#Roman étranger

Première personne

Richard Flanagan

Kif Kehlmann est dans l'impasse. Il n'est plus capable de subvenir aux besoins de sa famille. Le roman qu'il essaie d'écrire depuis des années n'avance pas. Et pour couronner le tout, il est tasmanien - un descendant de bagnard, un moins que rien. Mais un soir, il reçoit un coup de fil de Ray, un ami d'enfance aux relations troubles, qui assure depuis quelques mois la protection rapprochée du plus célèbre escroc d'Australie, Siegfried Heidi. Ce dernier, en passe d'être jugé pour avoir fauché plus de sept cents millions de dollars aux banques, cherche quelqu'un pour rédiger ses Mémoires. Kif n'a-t-il pas toujours voulu devenir écrivain ? Quittant la Tasmanie et sa femme enceinte de huit mois, il rejoint Heidl dans les bureaux de son éditeur à Melbourne, où il disposera de six semaines pour produire un manuscrit. S'engage alors un singulier jeu de dupes. Paranoïaque, manipulateur, le maitre fraudeur se dérobe aux questions précises, retarde l'avancée du texte, et distille à plaisir des informations contradictoires. Peu à peu Kif tombe sous l'insidieuse emprise de cet homme qui a placé son existence, par-delà le bien et le mal, sous le signe du mensonge et de la corruption de toute chose. Et qui invite Kif à la faire sienne, la vivre en miroir, tel un adieu à ses valeurs, un affranchissement : une inexorable libération.

Par Richard Flanagan
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature étrangère

pour Nikki Christer

 

 

Épigraphe Procès-verbal Commission d’enquête parlementaire sur la déportation des convicts Londres, le 5 mai 1837

 

 

Question : Y a-t-il beaucoup de librairies ?

M. James Mudie : Je dirais qu’on en compte environ une demi-douzaine à Sydney.

Question : Quelle sorte de livres avez-vous vus en vente dans ces commerces ? Appartiennent-ils à une catégorie différente de ceux que vous voyez chez les libraires londoniens ?

M. James Mudie : Inférieure, certainement ; il y a beaucoup de romans, par exemple. J’ai personnellement assisté à ce que, là-bas, on appelle des ventes de livres, et j’ai toujours constaté que les ouvrages de valeur se négociaient à un prix bien moindre que ce qu’ils auraient coûté en Angleterre ; je me souviens en particulier du brouhaha qui s’est élevé dans la salle quand le registre des détenus de Newgate a été mis aux enchères, chacun s’exclamant : “Ah, il me le faut !”

J’ai oublié le prix qu’il a atteint, mais c’était une somme énorme… Là-bas, on est également friand de l’histoire des bandits de grand chemin, et de ce genre de littérature.

 

Archives du Parlement britannique

 

 

I

 

 

1

 

 

Notre premier conflit, ce fut sa naissance. Je voulais en parler, il ne voulait pas. On en discuta toute cette journée-là, et la moitié de la suivante. Il prétendait que ça n’avait rien à voir avec lui. Plus tard je finis par comprendre son point de vue, mais sur le moment il me parut faire preuve d’un entêtement borné, d’une mauvaise volonté inexplicable – comme si, en fait, il ne voulait pas qu’on écrive ses Mémoires. Et bien sûr qu’il ne voulait pas qu’on les écrive, ces Mémoires, mais là n’était pas le problème. Ni pour lui ni pour autrui. Seulement je ne le compris que plus tard, beaucoup plus tard, quand j’en vins à craindre que le début de ce livre ne soit aussi le début de ma propre fin.

Trop tard, autrement dit.

Ces temps-ci, je me console avec les émissions de téléréalité. À cause de ce vide, de cette solitude douloureuse qui me poursuit. Qui m’effraie. Qui me terrifie à la pensée que j’aurais dû vivre et n’ai jamais vécu. La téléréalité n’a pas le même effet sur moi.

À l’époque, je ne savais plus où j’en étais. On redoutait que je ne retombe dans la littérature. C’est-à-dire dans les allégories, les symboles, ces tropes qui travestissent la danse macabre du temps ; les livres sans début ni fin, du moins pas dans cet ordre. “On”, c’était Gene Paley, l’éditeur. Il avait été très clair sur ce point : je devais raconter le plus simplement possible une histoire simple, et là où elle ne l’était pas – quand il était question d’arnaques spectaculaires dans toute leur complexité –, simplifier, illustrer par une anecdote, et ne jamais écrire une phrase longue de plus de deux lignes.

Il se murmurait, dans cette maison d’édition, que Gene Paley avait peur de la littérature. Non sans raison, d’ailleurs. D’une part elle se vend mal. D’autre part, on peut à juste titre lui reprocher de poser des questions auxquelles elle est incapable de répondre. Les gens y trouvent des révélations stupéfiantes sur eux-mêmes, ce qui, tout bien considéré, est rarement une bonne chose. Elle leur rappelle que la vie est faite d’échecs, et que la véritable ignorance est d’échouer à le comprendre. Peut-être y a-t-il dans tout cela une forme de transcendance, de la sagesse parfois, mais Gene Paley ne se voyait pas jouer le jeu de la transcendance. Lui, il voulait des livres qui vous répètent à l’envi une ou deux choses. De préférence une seule.

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trad. France Camus-Pichon
05/09/2018 400 pages 23,00 €
Scannez le code barre 9782330108809
9782330108809
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