#Roman francophone

Water Music

T. Coraghessan Boyle

Le XVIIIe siècle expire, dans les convulsions que l'on sait. Tandis que Paris se fatigue de la guillotine, que Londres continue à se saouler au gin, l'explorateur écossais Mungo Park découvre le royaume de Ségou, en Afrique, où la folie humaine s'exprime encore avec une simplicité biblique. De retour au pays, il redécouvre un monde - le sien, mais il l'avait un peu oublié - où le progrès est en train de se faire les dents. Aveuglément, cruauté, extravagance sont mieux que jamais au rendez-vous, cependant que la marionnette humaine gigote bravement et tente, bien en vain, d'éviter les mauvais coups. Pour les inconditionnels de T.C. Boyle (Prix médicis/Etranger, 1997), Water Music (1981) fait un peu figure de livre-fétiche. L'auteur y a mis, outre son désir de provoquer notre époque, cette ambition parfaitement folle : rassembler en un même creuset toutes les formes de fiction où le génie anglo-saxon a excellé depuis trois cents ans, du conte libertin en costume d'époque au roman noir américain. La critique, éblouie par le produit de cette alchimie, compara le livre au Cent ans de solitude de Garcia Marquez, au Tom Jones de Fielding... rien de moins. 700 pages dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sont pas de tout repos.

Par T. Coraghessan Boyle
Chez Phébus

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Editeur

Phébus

Genre

Poches Littérature internation

D'UN BAS-VENTRE DOUX ET BLANC

À l'âge où les trois quarts des jeunes Écossais retrous­sent les jupes des demoiselles, labourent, creusent leurs sillons et répandent leur semence, Mungo Park, lui, expo­sait ses fesses nues aux yeux du hadj Ali Ibn Fatoudi, émir de Ludamar. On était en l'an 1795. George III1 bavouillait sur les murs du château de Windsor, les «Notables» au pouvoir en France fichaient tout en l'air, Goya était sourd et De Quincey n'avait pas encore dépassé le stade du préadolescent dépravé. George Bryan, dit le «Beau Brummell», lissait son premier col amidonné; vingt-quatre ans et le front en mailloche, le jeune Ludwig van Beethoven estomaquait les foules avec son deuxième concerto pour piano; et Ned Rise se tapait des Strip-Me-Naked2 en compagnie de Nan Punt et de Sally Sébum à la taverne du Cochon Vérole, dans Maiden Lane.
Ali était Maure. Assis en tailleur sur un coussin de damas, il inspectait donc un fessier pâle et barré de plis : vous auriez cru voir Épicure en train d'examiner une mouche tombée dans sa julienne. Il avait la voix sablon­neuse.
- Retourne-toi, dit-il.
Mungo Park était Écossais. Chausses baissées, il s'age­nouilla sur la natte de jonc et jeta un coup d'œil à Ali par-dessus son épaule. Mungo cherchait le Niger.
- Retourne-toi, répéta Ali.
Si l'explorateur était aimable et prompt à satisfaire les désirs d'autrui, son arabe manquait un peu d'étoffe. Voyant qu'une fois de plus il ne savait comment réagir à l'ordre du hadj, le bourreau Dassoud, Grand Chacal de l'émir, fit un pas en avant, un fouet à la main. L'instru­ment avait été façonné à l'aide des appendices caudaux d'une demi-douzaine de gnous. Les queues houppées fen­dirent l'air, y battirent bien haut comme des ailes d'anges. À l'extérieur de la tente, il faisait une température de 57 degrés centigrades. Toute en trame et chaîne, la tente d'Ali était tissée de poils de chèvre. À l'intérieur, il faisait tout de même 48. Le fouet tomba. Mungo se retourna.
L'envers était aussi blanc que l'endroit: blanc comme un linge, blanc comme le blizzard. Ali et son entourage en restèrent de nouveau confondus.
- Sa mère l'aura trempé dans du lait, lança quelqu'un.
- Comptez-lui les doigts et les orteils ! cria un autre. Des femmes et des enfants bloquaient l'entrée, des
chèvres bêlaient, des chameaux toussaient ou s'accouplaient; plus loin quelqu'un recrachait des figues. Cent voix s'entrelaçaient comme des sentiers, des layons, chemins hauts et bas empilés les uns sur les autres - lequel prendre? - et tout cela était de l'arabe, trompeur, rapide, dur: la langue du Prophète.
-La la la la la! hurla une femme.
On reprit son cri d'une voix de fausset qui écorchait les oreilles.

-La la la la la!
Le pénis de Mungo - blanc lui aussi - se rétrécit tel­lement qu'il lui en rentra presque dans le ventre.

Par-delà les parois nues de la tente se trouvait le camp de Benoum, résidence d'hiver du hadj. Trois cents milles de coups de soleil et de pustules plus loin s'étendait la rive nord du Niger, fleuve sur lequel aucun Européen n'avait jamais posé les yeux. Ce n'était pas faute d'intérêt, non. Hérodote s'était inquiété de son cours cinq siècles avant Jésus-Christ. Vaste, avait-il conclu. Mais tributaire du Nil. Al-Idrisi en avait peuplé les berges de créatures étranges et mythiques: le vermiculaire sangle-pied qui parle la langue des serpents et rampe plus qu'il ne marche; le sphinx et la harpie; la manticore au torse de lion, à la queue de scor­pion et à la vilaine prédilection pour la chair humaine. Pline l'Ancien avait parlé d'un fleuve d'or, qu'il avait pourtant baptisé «le Nègre». Les éclaireurs d'Alexandre avaient enflammé l'esprit de leur maître en lui contant ce fleuve des fleuves qui arrosait des jardins remplis de lotus, où paressaient des dames et des seigneurs buvant dans des coupes en or martelé. Et voilà qu'aujourd'hui, entre la fin des Lumières et l'avènement de la Bourse, la France voulait se l'approprier, et l'Angleterre aussi, sans parler de la Hol­lande, du Portugal et du Danemark. Selon les renseigne­ments les plus récents et les plus sûrs, ceux que renfermait la Géographie de Ptolémée, le Niger coulait entre la Nigritia, ou Terre des Noirs, et le Grand Désert. Il s'avéra plus tard que ledit Ptolémée avait mis dans le mille. Pour l'heure toutefois, il ne s'était trouvé personne pour réchapper de la fournaise du Sahara ou de la Ceinture des Fièvres de la Gambie, et qui pût lui donner raison.

En 1788 enfin, un groupe de géographes, de botanistes, de galants et autres passionnés de la vérité, tous des plus distingués, se réunit à La Taverne de Saint-Alban, sise dans Pall Mail, afin de fonder l'Association africaine : on enten­dait ouvrir le Continent noir aux explorateurs. L'Afrique du Nord? Ce fut du nanan. 1790 n'avait pas encore expiré qu'on l'avait déjà mesurée, encartée, étiquetée, disséquée et distribuée. Mais l'Afrique occidentale demeurait un mys­tère, et c'était au cœur de ce mystère que coulait le Niger. Dès sa première année d'existence, l'Association comman­dita une expédition placée sous la direction de John Ledyard. Sa mission : rejoindre l'Egypte, traverser le Sahara et découvrir le cours du grand fleuve. Ledyard était Amé­ricain. Il jouait du violon et souffrait de strabisme. Il avait couru le Pacifique avec Cook, s'était enfoncé au cœur des Andes et avait, à pied, traversé la Sibérie jusqu'à Yakoutsk. «J'ai foulé le monde, disait-il; j'ai ri de la peur, je me suis moqué du danger. Hordes de sauvages, déserts calcinés, septentrion gelé, glaces éternelles et mers tempétueuses, de quoi ne suis-je pas sorti indemne ? Quel Dieu bon que mon Dieu!» Quinze jours après avoir débarqué au Caire, il mou­rait de dysenterie. Simon Lucas, interprète de langues orientales à la cour de Saint-James, le remplaça. Il atterrit à Tripoli, erra jusqu'à une distance de cent milles à l'inté­rieur du désert, attrapa des ampoules, fut tourmenté par la soif et l'angoisse et s'en revint en Angleterre sans autre résultat que celui d'avoir dépensé 1 250 livres. Le major Daniel Houghton prit sa place. Irlandais et failli, il avait cinquante-deux ans d'âge. Il ignorait tout de l'Afrique mais ne demandait pas cher. «J'vous fais ça pour cent liv'», avait-il dit. Plus une caisse de scotch. Il remonta la Gambie en pirogue, but à même la flaque d'eau fétide, mangea de la viande de singe et, à force de caractère ou par entêtement de poivrot, réchappa du typhus, de la malaria, de la loïasis, de la lèpre et de la fièvre jaune. Malheureusement, les Maures de Ludamar finirent par le soumettre, nu et cru au haut d'une dune, au supplice du pal. Là se termina sa vie.

Mungo se redressa pour remonter ses braies. Dassoud l'expédia par terre. Les hululements des femmes attisaient la fureur de la foule.
- Bouffe-cochon ! Chrétien ! criait-on. Bouffe-cochon ! Mungo n'aimait pas leurs airs. Pas davantage il ne lui
plaisait de montrer son fessier à des gens des deux sexes. Mais qu'y faire ? On lui trancherait la gorge et on lui met­trait les os à blanchir au moindre signe de résistance.
Soudain Dassoud brandit un poignard; effilé comme un pic à glace, aussi noir que le sang.
- Chien d'infidèle ! hurla-t-il, ses veines dessinant un damier sur son cou.
Sombre, impassible, Ali observait la scène derrière les plis de son burnous. À l'intérieur de la tente, la tempé­rature monta à 50. La foule retint son souffle. Dassoud abaissa la lame de son arme sur l'explorateur sans cesser de marmonner. On aurait dit un anatomiste enragé dis­sertant sur les excentricités que se permet la forme humaine. La pointe du poignard se rapprochait, Ali cracha dans le sable, Dassoud exhorta la foule, Mungo se raidit. Puis la lame le piqua - oh! si légèrement! -, descendit, et atteignit l'endroit où il était le plus mou, le plus blanc. Dassoud éclata d'un rire de ruisseau asséché. La foule siffla et hurla. C'est alors qu'un bushrin ' avec de la paille dans la barbe et une orbite vide se fraya un chemin à travers la cohue et poussa Dassoud de côté.
- Ses yeux ! vociféra-t-il. Regardez ! Il a des yeux de diable !
Dassoud regarda. Et cessa de glousser d'un air sadique pour prendre une mine horrifiée.
- Il a des yeux de chat ! siffla-t-il. Il faut les lui crever.

DEBOUT !

Quand il se réveille, Ned a mal à la tête. Il a bu du gin - des Strip-Me-Naked, des Beaux-Désastres, des Malé­dictions. Le gin, c'est le liquide qui affaiblit et aveulit le bas peuple. Clair comme l'urine de celui qui en boit, il est aussi amer que le jus de genièvre. Ned a donc bu du gin et ne sait plus bien où il se trouve. Il est pourtant raisonnablement certain de reconnaître ces demi-bottes éculées, ces phalanges poilues et cette cape rouge cannelle qui figurent parmi les premiers objets à lui tomber sous les yeux. Oui, cette cape, ces phalanges et ces bottes, et ces culottes, déchirées elles aussi, tout cela lui est familier. Intime même. Oui, conclut-il, tout cela, appartient bien à Ned Rise. Tout de même que la tête en morceaux et les yeux enfoncés qui perçoivent ces phénomènes, même imparfaitement, doivent lui être rattachés d'une manière ou d'une autre.
Il se redresse, s'arrête longuement, se lève. On dirait qu'il a passé la nuit allongé sur un tas de paille décolo­rée... en même temps que sur son chapeau. Il se penche pour le ramasser, pique du nez, retrouve l'équilibre en y allant d'un rot péremptoire. Le chapeau est fichu.

L'homme conserve ainsi quelque temps une pose médi­tative, tandis que quelque chose lui tambourine à l'arrière du crâne. Les paupières à demi closes, il examine la pièce et se prend pour un explorateur en train de poser le pied sur un continent inconnu.
C'est dans une cave qu'il se trouve, il n'y a pas à en douter. Le sol en terre battue, la serpillière dans le baquet, les murs en pierres brutes. Contre celui du fond, une double rangée de tonnelets: madère, porto, vin de Lis­bonne, bordeaux rouge, hochheimer. Dans le coin, une pelletée ou deux de charbon. Se pourrait-il que ce fussent là les basses régions de la taverne du Cochon Vérole} Alors, Rise découvre qu'il n'est pas seul. D'autres formes, humaines, ce n'est pas impossible, occupent la paille qui au sol fait des couches de fortune. On entend des ron­flements, des gémissements et des gargouillis qui font son­ger à la pluie courant dans un caniveau. Urine et vomi se combattent dans l'air où flottent lourdement leurs par­fums.
-Comme çô, t'es réveillé, pôs vrai?
Vraie face de mémento mon, une pocharde qui perd ses cheveux est en train de lui parler derrière une planche qui va d'un tonneau à un autre. Un mince anneau d'or se balance à sa lèvre inférieure comme une bulle glai­reuse.
-Ben, b'jour à vous, monsieur, reprend-elle. Ha... haaaa! Et comment qu'on a dormi, hein? Et si on s'tapait un p'tit verre pour commencer la journée du pied qu'y faut?
Deux mesures en étain de la taille d'un coquetier et une cruche en terre cuite sont posées sur la planche, comme dans une nature morte. Au-dessous de ce comp­toir improvisé, une truie s'est allongée sur le flanc, la bosse de la mâchoire cachée par un pot de chambre renversé.

Hogarth aurait adoré. Ned se demande ce qui s'est passé la nuit précédente.
Soudain la folle se met à hurler comme si on l'avait poignardée. Son cri ressemble à une longue inspiration pleine de rugosités:
- Hiiiiiiiiiiiii !
Les coups qui martèlent le cerveau de Ned se transfor­ment en rythmes de batterie, en roulements de tonnerre, en lourds poum-poum de grosse caisse. Mais un instant!... Non, la commère n'est pas du tout en train de succomber à une attaque: non, elle est juste en train de rire. Et la voilà qui tousse, qui crache et qui tape sur la planche jusqu'à ce qu'un long ruban de morve jaune lui dégouline de la bouche et commence à se frayer un che­min vigoureux vers le dessus du comptoir.
-T'as... avalé ta langue... peau de pêche? demande-t-elle en s'étranglant.
Accroché au mur derrière elle, un avis. Les caractères en ont été tracés d'une main secouée de convulsions:
Saoul pour un rond Archi-rond pour deux sous Paille claire pour pas un rond.
Ned lui fait la nique.
-Va te faire foutre, espèce de pute à nichons scrofuleux! Et ta mère avec! Et toute ta lignée de gue-nilleux empoivrés aussi! hurle-t-il en commençant à se sentir mieux.
- Hiiiiiiiiiiiii ! lui renvoie-t-elle en un rire grinçant. T'as pas envie dTélixir à Maman Ginève, hein? C'est pourtant pas qu't'en aurais pas eu envie hier soir!... Bon, là, fais un peu voir ta boutique à Maman... histoire qu'elle t'ia remette d'aplomb!

L'œil paillard, elle soulève ses jupes. Mollets de coq et touffe jaunie. On dirait le dénouement d'un roman gothique.
Sur la gauche, une volée de marches branlantes conduit à une porte donnant sur la rue. À travers les lattes, Ned discerne la lumière glacée de l'aurore. Il se maudit de gaspiller sa salive avec la vieille folle, il a des affaires qui l'attendent cet après-midi-là, et il commence à grimper l'escalier qui a le vertige.
- Hiiiiiiiiiiiiiiiii ! hurle la mégère, fais gaffe à ta robe, hé ! poupée !
Ned lui fait la figue, resserre sa cape rouge cannelle autour de lui et, d'une poussée, ouvre la porte: Maiden Lane et la lumière du jour. Des profondeurs qui s'étendent derrière lui monte un cri aussi éraillé que le grincement d'un alto aigri :
- Fais gaffe, fais gaffe !... fais gaffe à la cravate du bourreau !

AVANT LA MOITIE DE MON AGE

Formé de deux bandes de cuivre, l'appareil à éteindre la vue ressemble un peu à une ceinture de chasteté à l'envers. La première bande fait le tour de la tête à la hauteur des yeux du condamné, la seconde s'ajuste sur son crâne. Deux vis y sont montées, l'une et l'autre munies d'un disque convexe fixé à la partie mobile du mécanisme. Le premier instrument de ce genre a été fabri­qué au IXe siècle pour le compte du pacha aveugle de Tri­poli, le caïd Hassan Ibn Mohammed. Se sentant menacé du fait de son infirmité, il avait décrété que quiconque souhaitait paraître en sa présence devait d'abord accepter de se faire crever les yeux. Cet homme était très seul.

L'appareil fonctionne sur le principe de l'étau. On tourne jusqu'à ce que les vis effleurent le globe oculaire de la vic­time, après quoi on serre, un tour après l'autre, jusqu'à éclatement de la cornée. Simple, inexorable, définitif.
Un grand calme s'est abattu sur la foule. Un instant plus tôt, tout le monde était encore au bord de l'hystérie, à se moquer et marmonner comme oi polloi ' dans l'arène ou devant la cage aux monstres. Mais maintenant c'est le silence. Des mouches cisaillent l'air chaud à qui mieux mieux, le bruit soulevé par la chèvre ou par le chameau urinant dans le sable évoque le mugissement d'une cata­racte. Des sandales raclent le sol, un homme se gratte la barbe. Beaucoup se sont voilé la face derrière des gue­nilles, comme pour fuir la contagion qu'ils lisent dans les yeux de l'explorateur. Dassoud et le trouble-fête borgne le toisent du regard, les poings sur les hanches, le visage empreint d'une profonde solennité.
Mungo a du mal à saisir le sens général de l'affaire. Il est raisonnablement sûr d'avoir attrapé au moins un mot au passage, le mot ayn, qui signifie «œil». Il se souvient bien de l'avoir découvert dans la Grammaire arabe d'Ouzel: «Levons les ayoun vers le ciel, où réside Allah.» Mais pourquoi diable faudrait-il qu'ils se chamaillent pour des histoires d'yeux? Et puis ce calme qui est tombé sou­dain... il s'interroge aussi là-dessus. Mais il fait chaud, bestialement chaud, et c'est à peine s'il arrive à fixer son attention sur quoi que ce soit. Si chaud, même, qu'il ne se rappelle pas avoir déjà eu si chaud - sauf peut-être le jour où il est allé au sauna derrière Grosvenor Square. Sir Joseph Banks, le trésorier et directeur de l'Association africaine, l'y avait emmené un après-midi afin d'élucider certains détails concernant sa quête du Niger. On les avait d'abord exposés à des jets de vapeur émanant de pierres brûlantes : elles rougeoyaient aussi fort que de la lave en fusion - du moins était-ce l'impression qu'il avait eue sur le moment. Un préposé les avait ensuite fouettés avec des rameaux de bouleau avant de leur talocher les reins et la colonne vertébrale du tranchant acéré de ses mains. Sir Joseph avait paru trouver l'opération revigorante. L'explo­rateur, lui, avait presque perdu connaissance. Voilà, c'est tout à fait cela, ce qu'il est en train de ressentir à l'instant précis: une manière d'étourdissement. Il n'y a guère à s'en étonner si l'on songe qu'il lui a fallu non seulement résister au soleil, aux puces des sables, à la dysenterie et à la fièvre, mais aussi à l'inanition. Les Maures lui ont confisqué ses provisions, se sont approprié son cheval et son interprète et ont apparemment décidé de le soumettre à un régime sévère. Trop sévère à son goût : cela fait deux jours qu'il n'a pas vu une miette de nourriture.
Et donc, malgré la situation critique dans laquelle il se trouve, et le cercle de visages étrangement hostiles qui l'entoure, Mungo commence à se sentir éméché - comme s'il avait bu trop de bordeaux rouge ou d'eau-de-vie. Il regarde ces yeux furtifs, ces fronts plissés, ces barbes et ces burnous, ces robes de prophète et ces sandales de pèle­rin et, brusquement, tous ces visages durs, toutes ces mines menaçantes commencent à s'adoucir, à perdre leurs contours, à se ramollir; on croirait voir fondre des figu­rines de cire. Tout cela n'est que mascarade, voilà! Das-soud et le Borgne? Des jongleurs et cracheurs de feu. Le vieil Ali? Grimaldi - Grimaldi le clown. Mais ne voilà-t-il pas qu'ils ont l'air de lui assujettir quelque chose sur la tête... un casque? Voudraient-ils donc qu'il s'en aille guerroyer pour leur compte? Ou bien serait-ce qu'ils ont enfin retrouvé le sens commun et décidé de lui prendre son tour de tête en vue de quelque couronnement?
L'explorateur grimace d'un air idiot sous sa coiffe d'airain. Il a les yeux gris. Aussi gris que les doigts de glace qui gagnent sur les trous d'eau de la Yarrow les matins de gel. Ailie les avait un jour comparés au Puits aux Amoureux de Galashiels, puis, prenant deux pièces dans sa bourse, elle lui en avait recouvert les paupières, tandis qu'il était étendu dans l'herbe. Gloucester avait à ce qu'on dit les yeux gris. Ceux d'Œdipe étaient noirs comme des olives. Et ceux de Milton... ceux de Milton ressemblaient à des geais bleus fourrageant dans la neige. Dassoud ignore tout de Shakespeare, de Sophocle ou de Milton. Il serre les deux vis de ses gros doigts. L'explo­rateur sourit. Béatement. Saisis d'horreur devant son calme insensé, les spectateurs s'enfuient en panique. Il les entend se ruer, il entend le claquement de leurs sandales sur la terre desséchée... mais que se passe-t-il? Il a soudain l'impression d'avoir quelque chose dans l'œil...

CHIRURGIE ORTHOPEDIQUE

- Arrêtez !
Mungo n'y voit rien (la coiffe semble être munie d'une visière et chaque fois qu'il va pour l'ôter, une main lui saisit le poignet), mais il reconnaît la voix dans l'instant. C'est Johnson. Ce cher vieux Johnson, son guide et inter­prète, est venu à sa rescousse!
-Arrêtez! répète la voix de Johnson, avant de dégrin­goler tête la première dans le flot débordant des laryngales et des fricatives arabes.

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13/05/1998 730 pages 15,80 €
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