#Roman étranger

Verités non dites

Angelica Garnett

De prime abord, il semble que la peintre et écrivain Angelica Garnett, fille de Vanessa Bell (la soeur de Virginia Woolf), ait eu une enfance enchanteresse. Elle a grandi dans le Sussex avec sa mère, ses frères Julian et Quentin, et leur père, Clive Bell. Elle était la petite dernière d'une famille reconnue dans le milieu intellectuel d'alors, qui s'est trouvée au cœur des cercles d'artistes, des écrivains et des intellectuels les plus influents du XXe siècle, ceux que l'on a appelés le groupe de Bloomsburry. Lorsqu'elle a eu 17 ans néanmoins, la vie d'Angelica a basculé : sa mère lui a révélé que son père n'était pas Clive Bell mais le peintre Duncan Grant, avec qui elle avait eu une liaison. Révélation dont elle a fait état dans son ouvrage Trompeuse gentillesse. L'effet fut dévastateur. Et bien qu'elle ait aujourd'hui 91 ans, Garnett se débat toujours, dans une certaine mesure, avec cette révélation et la déception, la rupture qu'elle a engendrée dans sa relation envers sa mère. Ceci sans oublier qu'elle aura un autre choc quelques années plus tard lorsqu'elle découvrira que l'homme qu'elle a épousé, David Garnett, fut un temps l'amant de son père... Vérités non dites est le premier volume de fiction d'Angelica Garnett. Il s'apparente néanmoins dans une large mesure à une autobiographie. Regroupant quatre récits, ce recueil présente divers souvenirs sous forme de fiction. Elle se livre ainsi à une analyse psychologique plus profonde encore de soi-même et des personnages qui ont marqué son existence. De Londres à Paris, en passant par la Provence, l'atmosphère de ces récits est empreinte de fraîcheur autant que de cruauté : les mots signifient toujours au moins deux choses, l'enfance choyée peut s'avérer une prison et une volonté de domination sous-tend les relations humaines. Si jalousie et manipulation ont des conséquences fatales, les personnages ne sont pas toujours conscients de s'y livrer. La vision rétrospective permet alors de mieux comprendre les décalages entre apparences, sentiments et réalité. Quant à l'art, omniprésent, il demeure à jamais l'unique raison de vivre.

Par Angelica Garnett
Chez Christian Bourgois Editeur

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Genre

Littérature étrangère

Quand toutes les feuilles étaient vertes mon amour

 

D’un côté, il y avait Maman ; de l’autre, Nan. Comme le soleil et la lune, et elle, elle était tiraillée entre les deux. Elle sentait en Maman la force de la marée, irrésistible, le moelleux refuge de ses bras, la douceur de son sourire – mais il y avait en Nan autre chose, de moins profond et de plus rassurant.

Être avec Nan, c’était comme manger du pain bis couvert d’une lichette de beurre, bon pour la santé, un peu aigre – et sans enthousiasme. Ensemble, elles avaient leurs propres rituels, innocents et bien définis, tels que marcher jusqu’à la grand-route et compter les voitures, cueillir les noix de galle et ces touffes de fils rosâtres appelées pelotes d’épingles, fabriquer des poupées avec des coquelicots et chanter John Brown’s Body en prenant le chemin du retour ; sans compter les cent et un actes de se brosser les cheveux, se laver le cou, les choses à faire ou à ne pas faire qui comblaient les interstices. Mais lorsque la porte s’ouvrait et que Maman entrait, dans une bouffée d’air tiède, Bettina courait dissimuler son visage dans sa jupe, puis sentait ses longs doigts lui caresser le sommet du crâne pendant que Maman disait quelques mots à Nan. Le plaisir était soudain devenu aigu ; les choix, trop nombreux. Une autre vie l’attendait au rez-de-chaussée, une vie paraissant dépendre de voix suaves et joyeuses qui la portaient vers le haut, comme un papillon sur la brise. Bettina percevait en elles une aisance, une maîtrise, un rire naissant qu’elle ne percevait jamais dans la voix de Nan ; et quand ces voix descendaient à son niveau pour l’inclure dans le jeu terriblement attrayant auquel elles semblaient se livrer, elle frétillait d’un mélange de plaisir et d’embarras. Contrairement à Nan, les gens du salon ne la considéraient pas comme un simple élément du décor : elle était un être privilégié.

Mais quand elle y songeait, ce n’étaient pas les meilleurs moments. Ils étaient trop excitants et la mettaient sens dessus dessous, promettant satisfaction sans jamais l’accorder. Elle se serait crue dans une galerie des glaces où elle n’aurait vu que des reflets d’elle-même. Sur chaque visage, dans chaque voix, il y avait un sourire d’une signification particulière, qui, braqué sur elle, créait un obstacle. Nul ne l’admettait ni ne semblait remarquer la façon dont il s’emparait de Bettina et dissipait sa fierté, comme si la moelle de ses os n’avait été qu’un fluide. Si, en essayant de reconquérir sa dignité, elle se mettait à bouder et, penchée contre le genou de Maman, se faisait aussi courroucée qu’elle en était capable, les voix trahissaient de l’inquiétude et rivalisaient entre elles dans leur désir de l’empêcher – de quoi ? De faire une scène ? Quelle scène pouvait-elle bien faire étant donné que tout cela demeurait un mystère entier, y compris pour elle ?

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Au fond d’elle-même croissait le germe du défaitisme, graine plantée par personne en particulier et, pour autant qu’on la remarquât, niée de tous. Maman entreprenait de consoler Bettina comme si elle lui faisait respirer des bouffées d’éther, dans un effort visant à apaiser ses plaintes, ainsi que ses propres doutes, peut-être. Bettina savait d’avance que si elle hurlait en tapant du talon par terre, elle n’obtiendrait en retour que sourires et promesses, et ce n’était pas cela qu’elle voulait, mais – comme elle s’en apercevait maintenant – tout simplement de la compréhension. C’était Maman dont elle la réclamait le plus et qui semblait le moins à même de l’offrir.

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trad. Christine Laferrière
12/04/2012 290 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782267023237
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