacrait à scruter le ciel qui, ce soir-là, était miraculeusement sans nuages. Voilà un an qu’il n’observait plus la nébuleuse d’Orion et il éprouvait la nostalgie de ce noyau magique formé par quatre étoiles qui, à en croire monsieur Halley, s’éloignaient vertigineusement les unes des autres, comme si elles se haïssaient. Comme si, au firmament, la haine existait. Don Rafel Massó i Pujades, régent civil de l’Audience Royale de Barcelone, éprouvait, comme chaque fois qu’il explorait le ciel, un sentiment d’impuissance, de petitesse, de peur devant l’inconnu, car ces étoiles, ces nuages ténus qui à travers la lunette paraissaient si proches, étaient absurdement lointains, solitaires, silencieux, inaccessibles et ignorés. Inopinément lui revint le souvenir d’Elvira, la pauvrette, et don Rafel perdit le sourire. Il secoua la tête pour chasser ce souvenir et il adressa un soupir à l’obscurité du jardin. Il se redressa et chercha dans sa manche un petit mouchoir de dentelle. Il se moucha avec délicatesse. Chaque fois qu’il allait dans le jardin contempler le ciel, cela se terminait par un rhume. Pourtant, il portait perruque, tricorne et cape. À l’œil nu il observa la constellation d’Orion et il la trouva plus familière que jamais. Il rangea le mouchoir dans sa manche et dès qu’il se baissa pour regarder une nouvelle fois la nébuleuse aimée, il étouffa un juron parce que l’image était déjà sortie du champ du télescope. Tirant la langue, il lui fallut une bonne minute pour récupérer la nébuleuse fugitive. Donya Marianna lui avait dit qu’il prendrait froid et, comme toujours, elle avait raison. Pourtant, il n’avait pas voulu manquer l’occasion que, cette nuit, le ciel de Barcelone lui offrait : dégagé, brillant, il étalait impudiquement les étoiles sur son présentoir d’automne après toute une suite de jours au ciel couvert, l’ennemi déclaré des astronomes. À vrai dire, don Rafel n’était pas un astronome. Jeune homme, lorsqu’il commençait à se remplir le crâne du monde retors, étrange et mystérieux des lois, il avait su regarder autour de lui avec curiosité et il était entré en contact avec des physiciens renommés, comme don Jacint Dalmases, qui l’introduisirent dans le monde de l’astronomie. Il passa beaucoup de nuits blanches à rechercher vainement ce fameux double système de la constellation de la Lyre – ô combien malcommode à observer la Lyre, presque toujours au zénith ! –, ou les poursuites folâtres et changeantes de Ganymède, Io, Europe et Callisto – elles semblent s’amuser à prendre la place l’une de l’autre – tout autour de cet énorme flemmard de Jupiter, leur éternelle gouvernante, qui avait sur le ventre un œil brillant et mystérieux, tel un Polyphème de l’espace. Toujours dans sa jeunesse, don Rafel avait suivi avec intérêt les publications de monsieur Halley et pendant quelque temps il avait dit à ses amis qu’il voulait être astronome. Mais la réalité finit par s’imposer : il était presque avocat et il n’était pas question de balancer allègrement tant d’années consacrées aux codes, aux canons, aux lois et aux sentences. Don Rafel obtint le titre d’avocat, se maria et perdit l’habitude de passer ses nuits derrière le silence et le mystère des étoiles. De temps en temps il faisait porter la lunette au jardin et il rêvait : il était insatisfait de nature. Il enviait la position et la richesse des autres, la beauté des femmes des autres, la sagesse de quelques personnes, la prudence de rares individus et le bonheur de presque personne. Aussi sa vie était-elle faite d’aspirations constantes et des soucis d’une insatisfaction totale, ce qui le menait à rêver sans être poète, à tomber amoureux sans être un don Juan, à s’arranger pour passer toujours au-dessus des autres, en laissant entendre que c’était là la félicité. Comme il était intelligent, il savait s’assurer les positions conquises, fût-ce au prix de la haine et de l’envie d’autrui. Finalement, il ne s’agissait que de tâtonnements et de gestes désespérés pour se concilier le bonheur. Malheureusement, il n’y parvenait pas. Quand il prenait le temps de réfléchir sérieusement, il reconnaissait qu’il se trouvait toujours à mi-chemin de tout. Comme Jupiter. Don Rafel était comme Jupiter : trop grand, trop ambitieux, trop volumineux pour être une planète solide ; trop petit, trop faible pour devenir une étoile avec un feu, une énergie et une lumière qui lui fussent propres. Cependant, comme Jupiter, il avait des satellites.

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trad. Bernard Lesfargues
02/04/2004 438 pages 27,00 €
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