Editeur
Genre
Littérature française
À ma mère
« Les hommes se trompent lorsqu’ils pensent être libres et cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. »
Spinoza, L’Éthique, Livre II
« Le mythe raconte qu’Apollon avait reconstitué Dionysos démembré. C’est l’image neuve, inventée par Apollon, d’un Dionysos sauvé de son déchirement asiatique. »
Nietzsche, La Vision dionysiaque du monde
« Sa logique violente et atroce aboutissait toujours au meurtre.
Tous ses principes demandaient du sang. Sa société ne pouvait se fonder que sur des cadavres et sur les ruines de tout ce qui existait. Il poursuivait son idéal à travers le carnage, et pour lui le seul crime était de s’arrêter devant un crime. »
Lamartine, Histoire de Girondins
Première partie
An I de l’exil
Si je ne m’imaginais pas retrouver une maison équivalente à celle que je venais de quitter à quelque 4 215 kilomètres de là – mes parents m’avaient prévenue –, je ne m’attendais pas à ça. Trois fois deux pièces dans la même résidence, dans le même immeuble, les uns au-dessus des autres, mes deux tantes célibataires au dernier étage dans un appartement que Mitra avait baptisé l’Atelier, et qui m’était interdit tant les toiles de Zizi, les tubes de peinture, les pinceaux, les sculptures de Tala, la glaise, le plâtre, le marbre parfois, les photographies, les dessins, les livres d’art et les nus, les nombreux nus, occupaient tout l’espace.
C’était laid. Un balcon filant, mais vide. Le gris des immeubles pour seul horizon. Le minimalisme bétonné de la fin des années 70. Alors qu’une musique iranienne qui se voulait joyeuse prenait tout le monde à la gorge, Mina, la fille de Mitra et du Chinois, nouveau-née à la pilosité excessive, dormait. Je regardais autour de moi, tout me semblait banal : les assiettes, la moquette râpeuse, les ampoules nues, le papier peint d’un beige vieillot avec des motifs bambou. Quelques bibelots de valeur, rapportés entre les pulls de nos valises, juraient avec le décor. D’un an mon aîné, mon cousin Pejman (l’autre enfant de Mitra et du Chinois), se tenait dans un coin et, toujours effrayé, toujours silencieux, bâtissait des constructions tortueuses en Lego qui tenaient pourtant debout. Immobile sur le seul fauteuil confortable, grand-père Mahmoud, le père de Niloo et de mes tantes, n’avait pas desserré les dents depuis l’exil – je pensais qu’il était devenu gaga et parfois, en passant près de lui, j’agitais ma main devant son visage pour vérifier qu’il était encore en vie. Il me lançait alors un regard vide et je m’éloignais, en précisant à celui que je croisais que le grand-père était bien vivant.
Je fis le tour de l’appartement. J’en refis le tour. Je tentai de pousser les murs, espérant une porte cachée, une suite dans cet espace trop petit : mais où allais-je dormir ? La réponse vint rapidement. Par terre. Sur des matelas, dans le salon-salle-à-manger-bibliothèque-bureau avec mon père et ma mère – et le tout petit frère dans le ventre de ma mère.
Extraits
Commenter ce livre