« Si quelqu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou, afin de devenir sage. »
« De sa gueule jaillissent des torches,
il s’en échappe des étincelles de feu. »
JOB, 41, 11
PRÉFACE DE L’ÉDITEUR
Ainsi Peter Seurg a disparu. L’homme qui aimait à s’appeler lui-même le Chien Rouge a fini par mettre son projet à exécution. J’ai été son voisin pendant deux ans, si l’on peut considérer comme voisinage le fait de vivre dans une maison distante de plusieurs centaines de mètres au cœur d’une forêt des Pyrénées que la plupart des urbains jugeraient plutôt hostile : d’un accès difficile par la route, elle est peuplée de blaireaux, de renards, de fouines, de vipères, de couleuvres, de buses, de chauves-souris et de sangliers qui se hasardent la nuit jusque sous nos fenêtres. La chaleur de l’été y est écrasante et l’hiver plus long et plus rude qu’en plaine. Il faut aimer la nature, la solitude et le combat avec soi-même pour s’y installer et y défendre son nid.
La première fois que je vis Peter Seurg, c’était sur un sentier forestier qui grimpait dans le maquis montagneux et où j’avais l’habitude de promener mon chien. Au détour d’un virage, je fus surpris par sa silhouette longiligne en tenue de sport noire et moulante qui montait vers moi à vive allure.
C’était un homme qui devait approcher la cinquantaine. Son visage était émacié, ses cheveux blancs, son corps sec. Il portait des écouteurs et se contenta d’un salut de la main en me dépassant. Je fus frappé par la vitesse à laquelle il courait en pleine côte, la détermination qui se lisait sur ses traits luisants de sueur, la cisaille de ses bras, de ses jambes, le souffle qu’il expulsait à un rythme régulier, comme si sa vie dépendait de son ascension.
Je le recroisai quelques jours plus tard dans le jardin sans clôture de la maison où il venait d’emménager, au milieu d’un bosquet de chênes, d’arbousiers, de cistes cotonneux à feuilles de sauge, d’aubépine et de bruyère arborescente. Occupé à scier des bûches sur un chevalet, il m’adressa de loin un nouveau geste de la main et longtemps nos échanges ponctuels se limitèrent à ces signes discrets de courtoisie.
Je l’aperçus souvent en compagnie d’une jeune femme à la chevelure brune et brillante comme des sabots de Kabardin. Elle devait partager sa vie si j’en jugeais par la présence de deux véhicules au bout du chemin caillouteux qui menait chez lui. Souvent des éclats de voix en émanaient, qui, l’été, lorsque les fenêtres restaient ouvertes, retentissaient dans la vallée et parvenaient jusque chez moi. Bien que je ne pusse en comprendre le sens, ils semblaient se disputer avec une certaine violence. C’est après l’une de ces altercations que je fis réellement sa rencontre. Il marchait sur le même sentier où je l’avais croisé la première fois, la tête basse, le front soucieux, creusé par un pli profond, et semblait perdu dans de sombres pensées. Il ne me vit pas venir et j’eus le temps d’observer l’air malheureux et désorienté qui se peignait sur ses traits. Lorsque je le saluai à haute voix, il parut revenir à lui depuis un rêve douloureux, ses yeux tristes se ranimèrent et son visage s’éclaira d’un doux sourire comme si nous nous étions toujours connus et qu’il était heureux de me voir.
Extraits
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