LES ORS D’ANTAN
Encore une nuit à vous rouiller la mémoire, se dit l’intendant Hoang en contemplant les traits de pluie qui tombaient telles des dagues d’argent d’un ciel obscurci. À écouter le bruit des gouttes frappant les tuiles vernissées du toit, il se sentait soudain très vieux, comme si chaque impact lui rappelait qu’une parcelle de sa vie venait de voler en éclats.
Quel ancien poète avait écrit ces vers ?
De l’ombre humide et des vestiges du temps
Viendront des conteurs d’un monde mort,
Marcheurs insensibles aux saisons
Qui te parleront à l’oreille
Et s’évanouiront à l’aube.
Il ne se souvenait plus, maintenant que des fragments de sa mémoire s’étaient effrités, rongés par l’oubli. Quelquefois, il faisait l’effort de tendre mentalement la main pour essayer de retenir ce lambeau qui s’éloignait, car dessus était imprimée une image précieuse datant de sa jeunesse. Quand il avait de la chance, il réussissait à garder la trace d’un sourire ou l’onde d’une chevelure. Celle de son premier amour ? Celle d’une passante entrevue à la sortie d’un temple ? Parfois, il sauvait de justesse le timbre d’une voix ou l’éclat d’un rire. Confidence ou promesse, clameur ou chuchotement – qu’importait, au fond ?
Dans ses moments d’insomnie, il s’efforçait de refaire le cheminement de sa vie, une incantation visuelle pour se garder du délitement. Alors, il se voyait enfant courant derrière sa mère, un soir de printemps, sur des sentiers qu’il ne reconnaissait plus. Mais l’impression de mouvement et l’odeur d’un parfum lui procuraient une satisfaction indicible comme si, dans cette lutte incessante avec l’oubli, il venait d’arracher une victoire d’anthologie. Ou bien, il rappelait à lui son entrée au service du mandarin Pham, quand celui-ci avait seulement une quarantaine d’années et encore toute son énergie. Lui-même était fringant, avec un dos droit et des cheveux de jais, si fier de gérer l’intendance d’un officier de l’Empire, même si ce dernier n’administrait qu’une petite province dans le nord du pays. Les réceptions d’antan refluaient soudain avec force, scintillant de feux à présent éteints, et l’intendant revoyait devant ses yeux éblouis le chatoiement des étoffes où était venu s’accrocher un rayon de lune. Heureux de se frotter à leurs congénères, les notables de la ville se coudoyaient dans un grand brouhaha mondain, exhibant des tenues qui reflétaient la mode d’alors : tuniques à manches évasées, rehaussées de broderies au fil de soie, cols raides et spirales de nuages sur un champ d’azur… Les femmes, oscillant sur des escarpins à perles, se pavanaient avec des plumes d’oiseaux exotiques fichées dans le chignon, leur cou mis en valeur par un cercle d’argent ciselé. Et lui, élégant dans sa veste fendue, conduisait tout ce beau monde à la table du mandarin Pham, les plaçant avec amabilité et déférence selon leur rang.
Extraits
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