#Roman francophone

Le point de suspension

Jean Anglade

"Autour de lui, ça pétait de plus en plus fort, pour sûr, qu'il se dit, j'atteindrai pas le sol intact, ces cons de Charlies finiront par mettre dans le mille, alors, fini le voyage, j'aurais dû rester à Costelloe, prendront pas la peine de rapatrier ma dépouille, la poste fonctionne très mal entre eux et le Connemara, voilà où m'a conduit l'ambition, l'ambition de réaliser le rêve paternel, et aussi cette histoire de femme, une femme de pasteur anglican, le fruit deux fois défendu, j'avais vraiment le goût de la complication, plus que quelques minutes, quelques secondes à respirer, peut-être, avant de recevoir le pruneau décisif, alors, une foule d'images se précipitaient vers son esprit, ce qu'il avait été, ce qu'il avait fait, son père Paddy qui se saoulait et jouait du violon, sa mère, et Costelloe, et Cork, et elle, surtout, elle, Thyrza, qui était la cause de tout."

Par Jean Anglade
Chez Presses de la Cité

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Genre

Littérature française

Cré bon Dieu, fallait-il, mais fallait-il vraiment que ces choses-là arrivent, et qu’elles arrivent à lui. Un pissenlit, une fleur de pissenlit, une graine échappée à une fleur de pissenlit, vous soufflez dessus et ça s’envole, c’est fait exprès, c’est calculé pour, Dieu l’a voulu ainsi, d’après le nombre des graines qui restent, tu peux savoir combien tu auras d’enfants, ha, ha, ha. La graine envolée est suspendue à un joli parachute, elle descend vers la terre, et là naîtra un pissenlit nouveau, s’il plaît au damné Dieu, et si les oiseaux ne l’ont pas bouffée d’abord, ou les rats, ou les bousiers, ou les petits cochons, et voilà exactement ce qu’il était, une graine suspendue entre ciel et terre, chaque seconde le rapprochait de la terre et l’éloignait du ciel.

Oh les sacrés silences qu’il avait connus à Laurelwood, c’est-à-dire à Bois-de-Lauriers, Floride, lorsqu’il descendait ainsi, mais c’était autre chose, y avait d’abord l’adieu de sergent Sang-de-Vache, son coup de botte au train, impossible de lui en refuser le plaisir, ce moment-là où, à la moindre hésitation, il propulsait son 44-fillette, c’était sa joie de la journée, à cet homme, sa minute de paradis, et en même temps sa B.A. comme il disait, boyscout jusqu’au bout des ongles. Ensuite, la trappe béante qui t’avalait comme une pilule, le ciel avait soudain changé de couleur, il était vert et non plus bleu, et il te ronflait aux oreilles malgré les brides du casque, une locomotive, sous les lunettes, certaines fois, les yeux t’inondaient les sourcils, curieuse façon de pleurer, tu te demandais si ça allait durer longtemps comme ça et sous quelle présentation tu atteindrais le terminus, beefsteak tartare ou quoi. Du coup tu en avais oublié de compter jusqu’à dix comme voulait le règlement, il te semblait que tu chutais depuis un an et onze mois, et tu tirais précipitamment sur la commande à main, et ça ne s’ouvrait pas encore, bon Dieu de parachute, saloperie de parapluie qui ne voulait fonctionner ni d’une façon ni de l’autre, ils s’en foutent bien, au Pentagone, d’une peau d’Irlandais, autant d’estime que pour une peau de banane, parachutiste d’occasion, parce que ça faisait partie de l’entraînement, si c’était à refaire tu choisirais la marine, on n’a pas idée de pelleter les gens comme des betteraves, vououf, dans le trou, saint Patrick montrez-leur à ces salauds ce que vous êtes capable de faire, enfin ça s’ouvrait, une secousse dans les épaules et le ventre, et tu retrouvais la chère, la merveilleuse verticale qui a été faite et créée tout spécialement pour l’homme, excepté le samedi soir où il préfère plutôt l’oblique. Ça s’ouvrait, ô bénédiction, merci saint Patrick, je savais bien que vous ne me laisseriez pas tomber, et tu ne tombais plus en effet, tu descendais doucement comme un pétale de rose, comme une graine de pissenlit, dans le velours du ciel, plus doux, plus moelleux, plus confortable que le ventre de ta mère, mais c’est le silence surtout, le fabuleux silence qui te portait, te nourrissait, tu t’en sentais comblé tête et estomac, d’en bas rien ne montait, d’en haut descendait à peine le bourdonnement du Skyraider pas plus bruyant qu’un chat heureux sur une paire de genoux, du gros engin d’aluminium qui avait gardé Sang-de-Vache et sa botte invincible, tu entendais craqueter les sangles et les suspentes, imagine un peu, c’était comme entendre une souris couiner au milieu de l’océan, il faut que le vent et toutes les vagues se taisent pour permettre ça, un silence pareil tu ne l’avais jamais connu avant et jamais plus tu ne le connaîtrais, c’était si beau qu’il te venait envie, je ne sais pas, de chanter quelque chose, une hymne, Seigneur notre souverain maître, que la gloire de votre nom est admirable dans toute la terre, ou un truc comme ça, ou de pleurer, mais tu ne le faisais pas, de peur de rien déranger. Tu avais le temps de te croire seul survivant dans un monde sans les damnés hommes, sans les damnés sergents, sans les damnées femmes et leur damné machin et tous les péchés qu’elles nous font commettre en pensées, en paroles et en actions, toi-même tu te sentais purifié et tu avais l’impression de descendre vierge vers un sol vierge qu’habitaient les plantes seulement, car dès qu’on y trouve des animaux il faut que les forts attaquent les faibles et que les gros mangent les petits, à la rigueur tu aurais admis les moules et les huîtres. Voilà à peu près les idées qui te trottaient par la tête à Bois-de-Lauriers, au bout de ton parapluie, aussitôt que tu avais cessé de te tracasser pour ton architecture, et ce jusqu’au moment où tu percevais les premiers bruits de la terre, c’était généralement les acclamations des copains demeurés sur le gazon, et tu te conditionnais le postérieur pour faire un joli roulé-boulé.

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22/08/2013 248 pages 20,00 €
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