#Roman francophone

Quatre-vingt-dix secondes

Daniel Picouly

"Le diable a bu du rhum. On a souillé les églises, déterré les cadavres. Saint-Pierre doit se repentir. Tandis que je crache de la boue et du feu, que je ravage les champs, les bêtes et les hommes, ils battent des mains comme des enfants à Carnaval. Ils oublient de redevenir des animaux sages, de faire confiance à leur instinct. Fuyez ! Je suis la montagne Pelée, dans trois heures, je vais raser la ville. Trente mille morts en quatre-vingt-dix secondes". Avec une verve baroque et vibrante, Daniel Picouly, prix Renaudot pour L'Enfant Léopard, incarne l'épopée terrifiante de la Montagne Pelée, force mythologique, dans un roman foisonnant aux résonances étrangement actuelles.

Par Daniel Picouly
Chez Albin Michel

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Genre

Littérature française

À Serge, mon grand frère

 

 

il y a des volcans qui se meurent

il y a des volcans qui demeurent

il y a des volcans qui ne sont là que pour le vent

il y a des volcans fous

il y a des volcans ivres à la dérive

il y a des volcans qui vivent en meutes et patrouillent

il y a des volcans dont la gueule émerge de temps en temps

véritables chiens de la mer

Aimé Césaire,

extrait de « Dorsale bossale » in Moi, laminaire…

 

 

1


Les Grands Blancs

 

 

Saint-Pierre de la Martinique, jeudi 8 mai 1902


5 heures du matin au Jardin botanique de Saint-Pierre. Deux fiacres gris s’arrêtent à l’ombre des énormes fromagers en faction devant l’entrée. Sans doute les voitures des duellistes. On ne vient dans ce jardin que pour s’émerveiller des mystères de la nature ou pour mourir une arme à la main. À cette heure, c’est pour mourir. Je suis rassurée. J’avais peur que les hommes renoncent à s’entre-tuer à cause de moi. Le Jardin botanique en aurait été vexé. Il est convaincu qu’on ne saurait mourir en meilleure compagnie que la sienne. Je dois reconnaître que le cadre est tentant pour qui souhaite partir en beauté, même si tout autour la concurrence est vive. Les environs de Saint-Pierre ne manquent pas de mornes, ces collines créoles indépendantes et fières, d’anses, de fonds, de pitons ou de simples points de vue où il peut paraître agréable de laisser là sa vie. De poser son sac. Le Jardin botanique le sait. Il a bien conscience qu’il n’est pas la nature. Qu’il ne peut que la singer. Pour se rassurer, il verse dans l’extravagance. Chaque jour il en rajoute dans la profusion tropicale et le baroque exotique pour aguicher le chaland. Il multiplie les bosquets, les parterres, les cascades, les essences rares et les bois précieux comme autant de publicités funéraires en dernière page du journal local.

Mourez chez moi.

Cadre enchanteur. Tranquillité assurée.

J’accueille duels, suicides d’argent ou d’amour.

Mélancolie acceptée.

 

Ce croque-mort luxuriant cache pourtant un cœur de cousette. Il se répand en démesure, mais peut se laisser attendrir par le délicat un rien vulgaire d’une rose de Caracas. C’est que le jardin a été nourri à tous les sentiments, du plus noble au moins canaille. Il rassemble et mêle des plantes venues des sept continents, une expression d’ici pour dire « de partout et d’ailleurs ». Saint-Pierre aime croire qu’elle ressemble à son jardin. Qu’elle en possède les vertus. Mais c’est faux.

Le Jardin botanique s’appelle en vérité « Jardin colonial des plantes ». Le mot « colonial » faisait mauvaise herbe, il a été sarclé. Le jardin est trop proche de la ville, on se devait de le rendre plus fréquentable. Pour Saint-Pierre, il est la preuve qu’on peut pacifier cette nature qui se rebelle ouvertement partout autour. La ville tenait à ramener le jardin à une distraction, à en faire « une plume de coquette à son chapeau » piquée un brin en retrait au-dessus du quartier du Centre. Le quartier chic. Le seul des trois quartiers de la ville où un Pierrotin depuis toujours se doit, sous peine de déchoir, d’avoir une adresse. De préférence rue Victor-Hugo, la voie royale et prospère de Saint-Pierre. Elle défile en procession à travers toute la ville du nord au sud et du sud au nord. Quels que soient l’effervescence d’enseignes, les cris et le charroi, la rue Victor-Hugo se tient. Elle donne toujours l’impression de sortir de la messe du dimanche pour entrer dans une pâtisserie. La rue sait aussi se montrer vive et légère, vaguement grisée par les arômes de rhum de la kyrielle de distilleries qui l’accompagnent en chemin. La rue Victor-Hugo a mis des limites à sa tolérance. Elle accepte d’aller se commettre hors du Centre pour évangéliser le quartier du Mouillage au sud, mais refuse de fricoter au nord avec les parvenus du quartier du Fort qui se prétend la ville haute. La rue Victor-Hugo renonce à l’entrée du pont de pierre sur la Roxelane. Cette rivière sauvage est pour elle la ligne de partage des eaux troubles. Le vrai Saint-Pierre s’arrête là. Les quartiers du Mouillage et du Fort ne sont que les serre-livres d’une ville qui ne lit pas.

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22/08/2018 265 pages 19,50 €
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