À Yoldas
MOT DE L’ÉDITRICE
De temps à autre, arrive par la poste un manuscrit qui nous rappelle, à nous éditeurs, la raison pour laquelle nous aimons tant notre métier.
Soixante jours est un de ces manuscrits. Sarah Marty nous relate le périple terrifiant de quinze Kurdes qui fuient leur pays en guerre pour rejoindre l’Europe. Tout est vrai dans cette histoire, Sarah Marty a simplement prêté à Yoldas les mots qu’il n’aurait pu trouver. Elle a aussi su donner vie à chacun des quinze personnages de ce récit, qui au fil des pages nous deviennent de plus en plus familiers. C’est un livre bouleversant, insoutenable parfois, mais dans lequel rayonnent l’amitié, l’entraide, l’espoir.
J’espère que, comme moi, vous refermerez ce livre avec les larmes aux yeux, des larmes de tristesse pour le calvaire de Yoldas et ses amis. Des larmes d’émotion aussi à l’idée que certains d’entre eux sont arrivés enfin dans un pays en paix.
Béatrice Duval
« … Quand le bien rencontra le mal
Il ne se méfia pas de ses mauvaises intentions
Et le mal trouva une solution pour régner demain
“Tu es usé par la marche
De mon dos, je te ferai une selle”
Le bien n’a pas douté de ces paroles
Et est monté sur son dos… »
Souad Massi, Le Bien et le Mal
Itinéraire suivi par Yoldas et ses compagnons de route
1
Village du district de Varto. Province de Mus.
Anatolie orientale. Kurdistan, Turquie
Le temps est à l’arrêt, immobilisé par le froid. Les bourrasques gelées lèchent les routes cabossées mais les arbres ne se soumettent pas, ils se tiennent raides, frigorifiés. Yoldas se recroqueville au fond du vieux canapé et ne lâche pas des yeux le givre collé sur les carreaux de la seule fenêtre de la maison. Les minutes traînent, interminables. Un bloc de givre glisse très lentement, laissant entrevoir un petit bout du jardin où cinq vaches étiques se tiennent encore debout par miracle. L’échine tremblotante, la tête inclinée comme pour partir à l’abattoir, elles luttent contre le froid. Yoldas se lève, s’approche de la fenêtre et regarde la plus vieille.
Dès qu’il sera lui-même un peu moins gelé, il ira dans le jardin poser une couverture sur le dos de la pauvre bête. Il approche sa bouche de la vitre, souffle et la vache disparaît sous un halo de buée.
Le temps est suspendu, mais le silence est brutalement interrompu par un crissement de freins, une voiture s’arrête sous la fenêtre, égrenant derrière elle une pluie de neige glacée. À peine quelques instants plus tard, c’est Abdulcebar qui fait une entrée fracassante. Il ne dit pas un mot à Yoldas et, dans un silence à nouveau pesant, il scrute attentivement la maison. À croire que celle-ci aurait pu disparaître durant son absence. On peut lire du soulagement dans ses yeux fatigués, quelque chose comme : « Ça au moins, ça existe encore ! » Rien n’a changé depuis le matin : les matelas des trois garçons, posés à même le sol avec les draps en boule, les matelas des filles avec les couvertures bien pliées dessus. Quant au drap qui sert de cloison pour délimiter le coin de nuit des parents, il pend toujours tel un fantôme, accroché par le cou à une pince à linge en bois sur une corde détendue.
Extraits
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