#Essais

Le deuxième sexe Tome 2 : L'expérience vécue

Simone de Beauvoir

Dans ce second volume, Simone de Beauvoir entreprend " d'étudier avec soin le destin traditionnel de la femme ", c'est à dire de " situer " la femme. " Comment la femme fait-elle l'apprentissage de sa condition, comment l'éprouve-t-elle, dans quel univers se trouve-t-elle enfermée, quelles évasions lui sont permises, voilà ce que je chercherai à décrire. " D'abord sa formation : dans l'enfance, dans l'adolescence, dans l'initiation sexuelle, tout semble disposé, agencé, pour creuser davantage le fossé naturel qui la sépare de l'homme, pour transformer des différences en inégalité, et cette inégalité en infériorité. Ensuite sa situation : Simone de Beauvoir décrit la femme dans le mariage, avec ses prémisses, ses traditions, ses conséquences ; dans la maternité ; dans la prostitution, dans la société ; dans le vieillissement et la vieillesse. Enfin elle envisage les problèmes qui se posent aux femmes qui " héritant d'un lourd passé, s'efforcent de forger un avenir nouveau ".

Par Simone de Beauvoir
Chez Editions Gallimard

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Genre

Sociologie

Première partie

FORMATION

CHAPITRE PREMIER

Enfance

On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d'abord le rayonnement d'une subjectivité, l'instrument qui effectue la compréhension du monde : c'est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu'ils appréhendent l'univers. Le drame de la naissance, celui du sevrage se déroulent de la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d'abord la source de leurs sensations les plus agréables ; puis ils passent par une phase anale où ils tirent leurs plus grandes satisfactions des fonctions excrétoires qui leur sont communes ; leur développement génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité et la même indifférence ; du clitoris et du pénis ils tirent un même plaisir incertain ; dans la mesure où déjà leur sensibilité s'objective, elle se tourne vers la mère : c'est la chair féminine douce, lisse, élastique qui suscite les désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs ; c'est d'une manière agressive que la fille, comme le garçon, embrasse sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s'il naît un nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères, bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries pour capter l'amour des adultes. Jusqu'à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n'y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n'est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée.

Le monde n'est d'abord présent au nouveau-né que sous la figure de sensations immanentes ; il est encore noyé au sein du Tout comme au temps où il habitait les ténèbres d'un ventre ; qu'il soit élevé au sein ou au biberon, il est investi par la chaleur d'une chair maternelle. Peu à peu il apprend à percevoir les objets comme distincts de lui : il se distingue d'eux ; en même temps, d'une façon plus ou moins brutale, il est détaché du corps nourricier ; parfois il réagit à cette séparation par une crise violente ; en tout cas, c'est vers le moment où elle se consomme – vers l'âge de six mois environ – qu'il commence à manifester dans des mimiques, qui deviennent par la suite de véritables parades, le désir de séduire autrui. Certes, cette attitude n'est pas définie par un choix réfléchi ; mais il n'est pas besoin de penser une situation pour l'exister. D'une manière immédiate le nourrisson vit le drame originel de tout existant qui est le drame de son rapport à l'Autre. C'est dans l'angoisse que l'homme éprouve son délaissement. Fuyant sa liberté, sa subjectivité, il voudrait se perdre au sein du Tout : c'est là l'origine de ses rêveries cosmiques et panthéistiques, de son désir d'oubli, de sommeil, d'extase, de mort. Il ne parvient jamais à abolir son moi séparé : du moins souhaite-t-il atteindre la solidité de l'en-soi, être pétrifié en chose ; c'est singulièrement lorsqu'il est figé par le regard d'autrui qu'il s'apparaît comme un être. C'est dans cette perspective qu'il faut interpréter les conduites de l'enfant : sous une forme charnelle, il découvre la finitude, la solitude, le délaissement dans un monde étranger ; il essaie de compenser cette catastrophe en aliénant son existence dans une image dont autrui fondera la réalité et la valeur. Il semble que ce soit à partir du moment où il saisit son reflet dans les glaces – moment qui coïncide avec celui du sevrage – qu'il commence à affirmer son identité : son moi se confond avec ce reflet si bien qu'il ne se forme qu'en s'aliénant. Que le miroir proprement dit joue un rôle plus ou moins considérable, il est certain que l'enfant commence vers six mois à comprendre les mimiques de ses parents et à se saisir sous leur regard comme un objet. Il est déjà un sujet autonome qui se transcende vers le monde : mais c'est seulement sous une figure aliénée qu'il se rencontrera lui-même.

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07/07/2003 663 pages 11,90 €
Scannez le code barre 9782070323524
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