Pour Charlotte,
Go miniature au pied du monde.
En moi, même enfouie.
ALICE
Les gens veulent toujours un début. Ils s’imaginent que si une histoire commence quelque part, c’est qu’elle a aussi une fin. Que l’orage a cessé, qu’ils peuvent revenir à leur routine, épargnés qu’ils ont été. Ça se tient, je dis pas. Et puis ça rassure un peu. Il faut bien parce que ce qui s’est passé cette année-là, ça en a inquiété plus d’un. Ceux d’en bas dans la vallée, sur les marchés, dans les foires, ils la racontent encore, cette histoire. Ils inventent la moitié d’ailleurs, chacun a ses petits détails qu’il a rajoutés, qu’il peaufine les mois passant. À leur place je ferais pareil : ça fait des choses à dire, tout le monde cherche des choses à dire, sinon on n’existe pas. C’est humain. Bref. Lorsque les gens reparlent de tout ça, leur début à eux, c’est celui de la télé.
Le 19 janvier.
Le jour où Évelyne Ducat a disparu.
Moi, c’est le lendemain que j’ai appris la nouvelle. L’hiver était installé pour de bon, la neige tapissait ma montagne comme un linge trop blanc et les vents n’en finissaient plus de balayer les versants. La nuit on les entendait hurler autour de la ferme. Ce matin-là, le chauffage à fond pour désembuer mon pare-brise, je conduisais doucement, malgré les chaînes je savais que les routes étaient dangereuses. J’ai descendu les lacets au ralenti, au milieu des blocs de granit entassés sur les pentes que, gamine, j’imaginais tombés du ciel pendant un énorme orage. Je pensais à ma journée de la veille, c’est pour ça que je n’ai pas fait attention aux voitures bleues garées le long de la départementale, pas plus qu’aux gendarmes affairés autour avec leurs cartes et leurs portables qui captaient mal. Un autre jour, j’aurais essayé de savoir ce qui s’était passé, j’aurais fait ma curieuse en me répétant C’est pas tes affaires. Mais là, j’ai roulé presque sans ralentir pour entrer dans le bourg et aller me garer près de la place du Marché.
Il n’y avait pas foule, trois-quatre stands de producteurs qui se tenaient chaud en haut de la rue piétonne. J’ai croisé quelques vieilles connaissances, des types que j’avais connus gamins et que je voyais vieillir au fil des années, avec qui j’échangeais juste des petits bonjours histoire de montrer qu’on savait encore d’où on venait même si on n’avait plus grand-chose en commun. C’est là, dans le froid du marché, que j’ai réalisé que ce n’était pas un jour comme un autre. Les marchands qui se tapaient les mains au-dessus de leurs pièces d’agneau ou de leurs confitures de châtaignes, les clients emmitouflés dans leurs parkas, ils avaient tous la même histoire à la bouche. Les discussions fusaient en petits nuages de buée glacée. Et bien sûr, Éliane était là, avec son panier de légumes sous le bras. Elle m’a alpaguée en disant Ça se présente mal, ils la retrouveront jamais à mon avis. Avant de réaliser que je n’étais pas au courant et de me fixer comme si je sortais d’hibernation.
Paru le 04/01/2017
211 pages
Editions du Rouergue
19,00 €
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