#Roman francophone

Aucune pierre ne brise la nuit

Frédéric Couderc

Dans un musée du Havre, la rencontre entre Gabriel et Ariane n'aurait pas dû avoir lieu - lui le réfugié argentin, elle la femme de diplomate. Mais devant la mystérieuse toile d'un peintre de Buenos Aires, les fantômes du passé ressurgissent, tout comme les ombres de la passion. A l'heure où les enquêtes sur les trente mille disparus sous la dictature reprennent, chacun s'embarque alors dans une quête où la vérité menace d'être plus dévastatrice encore que le mensonge... Porté par un souffle romanesque puissant, Aucune pierre ne brise la nuit explore les cicatrices infligées par la junte militaire, et rend hommage aux victimes sans sépulture. Une histoire haletante qui sonde les tourments de la recherche identitaire et de l'amour interdit.

Par Frédéric Couderc
Chez Editions Héloïse d'Ormesson

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Genre

Littérature française

Pour Caryl, l’un à l’autre toujours… presentes !

 

 

1


1998

 


* * *

 

 

DANS LE MUSÉE ÉTINCELANT DE SOLEIL, Ariane ne fut d’abord qu’une illusion. À sa place, Gabriel imagina Véro, ses yeux tendres et ses lèvres pulpeuses. Cette femme lui ressemblait tant qu’on eût dit sa fiancée, à l’époque où il étudiait aux Beaux-Arts : sa silhouette haut perchée sur ses talons Bally, sa façon de croiser les jambes, de sourire, tout cela le percutait de plein fouet. Malgré les années, ses souvenirs le pétrifiaient encore. Et puisque l’horreur s’infiltrait toujours jusqu’à l’os, il endura un instant sa terreur, le cauchemar de tout ce qu’elle avait vécu.

Gabriel crispa les poings pour ne pas trembler comme une feuille. Il jeta un coup d’œil circulaire à la mezzanine et tâcha de se reprendre en fixant la mer par-delà le port et la capitainerie. Il releva la tête et inspira profondément. C’est ainsi qu’il repoussait les courants du passé et retrouvait son souffle. Lui parvint un parfum de femme, des effluves de fleurs blanches. Bientôt l’odeur recouvrit tout. Elle prit le pas sur ses rêveries. Véro se dilua. Ariane s’imposa dans son champ de vision.

Ils se trouvaient à moins d’un mètre l’un de l’autre, admirant le tableau d’un figuratif argentin. Chacun de leur côté, ils détaillaient avec attention les dockers à l’ouvrage, les grues, les bateaux, les sacs de blé et de charbon. Rien ne manquait à ce spectacle coloré du Nouveau Monde parti pour ravitailler l’ancien.

– Le grupo de La Boca, murmura soudain Ariane.

Intriguée, elle se pencha pour lire une notice à moitié retranscrite, accrochée au panneau mobile avec ce titre énigmatique : « Quand vous traversez le port, évitez les condamnés à mort ! »

 

Gabriel plongea les mains dans les poches de son jean, hésitant à aborder sa voisine. Ariane trancha pour lui.

– On dirait un Benito Quinquela Martín, poursuivit-elle en le dévisageant. L’école des années 1920… Mais la scène est signée d’un Français, non ? Ferdinand Constant, vous connaissez ? Et ce titre, je ne le comprends pas…

Il sursauta légèrement, se sentit gagné par un certain malaise. Mais que lui arrivait-il ?

D’abord, ce tableau qu’il aurait reconnu entre mille, qui lui fit l’effet d’une grenade dégoupillée. Puis, cette inconnue au parfum envoûtant qui le questionnait naïvement. Voilà des années que personne ne lui parlait plus de l’Argentine. Il parvint à sourire, malgré la ressemblance avec Véro, qu’il n’arrivait pas à chasser de son esprit. La même voix, la même taille, les mêmes traits… Au fond, le même genre de femme pleine d’assurance, au style intemporel, mais avec vingt ans d’écart et un océan qui les sépare l’une de l’autre.

Les lèvres livides de Gabriel s’animèrent :

– Le peintre adresse un clin d’œil aux Français de Buenos Aires, dit-il. Dans les années 1950 et 1960, les dîners mondains se donnaient selon une formule protocolaire : « Quand vous invitez le consul, évitez les condamnés à mort ! » À l’époque, les anciens de Je suis partout pullulaient en Argentine, comme les miliciens, les soldats de la division Charlemagne, les speakers de Radio-Paris. Un peu plus tard, des crapules de l’OAS sont venues les rejoindre. Tous ces fuyards ont trimé comme dockers avant de trouver mieux à faire.

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03/05/2018 318 pages 19,00 €
Scannez le code barre 9782350874562
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