#Polar

Calcaire

Caroline de Mulder

Sur la route de Maastricht, une villa s'effondre brutalement, et son occupante occasionnelle, la fragile Lies, ne donne plus de nouvelles : son ami Frank Doornen la cherche partout. L'enquête de cet ancien soldat se tourne vers le propriétaire de la villa, amateur de jolies femmes et industriel véreux, qui stocke illégalement dans d'anciennes carrières de calcaire des déchets hautement toxiques pour l'environnement. Avec Tchip, ferrailleur à la petite semaine et recycleur impénitent, Frank va s'aventurer dans les souterrains labyrinthiques à la recherche de Lies. Mais la jeune femme reste introuvable. Une Flandre dézinguée et glauque abritant une société à la marge, où des femmes-enfants croisent des post-adolescents radicalisés ; une clique d'écolos alter-nationalistes installés là en protestation ; l'épouse de l'industriel retrouvée assassinée... Après le glamour désenchanté qui caractérisait son roman Bye Bye Elvis, Caroline De Mulder nous fait goûter, de son écriture âpre et sonore, au plaisir d'un conte noir aux personnages cabossés, où les ténèbres des galeries désaffectées reflètent celles des âmes.

Par Caroline de Mulder
Chez Actes Sud Editions

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à Irène

 

I

 

ORDURE

 

∞. LA FILLE À L’ŒIL DE CHIEN n’entend pas le craquement, elle se regarde trop fort. Avec son œil battu, l’air de quoi. L’air de venir d’où elle vient. De la rue, du trottoir, l’air d’avoir passé du bon temps entre des mains lourdes. L’œil pisse une larme. D’un doigt précis elle écrase. Cette pute de larme empire les choses, fait couler le plâtras, abîme. Elle serre le pinceau un peu fort, se concentre, pose une nouvelle couche, et encore une. Reprend courage, tout n’est pas perdu, se regarde comme si sa vie en dépendait. Elle n’entend pas. De jour, n’entend jamais les craquements de la maison. N’a pas remarqué les fêlures dans les murs. Cette maison bouge, elle vit, un peu fragilisée mais c’est du solide, a dit l’architecte venu constater un dégât des eaux. Il n’était pas inquiet. Normal, dans ces vieilles demeures – c’est le côté obscur de leur charme. Et que les portes s’ouvrent difficilement, qu’elles raient le parquet, pas d’inquiétude, un menuisier viendrait raboter, l’affaire de quelques heures, il en connaissait un très bien, au besoin – tenez mademoiselle voilà sa carte, et de komplimenten à monsieur.

 

Dans le miroir d’acajou, elle ne pleure plus, ça ne sera rien, elle est sauvée ; l’œil de chienne est masqué, la peau noire autour grimée de clair. Les marbrures ont disparu. Jeter un peu de poudre aux paupières. Poser une overdose de rimmel. Ça fait des faux cils presque, tant ça les rallonge, et ses regards prennent maintenant une profondeur dont elle n’est pas mécontente, sera-t-elle assez belle. Très belle et avec grâce elle lisse les cheveux qui dépassent de son chignon, une calamité ces mèches rebelles, ça fait négligé et elle veut la perfection sinon rien. Elle ne se doute pas qu’il lui reste neuf minutes, avant que la maison s’effondre tout entière, que les murs et les pierres se détachent et retournent vers la terre. Elle sourit déjà à celui qu’elle veut rejoindre. Sa vie jusque-là, un sale gâchis, pas eu de chance, mais la roue tourne. Merci le ciel merci. Cette fois elle sera à la hauteur.

 

Neuf minutes seulement mais elle ne le sait pas, et ne sait pas le fragile équilibre qui s’épuise et que les murs exercent une tension sur le plafond et que le sol va irrésistiblement tirer à lui les murs. Maintenant il suffit d’un rien et de peu de temps. Huit minutes. Mon Dieu et l’heure avance, elle ne veut pas le faire attendre. Que mettre, c’est insensé, cette armoire qui dégorge de fringues fines et sexy, mais rien ne va, frénétique elle fouille, vire au sol. Ce qui ne va pas, c’est qu’on les lui a payés, ces vêtements de pute. Elle est toujours en soutien-gorge et culotte. Sept minutes. Elle hésite, se décide à prendre les habits dans lesquels elle est arrivée, un jeans trop juste et un pull de strass blanc écorché. Le passé la rattrape de nouveau, pas pleurer, pas le temps. Six minutes. Enfiler tout ça. Cinq. Maintenant le rouge à lèvres, toujours à poser en dernier, c’est le plus délicat. Y aller sec, et intense elle manie le bâtonnet. Un craquement, plus fort, la déconcentre. Elle dérape. Quoi de plus vulgaire qu’un rouge mal mis, et voilà qu’on y est, débordé, taloché. Qu’un coton-tige le fait s’étaler davantage. Elle efface trop fort. Cette rougeur lépreuse, un reste de maquillage ou le frottement ? Quatre. Respirer. Respirer. Se refaire ce rouge. Le défaire. Elle démaquille sa bouche. Trois. Ça fait en pleine face une tache plus claire et désastreuse. Elle enlève le tout, le cirage chair, le fard pâteux, tombe le masque. L’œil de cocker reparaît, et la marbrure sur la joue, la peau fine et le bleu du sang. Tant pis. Il l’aimera mieux ainsi. L’air d’une pauvre fille qu’il sauve, qu’il sauvera. Deux. Elle est prête. Juste les chaussures encore. Les affaires éparpillées, elle ramassera plus tard – te rejoindre, te rejoindre mon amour, je t’aime t’aime t’aime tant, elle sourit mais l’heure tourne.

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Calcaire

Caroline de Mulder

Paru le 01/02/2017

211 pages

Actes Sud Editions

19,80 €