#Roman francophone

Un truc sauvage

Julien Decoin

Six adolescents trompent l'ennui de leur petite ville de province avec ce qu'ils peuvent : bières, filles et, depuis peu, groupe de rock. Ils font les quatre cents coups, bien décidés à aller au bout, le grand final, avec impatience. Tout s'accélère lorsque l'un d'eux assure son bonheur auprès de Lapar, agence de réussite. Le contrat est efficace : les concerts, les groupies et les diplômes sont garantis. A quel prix? Peu importe, ils verront plus tard... Mais la vie n'attend pas et se paie sur la bête : elle ampute la belle main à six doigts qu'ils formaient. Lapar n'y peut rien. Les cinq restants non plus. Le bonheur est-il encore possible ?

Par Julien Decoin
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature française

 

 

 

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Je me promets de ne plus jamais boire d’alcool. J’ai la tête au-dessus d’un lavabo parce que toutes les toilettes sont déjà occupées. Il y en a pourtant trois dans la maison. De six, moins moi et les trois autres à genoux, reste deux. Deux à être encore debout, à veiller sur nous. J’espère.

On est six ce soir, comme les autres jours. Mes parents sont partis, m’ont laissé la maison et l’occasion de profiter de ma vie. En pensant à notre première cuite, c’est de ce soir qu’on se souviendra. Notre premier coup.

Ça me vient entre deux grandes promesses que je ne tiendrai jamais, celle de ne plus boire et celle de ne plus vomir dans un lavabo. Le voilà, le premier de nos quatre cents coups. Il résonne moins bien dans une vasque que dans une cuvette, et j’ai beau déclarer ouverte ce qui va être la plus passionnante partie de notre vie, seul l’écho de quelques râles gutturaux me répond. Mes potes sont en train de vomir leur bière et je ne trouve pas mieux que de me renverser sur le carrelage froid de la salle de bains. Allongé, je me retiens de fermer les yeux. C’est encore en fixant le plafond que ça tourne le moins.

C’est calme. La maison végète tranquillement dans notre coma éthylique. Je ne dois surtout pas me concentrer sur ce silence. J’ai l’impression d’être au bord d’une falaise et de regarder en bas. Je fais diversion et compte les poutres alignées au-dessus de moi. Regarder les grandes bandes marron, parallèles, me fait oublier que la Terre tourne, et moi aussi. Cette vieille architecture de maison normande me rassure. Tout va presque bien donc, jusqu’à ce qu’une sonnerie retentisse. Je ne cède pas à la panique. Je sais ce que c’est. C’est la sonnette de la porte d’entrée. Je sais qui c’est. C’est un père qui vient prendre l’un de nous. Je le sais puisque c’était prévu. Ce qui n’était pas prévu, c’est qu’on soit dans cet état. Il faut dire qu’à 14 ans on ne prévoit pas ce genre de chose. Je me lève et retombe aussitôt. Heureusement, au ralenti, le choc ne me fait rien. D’après le rythme des sonneries, le père s’énerve et attend que la porte s’ouvre. C’est peine perdue.

Je refais le point dans ma tête. Ça tombe juste et bien. Les deux à être encore debout sont celui qu’on vient chercher et celui à qui j’ai confié la maison dans un dernier sursaut de lucidité, ou par défaut – c’est un peu flou. Il tient mieux l’alcool que nous, et c’est tant mieux. On se complète. Pas tous égaux, il s’agit surtout de se constituer un ensemble parfait. Mais la perfection, ce n’est pas encore ça, et si je l’ai chargé de veiller sur nous, j’ai dû oublier de lui donner les clés. Sinon, on n’en serait pas là et la sonnette se serait tue. Paul est malin, il a la faculté d’arrondir les angles, mais pas d’ouvrir les portes sans clés. Surtout lorsqu’elles sont en train de rentrer dans ma fesse gauche – il faut que j’arrête d’utiliser mes poches arrière. Au pied du lavabo, je compte sur mon corps pour trouver une solution et me sortir de là, au moins d’ici quelques heures. Pour le moment, je fais confiance à Paul et m’en remets à lui pour les problèmes matériels : ouverture de porte, évacuation des comateux, prévention de tout incendie accidentel, inondation imprévue, taches de vomi sur le canapé, etc. J’en passe et des meilleurs, que je ne connais pas encore. C’est notre première cuite. Les poutres, de moins en moins droites, me donnent la nausée. Il n’y a plus qu’une solution, pour ce reste auquel Paul ne peut rien : Elle. C’est la diversion idéale. Je répète son nom pour m’échapper, me sauver de l’ennui, de l’angoisse, de la panique. Émilie, Émilie, Émilie. Je te parle et profite que tu n’es pas là pour tout te dire. C’est le moment de faire allusion au baiser de la semaine dernière. Pas de nouvelles depuis, pas un mot, pas un regard. À part peut-être un, l’autre jour, en coin. Je n’en mettrais pas ma main à couper, et de là à savoir ce que veut dire un coup d’œil… Je suis coincé dans le corps d’un ado bourré, mais ça fonctionne. Grâce à Elle, ça tourne moins.

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09/01/2014 255 pages 18,00 €
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