« – J’essaie de me souvenir
Mais je n’en ai ni la puissance ni peut-être le désir. »
Robert Desnos, L’Homme qui a perdu son ombre.
Ce texte n’est pas une autobiographie, plutôt le « montage » de quelques souvenirs. J’aurais pu choisir d’autres souvenirs – ou un autre montage.
L’idée me traverse parfois, depuis quelque temps, qu’il n’y a peut-être pas plus grand bonheur que de s’asseoir en fin de journée dans un cinéma du quartier Latin pour y revoir un vieux film américain.
En longeant le lycée Fénelon, j’ai pressé le pas, de peur que la file d’attente ne fût déjà en formation devant l’Action Christine. Elle n’est jamais très longue, mais je tiens à ma place au dernier rang. La caissière, à laquelle j’aime penser que me lie une tacite complicité, m’adresse en général un sourire de bienvenue quand je me plante devant le guichet, et l’ouvreuse, lorsque je lui glisse une pièce de monnaie dans la main, me gratifie d’un « merci » qui, prononcé sur le ton de la confidence, exprime plus que de la familiarité, une sorte d’intimité immémoriale. À vrai dire, il me semble l’avoir toujours connue, bien qu’elle soit jeune encore, la quarantaine à peine. Les ouvreuses des cinémas de la rue des Écoles participent de la même éternité. Surtout celle du Champo, qui fait aussi office de caissière et sort parfois de sa cage vitrée pour venir bavarder avec les vieux clients du temps qu’il fait ou du temps qui passe.
« Ouvreuses » : les fées bienveillantes qui portent ce nom m’ont ouvert, dès l’enfance, les portes d’une évasion qui continue d’exercer sur moi une irrésistible attraction même quand j’ai le sentiment, les jours de morosité, de m’évader surtout vers le passé.
Quand j’étais enfant, mes parents, qui aimaient le cinéma, m’emmenaient avec eux au Danton parce qu’ils n’allaient quand même pas me laisser seul à la maison un samedi après-midi. J’ai fréquenté le Danton à huit ou neuf ans. Je voyais des films qui n’étaient pas de mon âge. Mes parents échangeaient un mot poli avec l’une ou l’autre des ouvreuses. Elles ouvraient vraiment la porte d’entrée en ce temps-là, à double battant, quand une nouvelle séance commençait, et elles vous plaçaient. Quelquefois nous étions en retard, le documentaire avait commencé, et elles éclairaient des rangées de genoux serrés d’un coup de torche électrique pour dénicher trois places côte à côte. Pardon, excusez-moi. On se faufilait en craignant de déclencher des murmures réprobateurs. Je m’installais tant bien que mal sur le haut du siège que je ne rabattais pas, pour mieux voir l’écran. On attendait le documentaire et parfois même une attraction, un chanteur ou un illusionniste qui m’inspiraient toujours une sorte de compassion car je me rendais bien compte que passer sur la scène du Danton entre les Actualités et le grand film ne devait pas être le signe d’une remarquable réussite professionnelle.
Extraits
Commenter ce livre