C’est par cette lettre qu’Alberto Savinio m’a demandée en mariage :
« Non seulement tu es tout pour moi, mais tu es un tout si beau, si élevé, si inespéré, que je n’aurais jamais imaginé rencontrer cela au cours de ma vie. Or ce tout il m’est impossible d’y penser, impossible de le penser comme quelque chose de momentané, de fugitif, de transitoire. Il ne doit pas, et ne peut pas, en être ainsi. C’est pour cela Maria - écoute-moi bien - , c’est pour cela que j’en suis arrivé à la ferme et inébranlable conviction que nos deux existences ne doivent plus s’écouler séparément. Quant à la modalité, une seule est digne de nous, et pas seulement de nous. Je ne prononcerai pas le mot, car ce mot, dans notre langage à nous, pourrait prêter à rire... mais déjà tu l’as reconnu, et cela dès la première lettre que je t’ai écrite, Maria.
« Certes - c’est vrai - il y a contradiction entre la chose que je viens d’exprimer et les exigences de la vie de l’un et de l’autre, exigences qui selon toute apparence semblent empêcher que ladite chose se réalise à la manière qui est en usage chez les gens ordinaires. Qu’importe. Et serions-nous par hasard des gens ordinaires, nous ? Bien sûr nous aurions de temps en temps à supporter l’éloignement, mais ce serait, alors, une tout autre chose. Et puis par la suite, qui sait, la Providence pourrait intervenir.
« Ce que je te dis, Maria, te démontre combien j’ai longuement pensé ce château en Espagne et combien j’en ai étudié les différentes possibilités. La chose, donc. Avant tout pour que personne n’y trouve à redire et pour le respect que nous devons à qui tu sais. Mais aussi, Maria, laisse-moi te le dire : pour moi. Car ce sera si beau de pouvoir déclarer que je consacre ma vie tout à toi. Et puis, pas question de renoncement de ta part, tant pour le respect et la liberté que nous nous devons à nous-mêmes, que pour l’amour que je te porte - qui n’est pas simple, qui est même très complexe puisqu’il implique l’art, l’intelligence et le destin singulier de l’un comme de l’autre.
« Maria, je ne sais quoi dire d’autre. Tout le reste s’exprime en un seul mot : la foi. Maria, je te demande pardon de cette lettre pro- gramme. Tu m’as dit que je suis courageux quand j’écris. Si tu savais ma fatigue ce soir ! Bonne nuit, Maria. Je me sens tout léger. Je baise tes deux mains. Alberto. »
Nous nous sommes mariés le 26 janvier 1926 et ensemble nous avons vécu vingt-six années, unis par un amour pro- fond et tenace, jusqu’au dernier jour de sa vie. Quand nous nous sommes rencontrés, Savinio avait depuis peu fêté ses trente-cinq ans, moi je n’en avais pas encore vingt-cinq. Savi- nio était maigre, brun, un peu moins grand que son frère, Giorgio De Chirico. Son regard noir et pénétrant, souvent voilé d’une secrète pudeur, voyait tout, la moindre nuance, dans une situation, dans un paysage ou dans un visage. Il était d’un caractère gai, toujours bien disposé à la plaisanterie. C’était un blagueur-né. Il a d’ailleurs écrit : « La blague, j’entends par là le jeu sur le double sens, est l’ennemi naturel de l’idée fixe - qui en revanche est le fondement de la dictature », et il disait : « Homère, il faudrait le redécouvrir selon cette clé-là. »
Extraits
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