1 « Deal-maker »
Nous sommes le 14 février 2003. La salle du Conseil de sécurité est comble. Un peu plus d’une semaine auparavant, dans ce même lieu, le secrétaire d’État américain, Colin Powell, a tenté de convaincre le monde que Saddam Hussein n’avait pas abandonné ses programmes d’armes de destruction massive. Il n’a pas dissipé les doutes, et les Américains insistent. Avec les Anglais, ils ont décidé de partir en guerre, coûte que coûte. Ils veulent que l’usage qu’ils feront de la force soit légitimé par la communauté interna- tionale.
Le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, président de séance, donne la parole à son collègue français, Domi- nique de Villepin. Dès les premières phrases, je me dis : la voix de Dominique est bien posée. Je sais que la portée des discours à l’ONU dépend beaucoup du rythme de la phrase : il ne faut jamais parler trop vite. Or, ce discours peut avoir une grande importance car il s’inscrit dans un contexte favorable. Les inspecteurs ne viennent-ils pas de souligner en début de séance que Saddam Hussein coopère mieux ? La France qui a pris la tête du combat en faveur du désarmement pacifique de l’Irak voit donc sa thèse crédibilisée. C’est le moment de lui donner un écho supplémen- taire dans le monde entier.
La veille, à l’hôtel UN Plaza, à deux pas du siège de l’Orga- nisation des Nations unies, nous avions travaillé tard sur le dis- cours. L’équipe était restreinte. Elle mesurait la force du texte. Le ministre testait les formules, pesait les propositions, modifiait, ajoutait ou supprimait, ici ou là, une phrase. Il était arrivé à bord du Concorde dans la matinée, son projet de discours déjà com- muniqué à l’Élysée. J’étais allé l’accueillir sur la passerelle. Le temps était glacial. Nous nous sommes engouffrés dans la voiture, son conseiller, Bruno Le Maire, devant, le portable sur les genoux, prêt à saisir d’éventuelles corrections. Immédiatement Dominique de Villepin me montre le texte. Je le lis rapidement. Il m’interroge alors sur la conclusion. C’est l’appel solennel aux membres du Conseil à prendre la responsabilité du désarmement dans la paix ; c’est surtout la référence à la vieille Europe et à notre vieux pays qui a connu les guerres et la barbarie et qui est toujours debout. « Dois-je la garder ? » me dit-il. Sans hésitation, je lui réponds : « Oui, Donald Rumsfeld mérite cette réponse. » Quelques jours auparavant, le secrétaire américain à la Défense avait en effet dénigré la vieille Europe en des termes méprisants. Et puis la référence au général de Gaulle me plaît.
Dominique de Villepin continue de s’adresser à l’auditoire d’une voix grave. Il évoque les résultats déjà obtenus par les inspections, les progrès qui peuvent encore être accomplis, l’amé- lioration de la coopération, l’inutilité et les conséquences d’une guerre. Mais ce n’est pas un discours pacifiste. Comme je l’ai souvent recommandé, y compris au président de la République, il rappelle que nous n’excluons pas l’usage de la force si Saddam Hussein cesse de coopérer. L’auditoire écoute, sans messes basses. La tension est palpable. Concentré, je regarde par moments la salle et sur ma gauche je vois Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, qui effleure machinalement ses papiers. Visiblement, il perçoit que quelque chose se passe. J’attends la fin du discours qui doit produire son effet. C’est le cas. Le dernier mot prononcé, le silence se fait.
Extraits
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