#Roman étranger

La Loi de la mer

Davide Enia

Pendant plus de trois ans, à Lampedusa, cette île entre Afrique et Europe, l'écrivain et dramaturge Davide Enia a rencontré habitants, secouristes, exilés, survivants. En se mesurant à l'urgence de la réalité, il donne aux témoignages recueillis la forme d'un récit inédit, déjà couronné par le prestigieux prix Mondello en Italie. Après Sur cette terre comme au ciel, récompensé par le prix du Premier roman étranger, Davide Enia confirme son talent singulier et puissant.

Par Davide Enia
Chez Albin Michel

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Genre

Littérature étrangère

À Silvia, mon ancre

 

 

À Lampedusa, un pêcheur m’avait dit : « Tu sais quel poisson est revenu ? Le loup de mer. »

Il s’était allumé une cigarette et l’avait grillée jusqu’au bout, en silence.

« Et tu sais pourquoi les loups sont revenus ? Tu sais ce qu’ils mangent ? Tu m’as compris. »

Il avait éteint sa cigarette et il était parti.

Rien, il n’y avait rien à ajouter.

J’avais gardé de Lampedusa le souvenir des mains calleuses des pêcheurs, les récits des cadavres remontés chaque fois dans les filets – « Chaque fois ? – U’ sai che bole dìri1 ? Chaque fois. » Et le souvenir d’un rafiot échoué au soleil, seul témoin pour moi des événements de cette période historique. La corrosion, la poussière, la rouille. Et les réticences des îliens sur ce mot de « débarquement » employé à tort et à travers quand c’étaient en réalité des sauvetages : les bateaux convoyés jusqu’au port, les pauvres hères conduits dans le centre de séjour temporaire. Les gens qui leur donnaient des vêtements, dans une surenchère de miséricorde, loin des projecteurs et de toute publicité, parce qu’il faisait froid et que c’étaient des corps à réchauffer.

 

*

 

La brume déformait mon champ de vision.

La ligne de l’horizon vibrait.

Pour la énième fois je constatais avec étonnement la capacité de Lampedusa à déstabiliser ses visiteurs, à susciter en eux un fort sentiment d’isolement. Le ciel si proche qu’il vous tombe presque sur les épaules. La voix omniprésente du vent. La lumière qui frappe de partout. Et devant les yeux, toujours, la mer, éternelle couronne de joie et d’épines. Les éléments s’abattent sur l’île sans que rien les arrête. Pas de refuge. On y est transpercé, traversé par la lumière et le vent. Sans défense.

La journée avait été très longue.

J’entendis la voix de mon père qui m’appelait, tandis que le sirocco brouillait mes pensées.

 

*

 

J’avais rencontré le plongeur chez un ami.

Mais il n’y avait que nous deux.

La première et persistante sensation était celle-ci : c’était un géant.

Il avait dit tout de suite : « Pas d’enregistrement. »

Assis à l’autre bout de la table, il croisait les bras.

Et les avait gardés croisés.

« Moi, le 3 octobre, je ne veux pas en parler », dit-il d’un ton sec et sans réplique.

Sa voix était basse et mesurée, contrastant avec sa masse imposante. Des mots de mon dialecte, le sicilien, affleuraient dans ses phrases mais prononcés avec l’accent de chez lui – il venait des montagnes lointaines du nord de l’Italie, où la mer est une abstraction. Dix années à travailler en Sicile avaient laissé des traces. Tantôt les sonorités du Sud dominaient tout entier ce corps gigantesque, tantôt la lutte entre ses deux identités cessait, et il me fixait avec toute la majesté des montagnes du Nord.

Il était devenu plongeur par hasard, une occasion de travail saisie au vol après le service militaire.

« Nous les plongeurs, on est habitués à la mort, on nous en parle tout de suite, parce que c’est la donnée essentielle. Dès le premier jour d’entraînement, ils nous disent : en mer, on peut mourir. Et c’est vrai. Quand tu plonges, il suffit d’une erreur, et tu meurs. Un mauvais calcul, et tu meurs. Tu dépasses tes limites, et tu meurs. Sous l’eau, la mort t’accompagne, toujours. »

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trad. Françoise Brun
05/09/2018 240 pages 18,00 €
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