#Essais

Frantumaglia. L'écriture et ma vie : Papiers 1991-2003, cartes 2003-2007, lettres 2011-2016

Elena Ferrante

"Ma mère m'a légué un mot de son dialecte qu'elle employait pour décrire son état d'esprit lorsqu'elle éprouvait des impressions contradictoires qui la tiraillaient et la déchiraient. Elle se disait en proie à la frantumaglia". C'est autour de ce mot, du sentiment d'instabilité qu'il évoque, que ce recueil de textes d'Elena Ferrante s'articule. Lettres échangées avec son éditeur, entretiens, correspondances sont les pièces hétérogènes d'une mosaïque qui éclaire la démarche de l'écrivain et invite le lecteur à entrer dans son atelier. En revenant sur ses romans - de L'amour harcelant à la saga L'amie prodigieuse -, Elena Ferrante prolonge sa recherche autour des thématiques essentielles de son oeuvre : le rôle de l'écriture comme tentative de recomposition d'une intériorité morcelée, l'univers féminin, la complexité de la relation mère-fille, Naples. A travers la multiplicité des écrits rassemblés, Frantumaglia offre un parcours original dans l'univers littéraire d'Elena Ferrante, ainsi que l'autoportrait inédit d'un écrivain à l'oeuvre.

Par Elena Ferrante
Chez Editions Gallimard

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Genre

Critique littéraire

NOTE DE L’ÉDITEUR ITALIEN

SUR LA PRÉSENTE ÉDITION


Frantumaglia, dans sa nouvelle édition augmentée, est un ouvrage regorgeant d’événements et de personnages, qui se lit comme un roman.

La première et la deuxième partie, publiées uniquement en Italie, couvrent une période qui s’étend de 1991 à 2007. La première partie s’intitule Papiers. 1991-2003. La deuxième, Cartes, s’étale de 2003 à 2007.

La partie ajoutée, Lettres, concerne les années 2011-2016, celles de la publication en Italie et à l’étranger de la tétralogie L’amie prodigieuse, en anglais Neapolitan Quartet. Elle se compose des principales interviews qu’Elena Ferrante a données dans de nombreux pays, européens ou non, à l’occasion de la sortie des quatre tomes.

Au fil des échanges qu’on y lit, l’auteure aborde de multiples thèmes : son écriture, la tradition littéraire dans laquelle ses livres ont puisé, le rôle de la pensée féminine dans la création de personnages tels que Lila et Lenù.

Tout en tenant à distance le monde des médias, Elena Ferrante s’efforce de poursuivre son dialogue avec les lecteurs à travers des interviews dans la presse, souvent effectuées par des journalistes et des critiques de grandes sensibilité et intelligence.

Sous sa forme non systématique mais ouverte, riche en trouvailles, contradictions et réflexions, Frantumaglia offre de multiples clefs pour la lecture des romans et constitue un outil d’autant plus indispensable aujourd’hui que la célébrité de l’auteure et de ses écrits se répand dans le monde entier.

Sandra Ozzola

 

 

I


PAPIERS

1991-2003

 

 

CET OUVRAGE


Cet ouvrage s’adresse à ceux qui ont lu, aimé, exploré L’amour harcelant (1995) et Les jours de mon abandon (2004)1, les deux premiers romans d’Elena Ferrante. Devenu au fil des ans un livre culte, le premier a donné lieu à une très belle adaptation cinématographique de Mario Martone, et les questions concernant la timidité particulière de l’auteure se sont alors multipliées. Avec le suivant, le public de l’écrivain a acquis d’autres lectrices et lecteurs passionnés, et les interrogations sur la personnalité d’Elena Ferrante se sont faites plus pressantes.

Afin de satisfaire la curiosité de ce public à la fois exigeant et généreux, nous avons décidé de rassembler ici quelques lettres de l’auteure aux éditions e/o, de rares interviews et sa correspondance avec des lecteurs d’exception. Les textes éclairent notamment, d’une façon que nous espérons définitive, les raisons qui poussent depuis dix ans l’écrivain à rejeter la logique des médias et leurs nécessités.

Les éditeurs Sandra Ozzola et Sandro Ferri

 

 

Cette introduction à la première édition de Frantumaglia date de septembre 2003. Les passages en italiques à la fin des textes sont tous des éditeurs.

 

 

* * *

 

1. Ces deux ouvrages ont été publiés en Italie respectivement en 1992 et 2002. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

 

 

1


Le cadeau de la Befana

 

 

Chère Sandra,

Lors du dernier et agréable entretien que j’ai eu avec ton mari et toi-même, tu m’as demandé ce que je comptais faire pour la promotion de L’amour harcelant (il est bon que je m’habitue à donner à ce livre son titre définitif). Tu m’as posé cette question de façon ironique en l’accompagnant d’un de tes regards brillants de malice. Je n’ai pas eu le courage de te répondre sur-le-champ : il me semblait avoir été assez claire avec Sandro, lequel m’avait dit approuver totalement mon choix, et j’espérais qu’on n’aborderait plus ce sujet, pas même sur le mode de la plaisanterie. Je te réponds à présent par écrit : l’écriture efface chez moi les longues pauses, les incertitudes, les fléchissements.

J’ai l’intention de ne rien faire pour L’amour harcelant, rien qui ne comporte un engagement public de ma personne. J’en ai déjà assez fait pour cette longue nouvelle : je l’ai écrite ; si elle a une quelconque valeur, cela devrait suffire. Je ne participerai ni aux débats ni aux colloques auxquels je serai invitée. Je n’irai pas retirer les prix qu’on jugera bon de m’attribuer. Je ne ferai jamais la promotion de ce livre, surtout pas à la télévision, ni en Italie ni éventuellement à l’étranger. Je n’interviendrai qu’à travers l’écriture, en me limitant toutefois, là aussi, au minimum indispensable. Je me suis définitivement engagée de la sorte auprès de ma famille et de ma propre personne. J’espère ne pas être obligée de me raviser. Je comprends que cela risque d’engendrer des difficultés pour la maison d’édition. J’ai beaucoup d’estime pour votre travail, j’ai conçu pour vous un attachement immédiat, je ne veux pas vous causer de tort. Si vous ne désirez plus me soutenir, dites-le-moi sans tarder, je comprendrai. Il n’est en rien nécessaire que cet ouvrage soit publié.

J’ai du mal à expliquer cette décision de façon exhaustive, tu le sais. Je me contenterai de te confier qu’il s’agit d’un petit pari lancé à moi-même, à mes convictions. Je ne crois pas que les livres aient besoin des auteurs, une fois qu’ils sont écrits. S’ils ont quelque chose à raconter, ils finiront tôt ou tard par trouver des lecteurs. Les exemples sont nombreux. J’aime beaucoup ces mystérieux ouvrages d’époques ancienne et moderne dont les auteurs demeurent incertains, mais qui ont eu et continuent d’avoir une vie intense. Ils m’évoquent un prodige nocturne semblable à celui de l’Épiphanie, dans mon enfance, lorsque j’allais me coucher, tout agitée, dans l’attente des cadeaux de la Befana1 : à mon réveil, le lendemain matin, les cadeaux étaient bien là, mais personne n’avait vu la Befana. Les véritables miracles sont ceux qu’on ne peut attribuer à personne, et cela s’applique aux petits miracles des esprits secrets de la maison comme aux grands miracles qui vous laissent véritablement bouche bée. J’ai conservé cette envie enfantine de petits et grands émerveillements, j’y crois encore.

Voilà pourquoi, chère Sandra, je te le dis sans détour : si L’amour harcelant n’a pas en soi de fil à tisser, tant pis, cela signifie que nous nous sommes toutes deux trompées ; mais s’il en a, le fil s’entrelacera aussi loin qu’il en sera capable et il ne nous restera plus qu’à remercier les lectrices et les lecteurs de l’avoir patiemment saisi par une extrémité et tiré à eux.

D’ailleurs, n’est-il pas vrai que promouvoir un livre est onéreux ? Je serai l’auteure la moins chère de la maison d’édition. Ma présence même vous sera épargnée.

Je t’embrasse fort,

Elena

Lettre du 21 septembre 1991.

 

 

* * *

 

1. La tradition italienne veut que, la veille de l’Épiphanie, la Befana, vieille sorcière chevauchant un balai, dépose des cadeaux dans les chaussettes des enfants.

 

 

2


Les couturières des mères

 

 

Chère Sandra,

Cette histoire de prix m’agite beaucoup. Ce qui me trouble le plus, je dois te le dire, n’est pas que mon livre ait reçu un prix, mais que ce prix porte le nom d’Elsa Morante. Pour écrire quelques lignes de remerciement qui soient surtout un hommage à une auteure que j’ai énormément aimée, j’ai cherché dans ses livres des passages appropriés à l’occasion et j’ai découvert que l’anxiété joue de mauvais tours. J’ai feuilleté, j’ai feuilleté, et je n’ai pas déniché un seul mot qui fasse mon affaire, alors que je m’en remémorais avec netteté un grand nombre. Il faudra se pencher sur la façon dont les mots échappent aux livres et dont les livres se transforment en sépulcres vides, ainsi que sur le moment où cela se produit.

Par quoi ai-je été aveuglée dans de telles circonstances ? Tandis que je traquais un passage éminemment féminin sur la figure maternelle, les narrateurs masculins d’Elsa Morante m’ont brouillé la vue. Je savais bien que ces passages existaient, mais, pour les retrouver, j’aurais dû me replonger dans l’impression qu’avait suscitée en moi ma première lecture, au cours de laquelle j’étais parvenue à entendre dans ces voix d’hommes des déguisements de voix et de sentiments féminins. Or, l’urgence d’une lecture effectuée dans le but de repérer quelques phrases à citer ne peut que s’opposer à un tel résultat. Les livres sont des organismes complexes, les lignes qui nous ont profondément troublés constituent le paroxysme du tremblement de terre qu’un texte provoque chez le lecteur dès les premières pages. De fait, soit on localise la faille et on devient la faille, soit les mots que nous avons crus écrits pour nous demeurent introuvables, ou semblent banals, ou encore prennent carrément l’allure de lieux communs.

J’ai fini par recourir à la citation que vous connaissez – je voulais la placer en exergue de L’amour harcelant. Elle est toutefois difficile à utiliser : lue aujourd’hui, elle se présente dans toute son évidence comme un passage ironique sur la dématérialisation du corps de la mère par l’homme méridional, rien de plus. Voilà pourquoi je transcris ici la page entière pour le cas où vous estimeriez nécessaire de le citer afin de rendre la lecture de mes remerciements plus compréhensible. Elsa Morante résume librement ce que son personnage, Giuditta, dira à son fils pour commenter sa manière toute sicilienne de marquer la fin, après une affreuse humiliation, de l’expérience théâtrale de sa mère et le retour de cette dernière à un aspect moins perturbant.

 

Giuditta lui saisit une main et la couvrit de baisers. À ce moment (lui dit-elle par la suite), il avait tout à fait pris un air de Sicilien : de ces Siciliens sévères, hommes d’honneur, toujours en train de surveiller leurs sœurs, pour qu’elles ne sortent pas le soir, qu’elles n’encouragent pas leurs soupirants, qu’elles ne mettent pas de rouge à lèvres ; et pour lesquels le mot mère signifie deux choses : vieille et sainte. La couleur qui convient aux vêtements des mères est le noir, ou, à la rigueur, le gris et le marron. Leurs vêtements sont sans forme ; car personne, à commencer par les couturières des mères, ne va penser qu’une mère ait un corps de femme. Le nombre de leurs années est un mystère sans importance, puisque, de toute façon, leur seul âge est la vieillesse. Cette vieillesse informe a des yeux saints qui pleurent, non pour elle-même, mais pour les enfants ; elle a des lèvres saintes, qui récitent des prières, non pour elle mais pour les enfants. Et malheur à celui qui prononce en vain, devant ces enfants, le saint nom de leurs mères ! malheur ! c’est une offense mortelle1 !

 


Je tiens à ce que ce passage soit lu sans emphase, d’une voix normale, non du ton déclamatoire qu’adoptent les mauvais acteurs de théâtre. Que celui d’entre vous qui s’en chargera souligne juste, avec légèreté, sans forme, couturières des mères, corps de femme, mystère sans importance.

Voici enfin ma lettre pour le jury du prix. J’espère qu’on comprendra que les mots d’Elsa Morante n’ont rien de daté.

Je vous présente encore mes excuses pour la gêne que je vous cause.

Elena

 


Cher président, chers jurés,

J’ai à l’esprit de multiples phrases d’Elsa Morante, dont j’aime énormément les livres. Avant de vous écrire, j’en ai cherché quelques-unes afin de m’y agripper et d’en tirer de l’épaisseur. J’en ai repéré très peu là où je croyais qu’elles se trouvaient. Bon nombre d’entre elles s’étaient dissimulées. En feuilletant, j’en ai reconnu d’autres, qui m’ont envoûtée davantage que celles dont je me souvenais. Les mots accomplissent des parcours imprévisibles dans l’esprit de ceux qui les lisent. Je traquais surtout des passages concernant la figure maternelle, centrale dans l’œuvre d’Elsa Morante, et j’ai fouillé Mensonge et sortilège, L’île d’Arturo, La storia, Aracoeli. C’est dans Le châle andalou que je les ai peut-être débusqués.

Vous connaissez certainement ces mots mieux que moi, et il est inutile que je les retranscrive. Ils montrent comment les enfants imaginent leurs mères : dans un état de vieillesse permanente, les yeux sacrés, les lèvres sacrées, vêtues de noir, de gris ou au mieux de marron. Au début, l’auteure parle d’enfants en particulier : « […] ces Siciliens sévères, hommes d’honneur, toujours en train de surveiller leurs sœurs. » Mais, en quelques phrases, elle écarte la Sicile pour aborder – me semble-t-il – une image maternelle moins locale. Cela se produit avec l’apparition de l’expression sans forme. Les vêtements des mères sont sans forme et leur âge unique, la vieillesse, est lui aussi sans forme, car, écrit Elsa Morante, « personne, à commencer par les couturières des mères, ne va penser qu’une mère ait un corps de femme ».

Ce « personne ne va penser » est à mon avis très révélateur. Il signifie que l’informe conditionne avec une telle puissance le mot « mère » que, pensant au corps auquel le mot devrait renvoyer, les fils et les filles n’arrivent qu’avec répulsion à lui attribuer les formes qui lui reviennent. C’est aussi le cas des couturières des mères, qui sont pourtant femmes, filles, mères. Par habitude, de façon irréfléchie, elles confectionnent à l’intention de leur mère des vêtements qui effacent la femme, comme si la seconde était une lèpre pour la première. De ce fait, l’âge des mères se transforme en un mystère sans importance, et la vieillesse devient leur seul âge.

L’expression « couturières des mères » retient mon attention, tandis que je vous écris, alors que je n’y avais auparavant guère songé. Mais elle m’attire beaucoup, en particulier si je l’associe à une façon de parler qui m’intrigue depuis l’enfance : « tailler un costume à quelqu’un2 ». J’imaginais alors qu’elle traduisait quelque chose de mauvais : une agression malicieuse, une violence qui abîme les vêtements et dénude de façon scabreuse ; pis encore, un art magique, capable de vous façonner le corps jusqu’à l’obscénité. Aujourd’hui cette expression ne me paraît signifier rien de mauvais, ni de scabreux. Mieux, le lien qu’elle établit entre tailler, vêtir et dire me passionne. Et le fait qu’elle ait engendré une métaphore de la médisance me semble captivant. Si les couturières des mères apprenaient à leur fabriquer des vêtements en les dénudant, ou si elles les leur ajustaient de façon à leur rendre le corps de femme qu’elles possèdent, qu’elles ont possédé, elles les dénuderaient en les vêtant, et leur corps, leur âge ne seraient plus un mystère sans importance.

Lorsqu’elle évoquait les mères et leurs couturières, Elsa Morante évoquait peut-être aussi la nécessité de retrouver leurs vrais vêtements et de mettre en pièces les habitudes qui pèsent sur le mot « mère ». Ou peut-être pas. Quoi qu’il en soit, je me souviens d’autres de ses images (le rappel d’un « suaire maternel », par exemple, qualifié de « tissure de frais amour sur le corps de la lèpre3 »), à l’intérieur desquelles il serait agréable de se laisser aller pour rejaillir, telles de nouvelles couturières prêtes à se battre contre l’erreur de l’Informe.

 


L’auteure n’est pas allée recevoir le prix du premier roman que le jury de la sixième édition du prix Procida, Isola di Arturo - Elsa Morante (1992) avait attribué à L’amour harcelant. Elle a envoyé à sa maison d’édition la lettre aux jurés reproduite ci-dessus afin qu’elle soit lue pendant la cérémonie de remise du prix. Le texte a été publié dans les Cahiers Morante, édités par Jean-Noël Schifano et Tjuna Notarbartolo, Edizioni scientifiche italiane, 1993. Il est publié ici avec de légères modifications. La citation d’Elsa Morante est tirée du Châle andalou.

 

 

* * *

 

1. Traduction de Mario Fusco, Gallimard, 1967.

 

2. Tel est le sens figuré de l’expression littérale « couper des habits sur quelqu’un ».

 

3. « La chanson des R. H. et des N. M. », 2, in Le monde sauvé par les gamins, traduction de Jean-Noël Schifano, Gallimard, 1991.

 

 

3


Écrire sur commande

 

 

Chère Sandra,

Quelle chose affreuse avez-vous faite ! En rédigeant quelques lignes pour l’anniversaire de votre maison d’édition, j’ai découvert qu’il est facile, voire agréable, d’emprunter la pente de l’écriture sur commande. Que va-t-il se passer ? Maintenant que vous m’avez amenée à ôter le bouchon, toute l’eau va-t-elle s’écouler dans la bonde du lavabo ? En cet instant, je me sens prête à écrire sur n’importe quel sujet. Vous me demanderez de fêter l’achat de votre nouvelle voiture ? Je débusquerai quelque part un souvenir de premier voyage en auto et en viendrai, ligne après ligne, à vous congratuler pour l’achat de votre véhicule. Vous me demanderez de féliciter votre chatte des chatons dont elle a accouché ? J’exhumerai la chatte que mon père m’offrit, puis, exaspéré par ses miaulements, me reprit pour l’abandonner le long de la route de Secondigliano. Vous me demanderez de contribuer à un livre sur la Naples actuelle ? Je décrirai les réticences que j’avais autrefois à sortir de chez moi, tant je craignais de rencontrer une voisine indiscrète que ma mère avait chassée en signe de rébellion, et, de fil en aiguille, aborderai la peur que cause une violence qui vous assaille par ricochet aujourd’hui, alors même que la vieille politique se refait une façade et que l’on peine à distinguer la nouvelle donne que nous sommes censés soutenir. Il s’agira de payer mon obole à l’urgence, pour les femmes, d’apprendre à aimer leur mère ? Je raconterai comment ma mère me tenait par la main dans la rue, durant mon enfance, oui, je commencerai par là – d’ailleurs, maintenant que j’y pense, cela me ferait vraiment plaisir, je conserve une émotion lointaine de ce contact épidermique, ma mère me pressait la main, en proie à l’angoisse que je me libère et m’élance dans la rue chaotique, dangereuse, je percevais sa peur et j’avais peur –, et puis je dénicherai un moyen d’effectuer mon petit devoir au point de citer savamment Luce Irigaray et Luisa Muraro1. Les mots en entraînant d’autres, on arrive toujours à écrire une page à la cohérence banale, élégante, triste ou amusée sur n’importe quel sujet, vil ou élevé, simple ou complexe, mince ou fondamental.

Alors comment se conduire ? Dire non aussi aux êtres que nous aimons et en qui nous avons confiance ? Ce n’est pas mon cas. J’ai rédigé le texte de commémoration en question, j’aimerais qu’il vous communique ma véritable estime pour la noble bataille que vous avez menée au cours de ces années et qui est aujourd’hui, je le crois, encore plus difficile à gagner.

Voici donc mon message, tous mes vœux. Pour cette fois, je me suis contentée de partir d’un rejet de câprier. J’ignore ce qu’il en sera ensuite. Je pourrais vous inonder de souvenirs, pensées, ébauches à visée universelle. C’est facile. Je me sens capable d’écrire sur commande à propos des jeunes d’aujourd’hui, des infamies de la télé, de Di Giacomo, de Francesco Jovine2, de l’art du bâillement, d’un cendrier. Tchekhov, le grand Tchekhov, qui, bavardant avec un journaliste désireux de connaître l’origine de ses nouvelles, saisit le premier objet à portée de sa main – un cendrier justement – et dit : Vous voyez ça ? Revenez demain et je vous remettrai une nouvelle intitulée « Le cendrier ». Splendide anecdote. Mais de quelle façon et à quel moment le hasard se transforme-t-il en nécessité d’écriture ? Je l’ignore. Je ne sais qu’une seule chose : l’écriture présente un côté déprimant quand les nervures de l’occasion sont visibles. Alors la vérité elle-même peut paraître contrefaite. Voilà pourquoi, pour éviter tout malentendu, j’ajoute en marge, sans câpriers, sans littérature, sans rien, que mes félicitations sont véritables et émues. À bientôt,

Elena

 

Dans une des nombreuses maisons où j’ai vécu, jeune, un rejet de câprier poussait à chaque saison sur le mur exposé à l’est. Sur cette pierre nue, mal scellée, la moindre graine trouvait de quoi s’enraciner. Ce câprier, surtout, poussait et fleurissait avec tant de superbe et des couleurs si subtiles que j’en ai gardé une image de force juste, d’énergie douce. Chaque année, le paysan qui nous louait la maison arrachait les plantes. En vain. Quand il embellit le mur au moyen d’un crépi, il étendit de ses propres mains une coulée uniforme qu’il peignit d’un bleu pâle insupportable. J’attendis longuement, confiante, que les racines du câprier l’emportent une nouvelle fois et viennent rider le calme plat du mur.

Aujourd’hui, alors que je cherche le chemin des souhaits à adresser à ma maison d’édition, j’ai le sentiment que cela s’est produit. Le crépi s’est fendillé et le câprier a rejailli avec ses premiers germes. Voilà pourquoi je souhaite à e/o de poursuivre sa lutte contre le crépi, contre tout ce qui harmonise par l’effacement. Et ce, en faisant éclore avec entêtement, saison après saison, des livres en forme de fleur de câprier.


L’occasion évoquée ici était le quinzième anniversaire des éditions e/o (1994). Le texte figurant au bas de la lettre fut inclus dans le catalogue de la maison d’édition imprimé pour la circonstance.

 

 

* * *

 

1. Luisa Muraro, née en 1940, est une philosophe et féministe italienne.

 

2. Salvatore Di Giacomo (1860-1934) était un poète et dramaturge napolitain. Francesco Jovine (1902-1950), un écrivain, journaliste et essayiste.

 

 

4


Le livre adapté

 

 

Cher Sandro,

Évidemment, je suis curieuse, j’ai hâte de lire le scénario de Martone1. Je te prie de me l’envoyer dès réception. Je crains toutefois que sa lecture ne serve qu’à satisfaire ma curiosité, laquelle consiste à déterminer ce qui, dans mon livre, a nourri et nourrit le projet de ce film, quels sont les nerfs que l’ouvrage a touchés chez Martone, de quelle manière il a ébranlé sa faculté d’imagination. Pour le reste, à bien y réfléchir, je vais sans doute me retrouver dans une situation à la fois comique et gênante : je deviendrai la lectrice du texte d’un tiers me relatant une histoire que j’ai écrite ; j’imaginerai à partir de ses mots à lui ce que j’ai déjà imaginé, vu, figé par mes propres mots, et il faudra à cette seconde imagination régler ses comptes – ironiques ? tragiques ? – avec la première. Bref, je serai la lectrice d’un de mes lecteurs qui racontera à sa façon, avec ses propres moyens, avec son intelligence et sa sensibilité, ce qu’il a lu dans mon livre. Comment vais-je réagir ? Je suis incapable de te le dire. J’ai peur de découvrir que je ne sais pas grand-chose de mon livre. Je crains de voir dans l’écriture d’un autre (un scénario est une écriture particulière, j’imagine, mais cela demeure une écriture de fiction) ce que j’ai vraiment raconté et d’en être dégoûtée ; ou d’en mesurer la faiblesse ; ou simplement de distinguer ce qui n’y est pas, ce que j’aurais dû raconter et que, par incapacité, par lâcheté, en vertu de choix littéraires restrictifs et d’un regard superficiel, je n’ai pas raconté.

Suffit, je ne veux pas traîner en longueur. J’admets que le plaisir de cette nouvelle expérience l’emporte sur mes petites anxiétés et sur mes inquiétudes. Voilà sans doute ce que je vais faire : je lirai le texte de Martone indépendamment du fait qu’il s’agit d’une transition pour arriver à son film ; je le lirai comme une occasion d’approfondir, à travers le travail et l’inventivité d’un autre, non pas mon livre, qui suit son propre chemin désormais, mais la matière que j’ai effleurée en l’écrivant. Dis-le-lui, si tu le vois ou si tu lui parles, je ne veux pas qu’il s’attende de ma part à une contribution techniquement utile.

Je te remercie beaucoup de la peine que tu te donnes.

Elena

 


Cette lettre, datée d’avril 1994, fait allusion au scénario que Mario Martone a tiré de L’amour harcelant. Le réalisateur envoya le texte à Elena Ferrante avec une lettre d’accompagnement. Il s’ensuivit une correspondance que nous publions ci-après.

 

 

* * *

 

1. Né en 1959 à Naples, Mario Martone est cinéaste, scénariste et metteur en scène de théâtre et d’opéra.

 

 

5


La réinvention de L’amour harcelant

 

 

Correspondance avec Mario Martone

 

 

Campagnano, 18 avril 1994

Chère Madame Ferrante,

Je vous envoie le troisième jet du scénario auquel je travaille. Comme vous pouvez l’imaginer, il y aura d’autres versions qui intégreront au fil du temps modifications, nouvelles idées, changements liés au développement des personnages ou au choix des décors. En effet, les scénarios ressemblent à des cartes géographiques : plus ils sont précis, plus ils accordent de liberté au parcours qui débute par le tournage du film. Jusqu’à ce moment-là, on ne cesse d’y travailler.

J’ai essayé de comprendre et de respecter votre livre, mais aussi de le filtrer à travers mes expériences, mes souvenirs, la perception que j’ai de Naples. Je m’efforce de donner naissance à une Delia qui sera peut-être différente de celle que vous connaissez : cette nécessité s’explique par votre choix d’en voiler l’image, dans le roman. Vous en révélez les pensées, vous offrez aux lecteurs les points d’appui décisifs, mais vous ne la décrivez jamais sous nos yeux avec l’évidence des autres personnages. Ce prodigieux processus d’écriture, qui crée le mystère de la relation qu’entretiennent Delia et Amelia, devra inévitablement se dissoudre un peu pour, je l’espère, se recomposer sur le plan cinématographique : dans le film, il faut en effet que nous voyions Delia dès le début. J’essaie de lui attribuer une personnalité qui se situe au croisement de votre personnage et de l’actrice qui l’interprétera, Anna Bonaiuto1, selon un processus que j’affectionne (si vous avez eu l’occasion de voir Mort d’un mathématicien napolitain, pensez au personnage de Renato Caccioppoli et à l’acteur Carlo Cecchi2). Cela traduit, de ma part, une volonté de coller au récit avec une réalité cinématographique : il importe de ne pas oublier que la caméra filmera ce visage, ce corps, ce regard.

Les flash-back, ainsi que les interventions de la voix hors champ (voix off), sont peut-être un peu trop nombreux, mais, sachez-le, il s’agit d’un matériau qu’il est possible de monter très librement par la suite et qu’il me semble préférable de garder pour l’instant. J’ai modifié certains décors. Vous constaterez en particulier que j’ai troqué la chambre d’hôtel contre un établissement thermal. Ces modifications et celles qui viendront sans doute par la suite sont liées à mon désir de trouver de véritables lieux qui s’approchent de l’esprit du roman, plutôt que de recréer ces décors ; deuxièmement parce que voir sur l’écran et voir en imagination sont parfois (c’est le cas de la chambre d’hôtel) deux choses différentes. Pour cette même raison, je préfère, par exemple, que l’oncle Filippo ait ses deux bras : autrement, le spectateur risquerait, je le crains, de se demander où est l’astuce.

Pour ce qui est de la période durant laquelle l’action se déroule et de l’atmosphère électorale que j’ai brossée en arrière-plan, j’aimerais avoir votre impression : je ne voudrais pas que cela ait l’air gratuit. Je vous envoie la photocopie d’un article publié par Il Manifesto qui saisit bien, à mon avis, le lien entre la féminité d’Alessandra Mussolini3 et le fascisme en tant que donnée « anthropologique » à Naples : un lien qui, me semble-t-il, n’est pas totalement étranger à l’intrigue de L’amour harcelant.

Quoi qu’il en soit, n’hésitez pas, je vous en prie, si vous le souhaitez, à me fournir des indications et des suggestions, y compris sur les détails : elles seront pour moi extrêmement précieuses. J’espère que le scénario ne vous décevra pas : je serais heureux de pouvoir m’atteler au film en comptant sur votre confiance.

Avec affection et gratitude,

Mario Martone

 


Cher Martone,

Votre scénario m’a tellement enthousiasmée que, malgré plusieurs tentatives de vous communiquer mon estime et mon admiration pour votre travail, je n’ai pas réussi à aller au-delà de quelques lignes. Je crains sincèrement de ne pas savoir comment contribuer à votre projet. C’est pourquoi j’ai décidé de procéder de la sorte : je vous signale un peu plus loin, non sans pédanterie ni gêne, les points marginaux, parfois totalement négligeables, sur lesquels vous pourriez intervenir ; et ce, en vous livrant mes notes telles que je les ai prises au cours de ma lecture, sans prétention. Nombre d’entre elles vous sembleront peut-être infondées, davantage dictées par la façon dont l’histoire et les personnages sont ancrés dans mon esprit que par la manière dont ils existent à présent dans l’écriture. De plus, elles ne tiennent peut-être pas assez compte de votre effort de réinvention cinématographique du personnage de Delia. Je vous en demande pardon par avance.

 

p. 10. L’allusion à Augusto : Delia est un être tendu dans chacun de ses muscles, dans chacun de ses mots ; gentille et glaciale, affectueuse et distante. Ses relations avec les hommes ne sont pas des expériences, mais des tentatives de mettre à l’épreuve son organisme étranglé : tentatives qui se soldent toutes par un échec. Je la crois incapable d’apprécier une quelconque forme de solitude. Pour elle, la solitude ne constitue pas une parenthèse, des vacances, dans une existence bien remplie, mais un retranchement transformé en mode de vie. Chacun de ses gestes et de ses paroles est un nœud. C’est l’intrigue qui la dénouera. Il me semble inutile d’évoquer, dans son cas, une vie normale, faite de phrases et de sentiments ordinaires. S’il y avait un Augusto, Delia ne le mentionnerait pas. Bref, j’éliminerais ce pur prénom ainsi que l’allusion à la solitude, tout comme le « nous allons nous raconter deux ou trois trucs ».

 

p. 14. La réplique de Maria Rosaria me paraît excessive. Je lui substituerais volontiers une phrase signalant sans préambule la jalousie de son père. J’en profite pour vous dire qu’il faudrait peut-être clarifier davantage le fait que son père a toujours été jaloux. C’est, en effet, cette jalousie paternelle qui a conduit Delia à bâtir une image de mère déloyale. Elle s’est imaginé dès l’enfance qu’Amalia l’avait mise au monde dans le seul but de l’expulser, de se séparer d’elle et de s’offrir aux autres d’une manière déréglée. Cette Amalia fantasmée – non l’Amalia réelle – est un point de convergence entre les obsessions de son père et le sentiment d’abandon que Delia a expérimenté dans son enfance (allusion au cagibi, dans les premières pages).

 

p. 16-17. La deuxième réplique de Maria Rosaria et la suivante, de Wanda, me paraissent peu justifiées. Elles expriment ce que les trois sœurs savent déjà. Elles sont formulées comme des questions rhétoriques, utiles au spectateur peut-être, mais pas aux personnages. De plus, le ton de Maria Rosaria n’est-il pas en contradiction avec les propos qu’elle tient sur son mari et sur sa propre personne ? Si la fuite des sœurs loin de Naples et de leur histoire familiale constitue le sujet, il faudrait peut-être qu’elles l’affrontent au moyen de formules qui leur permettent de se dévoiler les unes aux autres.

 

p. 18. Le corps des vieilles machines à coudre et son exploration de la part de la fillette pourraient conduire au travail à domicile de sa mère, au thème des habits (se couler dans des robes qu’elle croit appartenir à sa mère et qui se révéleront choisies pour elle), à la blessure au doigt. Ces objets (machine, aiguille, craie, dé à coudre, coussinet à aiguilles, gants, étoffes, vêtements) évoquent la façon dont Amalia dissimulait ou magnifiait son corps désobéissant, à punir. Mais je désire également souligner que le travail d’Amalia renvoie à la bataille qu’il fallait mener dans certains milieux, entre les années quarante et les années cinquante, pour passer d’une pure survie à des formes de vie plus aisées (le tailleur bleu marine et le manteau poil de chameau de Caserta ont constitué aux yeux de la petite Delia la preuve que sa mère avait une autre vie, une vie secrète). Le grand gaspillage d’énergie que requérait le passage d’un état de précarité sous-prolétarienne aux symboles d’une aisance para-bourgeoise est à la racine de L’amour harcelant. Il faut imaginer que les trafics de Nicola Polledro ont alimenté la pâtisserie banlieusarde de son père ; que Nicola Polledro a connu une phase économiquement florissante en utilisant « l’art » du père de Delia ; qu’il s’est ensuite adonné à de petites entreprises illégales, au point de vivoter, dans sa vieillesse, en marge des activités illégales de son fils, lié à la Camorra. Il faut imaginer que le père de Delia possédait à l’origine un talent grossier – il a peut-être vraiment peint le tableau des sœurs Vossi –, contrarié d’abord par le besoin de survivre, puis par la nécessité de ne pas être en reste par rapport à Caserta (le bien-être que Caserta étale a fait de lui un homme envieux, méchant). Il faut imaginer que les efforts requis par ce changement de statut ont libéré en lui des tensions et des violences, mêlées à la jalousie, aux terreurs sexuelles et à la vengeance qu’ont entraînées son talent contrarié et son exploitation. Delia elle-même considère cette activité comme une affaire d’hommes. Mais les moments où elle prend conscience que le travail de sa mère apportait de l’argent à la famille ; que le corps de sa mère avait été le modèle nu de la « Bohémienne » ; que la rupture entre Caserta et son père (et l’intervention d’Amalia) s’était produite autour de l’usage économique de l’image de ce corps sont des moments importants.

 

p. 19. Pourquoi la voix off qui prépare l’épisode de l’ascenseur s’exprime-t-elle ici ? Ne vaudrait-il pas mieux voir Amalia qui appelle Delia, sur le palier, avant de revenir sur cet épisode ?

 

p. 33. La première réplique de Delia me semble injustifiée. Dans mon esprit, en outre, la violence et la jalousie de son père ont toujours existé. Ici, tout simplement, ses raisons d’être jaloux se compliquent et sa fureur augmente.

 

p. 34. La figure du père de Nicola Polledro – le grand-père d’Antonio – me paraît peu présente (mais je me trompe peut-être). D’autre part, il faut distinguer clairement le rôle qu’elle joue. Caserta ne vend pas le bar, mais pousse son père pâtissier à le vendre. Le vieillard a été « mis au travail » par son fils qui mène pendant ce temps la belle vie.

 

p. 38. Le thème du tableau pourrait être enrichi, au-delà de mon livre : c’est le seul moment où le père de Delia peut être efficacement tiraillé entre sa vantardise et son talent contrarié.

 

p. 53. Le changement de décor (les thermes à la place de l’hôtel) ne me déplaît pas. Comme je vous l’ai déjà dit, je crains juste qu’on ne perde une des caractéristiques du personnage de Delia : son corps s’est figé dans une sorte de renversement de la figure sexuellement dense qu’elle a attribuée à sa mère. Soit la scène traduit l’encombrement du corps de Delia entre répulsion et désir, ainsi que son humanité souffrante, soit elle risque d’être une obole érotique versée au spectateur.

 

p. 68. J’éliminerais le « tiens, tiens, tiens… ». Delia ne s’exprimerait pas de la sorte.

 

p. 69. Le thème du tableau – j’insiste – aurait sans doute besoin d’être souligné. La recherche d’émancipation économique, sociale et culturelle à travers la mythification de l’art pourrait constituer l’aspect « positif » du père, qui possède un talent socialement désavantagé, non cultivé, mais ambitieux. Cependant, il ne s’agit pas d’ajouter, à mon avis : ce n’est peut-être qu’un versant à visualiser quand vous travaillerez avec l’acteur qui interprétera ce rôle.

 

p. 74. La réplique de Delia est compliquée. Il faut la concevoir non comme une découverte (c’est une découverte pour le spectateur, pas pour elle), mais comme l’effort de se dire une vérité connue qui ne sera toutefois verbalisée qu’à ce moment-là.

 

Pour terminer : le contexte électoral ne me déplaît pas, tant qu’il demeure un « paysage », un son lointain, un détail négligeable.

 

J’espère que vous serez clément envers moi. Je ne sais pas lire un scénario, j’ai sans doute annoté de façon un peu grossière des aspects que vous aviez déjà éclaircis, qui étaient déjà présents dans votre texte, ou qui n’ont pas grand-chose à faire avec un récit visuel. Dans ce cas, jetez tout à la poubelle et conservez uniquement mon admiration pour vos recherches et pour votre travail. Ce qui m’importe (et me flatte), c’est que vous vous soyez nourri de mon livre pour mettre en branle votre imagination et votre créativité, lesquelles vous appartiennent entièrement. Avec toute mon estime,

Elena Ferrante

 


Cher Martone,

Cette dernière version me convainc encore plus que les précédentes, mais il m’est difficile de vous expliquer clairement pourquoi. Je n’ai qu’une certitude : j’ai réussi à lire votre texte avec une intensité et une implication que le mien me refuse pour l’instant. Plus vous réinventez L’amour harcelant, plus je le retrouve, plus je le vois, plus je sens ce dont il est porteur. C’est une sensation qui mérite réflexion. En attendant, je suis heureuse de ce résultat pour vous comme pour moi.

 

Je n’ai pas grand-chose à objecter au fait que Delia habite Bologne. Rome ne joue aucun rôle dans l’histoire, elle offrait juste au personnage un cadre anonyme, propre à une femme seule, dotée d’un petit talent lui permettant de vivre, une femme possédant assez de dureté envers elle-même et envers les autres pour protéger son équilibre précaire ; mais une femme fragile, anxieuse, d’une certaine façon infantile quand les visites de sa mère lui imposent une régression vers sa ville natale. Que je sache, Bologne a un côté plus « artistique » et plus « alternatif » que n’en possède le personnage, du moins dans mes intentions. Mais si vous pensez que cette ville vous sera plus utile dans la construction du profil professionnel du personnage et dans sa vraisemblance, cela me convient très bien.

Votre décision de situer l’appartement d’Amalia dans un des bâtiments de la Galleria m’enthousiasme davantage. Ce sont des édifices que je connais. C’est, je le pense, un bon choix, que votre sensibilité pour l’histoire et pour les modifications anthropologiques de cet espace rend encore plus prometteur. Je m’étais imaginé une ruelle dans un quartier plus banal. Mais j’ai beaucoup aimé l’image de Delia penchée vers la Galleria et assaillie par l’écho des voix dialectales.

Les modifications que vous avez apportées à la scène nocturne dans l’immeuble – induites par le choix du lieu, je suppose – me paraissent elles aussi convaincantes, bien que je sois attachée au mouvement de Delia du haut vers le bas (son refuge d’adolescente est en haut, ce qui s’opposait dans mon esprit – peut-être de façon un peu machinale – au bas du sous-sol de son enfance : c’est dans ce refuge que Delia a attiré sa mère, c’est là que devrait monter Caserta ; or, les deux rencontres se soldent par un échec, et Delia est obligée de descendre vers le bas, en un glissement présent un peu partout dans l’organisation du récit, que vous avez – me semble-t-il – bien résumé en accentuant le passage du centre vers la banlieue. Mais ce sont des subtilités : telle qu’elle est maintenant, la scène est à mes yeux très tendue, rythmée, efficace).

Reste, à mon avis, le problème de la rencontre avec la mère dans l’ascenseur. C’est un épisode important, où la relation mère-fille se transforme ouvertement et pour la première fois en jalousie et en une corporalité gênante (gêne qu’un geste résume dans le livre : Delia soustrait sa main à sa mère, la porte à son cœur, puis ouvre la porte et la prie de sortir). C’est, je le crois, justement un des cas où la voix off, anticipant la question d’une Delia jalouse, atténue la scène et embrouille les idées, au lieu de les éclaircir. J’ignore quelle solution permettrait d’éviter qu’elle apparaisse au spectateur non comme un souvenir, mais comme une vision : vous avez résolu de très nombreux problèmes, vous résoudrez celui-ci aussi.

À propos de la voix off, l’idée m’est venue en lisant cette dernière version et en admirant ses résultats que le récit à la première personne a sans doute été pour vous une contrainte fastidieuse (une fois qu’elle est établie, la première personne refuse de se transformer en troisième). Mais vous avez fait preuve d’une grande créativité en soulignant le regard de Delia enfant, ou en inventant le mécanisme des lunettes. Voilà pourquoi je voudrais – au-delà des difficultés liées à la scène de l’ascenseur – vous encourager à produire un dernier effort pour effacer totalement, ou presque, la voix de la narratrice.

C’est, dans mon livre, la voix d’une Delia qui en a déjà fini avec l’intrigue ; elle n’appartient pas à la femme qui vit sa période napolitaine, mais à la femme qui en est sortie, changée, et qui, de nouveau loin de Naples, peut maintenant raconter le mouvement intérieur et extérieur auquel elle s’était soumise. Ayant réussi à construire une Delia qu’il est possible de voir « du dedans » et « du dehors » alors même que le mouvement s’accomplit (la scène finale, très belle, est la meilleure preuve de cet excellent résultat), vous n’avez plus besoin d’une synthèse a posteriori. Par conséquent, les fragments de la voix de la narratrice encore présents dans votre texte me semblent désormais superflus et, d’une certaine façon, en contradiction avec leur origine. Conçus comme les passages d’une voix qui raconte après coup, ils ne peuvent pas fonctionner comme les « pensées en cours » d’une troisième personne qui ignore encore ce qui va lui arriver – la personne que nous voyons agir sur l’écran et qui, entre autres, possède déjà un monde intérieur efficacement visualisé en parallèle.

Si cela vous est possible, abolissez ce qui reste de la voix off : ce ne devrait pas être difficile. Faute de mieux, vous pourriez ne garder que l’incipit, mais sans ajustements comme maintenant, en exhibant la scansion littéraire.

 

Je voudrais à présent passer à quelques notes de lecture. Par la force des choses, vous avez occupé pleinement l’espace verbal que mon récit avait laissé vacant : le dialecte. Vous l’avez fait avec un naturel qui a contribué – je le crois – à l’émotion que j’ai ressentie pendant ma lecture. J’imagine que les bruits de fond et les improvisations contribueront eux aussi à créer cette marée dialectale qui constitue pour Delia une menace, un rappel à la langue des obsessions et des violences de l’enfance (à ce propos, je suis heureuse que vous ayez évité, dans la scène 17, de ramener directement à Caserta le flot d’obscénités, lequel jaillit plutôt des sons de la ville ; de même, j’ai beaucoup apprécié que vous insistiez sur le vacarme des voix pendant la scène du repas).

En revanche, le fait que Delia rapporte à Giovanna (scène 6) la phrase qui est également (pas seulement) à l’origine de son blocage verbal ne me convainc guère. Je vous explique pourquoi. Le recours de Delia au dialecte dès les premières scènes du film, en un lieu éloigné de Naples dans tous les sens du terme, est à mes yeux une erreur : ses phrases et son accent décidément dialectaux devraient plutôt apparaître soit comme une réaction instinctive (« connard », lancera-t-elle par la suite au jeune homme harcelant), soit comme une marque de son rapprochement d’Amalia ; surtout, l’utilisation de cette phrase – dans sa bouche – dès le début me semble erronée. Elle possède, en effet, une histoire qu’il nous faut parcourir à l’envers : nous partirons d’Amalia ; nous entendrons une allusion mystérieuse de la part de l’oncle Filippo ; nous la placerons clairement sur les lèvres de Delia enfant ; nous saurons qu’elle la tient du vieux Polledro ; et à la fin seulement nous comprendrons comment elle l’a réadaptée et nous l’entendrons prononcer de façon libératoire par Delia adulte.

Bref, le fait que la phrase soit rapportée au début du film par Delia (en réalité, elle s’en abstiendrait, glisserait, ou, dans l’embarras, prononcerait une formule générique, incapable de supporter la gêne que lui cause l’obscénité maternelle) ne me plaît guère. Cette phrase, me semble-t-il, doit surgir clairement dans la bouche d’Amalia, insupportable pour Delia. Le reste de l’histoire nous laissera entendre que ces mots ont sans doute été prononcés par Amalia dans un état d’angoisse ou de faiblesse mentale, comme un signal de danger (Caserta est avec moi, ton père a encore l’intention de me faire du mal, etc.), comme un épanchement de vieille ivrogne, ou encore comme un acte désorienté de réconciliation.

Bref, ces mots devraient être entendus sans ambiguïté possible à la fin de la scène 5, au milieu des obscénités ouatées qu’Amalia prononce au téléphone ; pour se heurter aussitôt après à l’expression d’égarement de Delia : sa première expression susceptible de nous indiquer une richesse intérieure et un savoir issu de la souffrance. Après la phrase d’Amalia, Delia pourrait demander : « Maman, avec qui es-tu ? », en une sorte de sursaut de la mémoire.

Quant à la phrase elle-même, j’aimerais observer avec prudence (je n’ai pas les idées claires à ce sujet) que soit elle est réellement, insupportablement, obscène (et celle-ci ne l’est pas), soit elle suggère l’obscénité à travers une indétermination totale. Votre phrase appartient à ce second type ; voilà pourquoi je préférerais éliminer ce « dessous » qui, parce qu’il détaille justement, risque d’amener le spectateur à croire qu’il détaille trop peu.

Enfin, toujours sur ce même point, j’ai eu l’impression au cours de ma lecture qu’à la fin de la scène 44, lorsque Polledro se lève et sort, nous pourrions déjà voir le père et entendre la voix de Delia enfant rapportant la phrase du vieux Polledro, comme si Caserta l’avait prononcée à l’adresse d’Amalia. On passerait alors à Delia qui dit : « Et si je tombe malade… », puis attaquerait avec la 12. Et cela par souci de clarté : en effet, j’ai ressenti le besoin de savoir directement quel usage Delia enfant a fait des mots du vieux Caserta. Mais je me trompe peut-être. J’écris en toute hâte, sans avoir le temps nécessaire pour éliminer les suggestions insensées.

 

Un autre sujet a suscité en moi une certaine perplexité : l’exploitation économique du travail qu’effectuait le père de Delia.

Pour caractériser les commerces entre les trois hommes, je miserais certainement sur un Caserta qui, comme il est dit dans le livre, trafique avec « les Américains ». La façon dont vous avez construit l’incipit de la scène de la gifle (encore une bonne solution) ne nous apprend pas grand-chose sur les activités réelles de ces trois hommes : le cri d’exultation de l’oncle Filippo n’est pas éloquent. Si vous développiez plutôt les quelques lignes du livre qui font allusion aux « portraits américains », l’oncle Filippo pourrait – c’est une hypothèse – se présenter, scène 4, avec des photos et dire quelque chose de ce genre : « Faut qu’tu fasses quat’ portraits d’Amerloques. Caserta les veut d’suite. J’ai apporté les photos » (pardonnez-moi cette esquisse ridicule de pseudo-dialecte). Et nous verrions alors en détail les photos en question (il y a quelques descriptions dans le livre), une dernière fixée au bord du chevalet et, dans un coin, le tableau qui vient d’en être tiré, les autres portraits déjà prêts, mêlés à des marines et à des scènes champêtres. Delia dirait, page 31 : « C’était lui qui trafiquait avec les marins américains dans la Galleria, qui les poussait à exhiber des photos de famille et les persuadait de commander le portrait à l’huile de leur mère, de leur fiancée, de leur femme. Il exploitait la nostalgie et nous nourrissait tous, même toi… » Les manigances de Caserta, du moins en ce qui concerne le père de Delia, consisteraient dans ce cas à contacter des marins et à les convaincre de commander des portraits à l’huile d’après des photos (leurs photos, celles des fiancées, celles des mères lointaines, etc.). L’autre intermédiaire, Migliaro, interviendrait par la suite pour soustraire le père de Delia à un marché probablement en bout de course et à le placer sur un autre totalement différent, en essor avec l’expansion petite-bourgeoise des années cinquante.

Je vous fournis ces suggestions car je crains que le point le plus faible de votre texte, sur le plan visuel, ne réside justement dans la définition de l’activité de Caserta et du père de Delia. Si vous évoquez ces trafics « artistiques » en rien improbables avec les Américains, vous obtenez un côté concret (les photos, les portraits éparpillés dans la pièce) qui – me semble-t-il – est encore absent dans l’irruption de l’oncle Filippo, entièrement centrée (avec beaucoup d’efficacité, du reste : il ne faut pas y toucher) sur la « Bohémienne ».

Je n’ai rien d’autre à vous suggérer, à l’exception de quelques petites annotations que je vais vous énumérer par page. Mais attention : je me suis déjà beaucoup laissée aller, je m’en rends compte. J’ai constaté que certaines de mes aversions peu rationnelles m’ont conduite à effacer jusqu’à ce « non ? » dans la réplique de Delia, page 5 : « Ton père est encore au commissariat, non ? » Du balai, le non. Soyez clément, s’il vous plaît.

 

p. 13. Le dialogue entre les sœurs est meilleur, mais je modifierais encore certaines choses. Avant tout, le « une éternité » de Delia : il me paraît vague et mélancolique, je le remplacerais par un nombre approximatif (mais il y a la scène où Delia a révélé à sa mère son refuge dans l’ascenseur, au dernier étage. Quand cela s’est-il produit ? Deux ans plus tôt ? Trois ? Delia peut répondre sans se contredire : « Oui. Deux ou trois ans » ?) ; ou je ne laisserais que le « oui » ; ou alors je lui substituerais un « oui, il y a longtemps ».

De plus, la réponse de Maria Rosaria continue de m’agacer. J’y vois peut-être un danger implicite dans toutes les répliques en dialecte : le stéréotype à l’affût de la phrase napolitaine, gémissante, mielleuse, tremblante, surtout excessive, d’un sentimentalisme exhibé qui ne transmet aucun sentiment. Certes, il y a dans la réalité une communication en napolitain qui possède ces caractéristiques (et dans le texte on en perçoit çà et là les échos chez l’oncle Filippo et chez Mme De Riso) ; mais je ne le soulignerais pas dans l’écriture avec l’imitation péjorative du jeu théâtral, cinématographique, etc. Je préférerais une Maria Rosaria qui tente de contenir son émotion avec plus de sécheresse : « C’est maman qui aurait dû prendre le train et aller chez toi, à Bologne », une sorte de reproche, puis les pleurs au milieu desquels Wanda s’introduit, non sans irritation.

 

p. 25. Dans la réplique de Mme De Riso, au bas de la page, n’est-il pas préférable d’écrire « c’t appart » en éliminant « dans la Galleria » ?

 

p. 28. Sur la vieille photo jaunie, montrée après la carte d’identité (que Delia, évidemment, n’ouvre pas), il serait bon que figure aussi Amalia, dont nous verrions ainsi le visage et la coiffure. Il est nécessaire que le spectateur associe à la carte d’identité une image bien précise d’Amalia ; ainsi, il sera encore plus surpris quand Delia, après sa dispute avec Polledro, ouvrira la carte d’identité et constatera que la (vieille) photo a été retouchée. Mais toute invention qui nous permette de voir Amalia en photo avant d’arriver à la scène avec Polledro et à la surprise de la carte d’identité conviendra.

 

p. 32. Je devine quelque chose d’artificiel dans cette réplique importante, mais je ne sais pas quoi. Ce « à moitié nue » me paraît peut-être redondant, en particulier si l’actrice adopte, pour le reste, un ton et une expression justes. Je me suis dit, en outre, que c’est peut-être l’un des moments où Delia devrait laisser échapper quelques mots en dialecte, calmement, sans exagération, comme si elle entendait soudain les voix du passé. Par exemple : « Tranquille. Y voulait pas que c’te Bohémienne s’écoule par centaines d’exemplaires dans les fêtes de village… » Mais je ne veux pas exagérer : m’immiscerais-je excessivement et à tort dans votre travail ?

 

p. 54. Je tiens à vous dire que votre trouvaille consistant à effacer une mère trop puissante par le souffle sur la vitre est très belle ; et davantage encore la réapparition de la mère et de Caserta, âgés, alors que la vitre se désembue, dans la foule de la salle du repas qui réunit Camorra et élections.

 

p. 56. J’ôterais le « Delia » de la réplique de Polledro au bas de la page. Il s’adresse à elle, un point c’est tout : il pense à ses ennuis, il n’a pas envie d’établir de véritable contact avec cet être particulier qui se nomme Delia ; voilà pourquoi elle ironise dans la réplique suivante.

 

p. 57. La réplique de Polledro ne me semble pas claire. Peut-être vaudrait-il mieux dire : « C’est toi qui as débarqué à la boutique. Je ne t’ai rien demandé. »

 

p. 65. Delia ne devrait-elle pas composer un numéro de téléphone à la fin de la 48 ? N’y a-t-il pas une confusion dans cette façon de clore sur une sonnerie et d’ouvrir sur une sonnerie ?

 

p. 69. J’aimerais que le père cède davantage et dise au bas de la page : « … qui s’disait : si elle m’aurait aimé, si elle ne m’aurait jamais aimé. Elle disait qu’des bobards », etc.

Je souhaiterais pour ce personnage – au-delà de mon livre et pour contrebalancer d’une certaine façon cette scène que je pressens terrible – un moment « positif » au préalable. Par exemple, à la fin de la scène 4, la fillette pourrait échouer chez son père, qui est retourné au chevalet devant la « Bohémienne », ou qui esquisse un des nouveaux portraits de commande. L’homme la prendrait sur ses genoux, peut-être distraitement, et, devant ses réticences, lui demanderait : « Qu’esse t’as ? Qui t’a fait chialer ? » Elle se libérerait et répliquerait avec hostilité : « Personne. » Alors il retournerait à sa peinture. J’ignore si c’est possible, étant donné qu’il y a déjà l’excellente scène avec les assistantes.

 

p. 71. La seconde réplique du père : « Y l’embrassait ? » n’est-elle pas trop succincte ? Ne vaudrait-il pas mieux dire : « Qu’est-ce qu’elle foutait avec Caserta ? » La réplique de Delia devrait, elle aussi, être plus dure : « Ouais, c’était un bobard, mais t’as cru une gamine sans y réfléchir à deux fois. Il suffisait qu’elle dise bonjour à un autre homme pour que tu la traites de pute ! Tu m’as crue sans y réfléchir à deux fois ! Même pas une seule ! Tu m’as crue comme je te croyais quand je te voyais la tabasser. Alors je me disais : “S’il la tape, c’est bien la preuve que c’est une pute.” » Ou quelque chose de ce genre. De toute façon, Delia pourrait adopter une nouvelle fois le dialecte à cette occasion.

 

p. 72. La troisième réplique du père. Mieux vaut préciser : « j’l’ai fait à vingt-cinq balais. J’l’ai vendu… » etc.

 

p. 75. Je n’aime pas la réplique : « Regarde. » On devine au « Où es-tu ? » que Delia se croit épiée.

 

p. 76. Dans la troisième réplique de Delia, j’éliminerais « dégueulasse » ; c’est un commentaire redondant, ce que nous voyons est déjà répugnant. En outre, j’ajouterais : « J’ai dit à mon père… » Ou alors (ce serait préférable à mon avis), vous pourriez placer le « Rapplique, etc. » dans la bouche de Caserta âgé. Delia adulte pourrait enfin admettre, après l’avoir répété en son for intérieur : « J’ai raconté à mon père que Caserta avait dit et fait à Amalia ce que ce vieux m’a dit et fait. »

 

J’ai terminé, j’espère avoir répondu assez rapidement à ce que vous m’avez demandé. Je devine que mes notes vous parviendront alors que vous aurez déjà commencé à tourner et qu’elles ne vous seront plus d’aucune utilité. Tant pis. J’ai été heureuse de me concentrer sur votre texte et d’imaginer ce qui pouvait lui être bénéfique : j’ai parfois eu l’impression de retravailler le mien. Cette collaboration, à laquelle je ne m’attendais pas ou feignais de ne pas m’attendre pour la raison qu’elle m’effrayait, m’a comblée. Je vous prie de ne pas tenir compte de mon narcissisme mal maîtrisé, des bavures d’orgueil, des audaces immodestes. Avec amitié, avec gratitude,

Elena Ferrante

 


Rome, 29 janvier 1995

Chère Elena,

Le film est prêt. Il reste encore un peu de travail (montage du son et mixage, étalonnage de la copie finale), mais la copie de travail que nous sommes en mesure de projeter renferme substantiellement tout. L’amour meurtri sortira en salles en avril.

Je vous ai écrit pour la dernière fois en août, à un mois du début du tournage. Les mois suivants ont été d’une telle intensité qu’il m’est difficile de vous relater dans une lettre les émotions et les réflexions qui ont marqué cette période à la fois enthousiasmante et épuisante. Je peux juste vous dire que je vous suis reconnaissant de m’avoir permis de réaliser ce film, que j’aime de façon absolue et indépendamment de l’accueil qu’il aura. S’il est une confiance que je serais heureux de ne pas avoir trahie, c’est bien la vôtre.

Votre dernière lettre m’a été très précieuse. Je l’ai gardée pendant tout le tournage, elle m’a aidé non seulement à polir et perfectionner le scénario, mais aussi à affronter de manière définitive les passages les plus obscurs. Elena, voulez-vous venir voir le film à Rome ? Je connais votre réserve et je n’entends violer en aucune façon votre désir de ne pas apparaître en public. Choisissez le moment et le moyen, ou, si vous ne le voulez pas, dites-moi non, je comprendrai très bien. Mais, sachez-le, Anna, mes collaborateurs et moi-même vous avons aimée et respectée, nous avons toujours pensé que nous tournions ce film avec vous.

Je vous envoie mon affection et j’espère avoir bientôt de vos nouvelles.

Mario

 


Cher Mario,

Votre invitation m’a beaucoup compliqué la vie. Il est inutile de vous dire combien je désire voir le fruit de votre travail, j’y tiens tout particulièrement. Mais en ce moment, chaque jour est comme un pari pour moi. Je travaille d’arrache-pied à un nouveau texte – j’ai du mal à le qualifier de roman, j’ignore ce dont il s’agit vraiment –, dans la rédaction duquel je me lance chaque matin, en proie à la crainte de m’enliser. Je sais par expérience (une très mauvaise expérience) qu’un accident risquerait d’amoindrir l’impression de nécessité des pages que j’écris ; quand cette impression s’affadit, c’est le travail de plusieurs mois qui disparaît, et il ne me reste plus qu’à attendre une autre occasion.

Bien entendu, assister à la projection de votre film n’a rien d’un accident. J’ai beau avoir tenté, au cours de ces derniers mois, de le considérer comme une opération artistique indépendante, pas tant de L’amour harcelant que du sentiment que j’en garde, je ne serai sans doute pas capable d’être une spectatrice désinvolte. L’opinion que j’ai de vous – de la passion et de l’intelligence avec lesquelles vous vous êtes lancé dans ce travail – m’empêche de me leurrer. Il m’est aisé de prévoir les effets d’une œuvre qui, je l’imagine, s’abattra sur moi avec beaucoup plus d’énergie que celle dont j’ai eu besoin pour écrire mon livre. Bref, je suis certaine que votre film me marquera profondément et qu’il me faudra pendant un certain temps régler une nouvelle fois mes comptes avec moi-même, avec ce que j’ai fait jusqu’à présent, avec ce que je compte faire à l’avenir. Voilà pourquoi, après bien des hésitations, j’ai décidé de me concentrer sur mon nouveau texte et d’essayer de l’achever sans m’exposer à des interruptions qui risqueraient d’être définitives.

Cette décision n’a pas été prise sans souffrance. Le désir d’être assaillie par votre film (dont le succès me paraît évident depuis l’instant où j’ai lu le scénario) est au moins aussi fort que celui qui me pousse à chercher un refuge solide. Bien sûr, je ne résisterai pas longtemps et je finirai par ne plus trouver de protection adéquate. Cependant, je suis persuadée que, jusqu’à ce moment-là, vous comprendrez sinon ma réserve (je suis bien peu réservée), du moins mes craintes.

Bien affectueusement,

Elena Ferrante

 


La correspondance Martone-Ferrante à propos du scénario de L’amour meurtri a été publiée dans Linea d’ombra, numéro double 106, juillet/août 1995.

 

 

* * *

 

1. Née en 1950, Anna Bonaiuto est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, récompensée par plusieurs prix.

 

2. Ce film de Mario Martone date de 1992.

 

3. Aujourd’hui députée européenne dans le groupe de centre droit, la petite-fille de Mussolini était alors députée de Naples et membre du parti d’extrême droite Alliance nationale.

 

 

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Hiérarchies médiatiques

 

 

Cher Francesco Erbani1,

Votre lettre m’a touchée par sa franche sécheresse, qualité que seule l’écriture des êtres limpides possède. Si j’étais sûre de savoir répondre avec la même transparence aux questions que vous comptez me poser, je dirais d’accord, interviewez-moi. Mais je cherche mes idées en courant derrière les mots et j’ai besoin de quantité de phrases – en vérité, des palabres fort embrouillées – pour esquisser la moindre réponse. Cela ne signifie pas que je n’aurais pas plaisir à bavarder un moment avec vous. Votre lettre, en raison même de la claire exposition qui la caractérise, m’a donné envie de vous poser à mon tour une question. La question est la suivante : vous dites que vous avez lu mon livre il y a un an et que vous l’avez apprécié, dans ce cas pourquoi n’avez-vous mûri le projet de me contacter que maintenant, après avoir appris qu’un film allait être tiré de L’amour harcelant ?

Si nous devions affronter non une interview, mais une agréable conversation, je débattrais surtout avec vous des raisons de ce long délai en partant par exemple d’une de vos observations. Vous écrivez, mais moins brutalement que je ne le résume : votre livre me dit quelque chose, mais votre nom ne me dit rien. Question : si mon livre ne vous avait rien dit et que mon nom vous ait dit quelque chose, auriez-vous mis moins de temps pour me proposer une interview ?

Ne voyez pas dans cette question une manifestation d’aigreur, ce n’est pas le cas, je profite juste de votre écriture sans dissimulation pour soulever sans dissimulation un problème qui me tient particulièrement à cœur. Voici ce que j’entends vous demander : du point de vue médiatique, un livre est-il avant tout le nom de celui qui l’écrit ? Le retentissement de l’auteur ou, pour mieux dire, du personnage d’auteur qui entre en scène grâce aux médias est-il un support fondamental pour le livre ? La publication d’un bon livre ne suffit-elle pas à faire la une des pages culturelles ? Qu’un nom susceptible de dire quelque chose aux rédactions ait signé un livre quelconque fait-il mieux la une ?

Je pense que la bonne nouvelle est toujours la suivante : un livre qu’il vaut la peine de lire est sorti. Je pense aussi que les véritables lectrices et lecteurs se moquent bien de savoir qui l’a écrit. Je pense que les lecteurs d’un bon livre souhaitent tout au plus que l’auteur d’un bon livre continue de travailler avec honnêteté et écrive d’autres bons livres. Je pense enfin que même les auteurs de classiques ne sont qu’un agglomérat de lettres mortes, comparés à la vie qui enflamme leurs pages dès qu’on commence à les lire. C’est tout. Pour employer une formule, même Tolstoï est une ombre insignifiante lorsqu’il se promène en compagnie d’Anna Karénine.

Vous allez me dire : que voulez-vous, c’est la loi tacite des journaux qui impose ce genre de procédés ; si quelqu’un n’est personne, je ne peux pas lui offrir de place ; si personne, à Naples, n’a entendu mentionner l’auteure de L’amour harcelant, pourquoi faudrait-il parler de votre livre, vous interviewer dans les pages d’un grand journal ? Uniquement parce que vous avez écrit un livre correct ?

Vous avez raison, vous avez agi de la seule façon possible aujourd’hui du point de vue journalistique. Vous avez attendu un événement susceptible de justifier un article, un titre, sur un livre qui ne vous avait pas déplu. L’événement s’est produit au bout d’un an : on adapte ce livre au cinéma, le réalisateur est connu, il est possible à présent d’interviewer cette femme qui n’a même pas de renommée locale. Enfin, clairement, vous m’avez montré avec politesse, peut-être avec mélancolie, que c’est l’événement-film qui transforme mon livre en un objet digne d’une interview.

Bien, je ne me plains pas. Je me réjouis que L’amour harcelant soit adapté au cinéma, j’espère que cela apportera au livre d’autres lectrices, d’autres lecteurs. Mais devrais-je me réjouir aussi de constater qu’un livre devient remarquable pour les pages culturelles parce qu’on l’adapte au cinéma ? Devrais-je me réjouir aussi d’être promue au rang d’auteure interviewée grâce au nom d’un autre auteur, Martone, qui fait du théâtre, du cinéma, secteurs que les médias exhibent avec plus de tapage ? Devrais-je me réjouir que le film signale l’existence du livre ? Ne croyez-vous pas qu’accepter des hiérarchies de ce genre, les considérer comme naturelles, encourage l’idée selon laquelle la littérature occupe le niveau le plus bas dans le classement de la jouissance culturelle ? Une initiative journalistique capable de tout balayer et de dire au public : « Lisez les livres, regardez les films, allez au théâtre, écoutez de la musique et fondez votre goût sur les œuvres, non sur la mise en scène rédactionnelle des quotidiens, des magazines, des chaînes de télévision » ne serait-elle pas préférable ?

Je m’arrête ici et vous remercie beaucoup de votre aimable proposition.

 


Ce courrier, non daté, remonte sans doute à l’année 1995. Il n’a pas été expédié. Il est né en réponse à la lettre suivante de Francesco Erbani :

Chère Madame Ferrante,

Il y a un an, j’ai eu votre roman entre les mains. Je l’ai ouvert avec curiosité, j’ai lu le début et j’en ai eu le souffle coupé. Je suis né à Naples à la fin des années cinquante et j’entretiens une certaine familiarité avec les écrivains napolitains, ceux qui appartiennent à la génération de l’immédiat après-guerre, actifs dans les années soixante-dix, les plus jeunes. Mais votre nom ne me disait rien. Et puis, cet incipit si brûlant… J’ai lu L’amour harcelant en l’espace de deux jours, parfois avec avidité, séduit par les couleurs que la ville me semblait dégager. Puis je l’ai laissé flotter dans ma mémoire. Il y a quelque temps, j’ai découvert que votre livre serait adapté au cinéma et j’ai mûri le projet de vous contacter.

Je suis journaliste, je travaille aux pages culturelles de La Repubblica et je serais très heureux de vous interviewer. Comme on m’a parlé de votre réserve, je crains que vous ne refusiez, mais j’espère également qu’une conversation publiée dans un journal constituera un écart à une règle que j’admire.

Si vous acceptiez, je pourrais vous rendre visite. Si vous préférez, je vous transmettrai mes questions par écrit.

J’attends avec confiance votre réponse.

Cordialement,

Francesco Erbani

 


À l’occasion de la première édition du présent ouvrage, Erbani écrivit à l’auteure cette missive :

… Les arguments que vous soulevez sont réels […] : les mécanismes du spectacle me font moi aussi souffrir […], tout comme la réduction du travail littéraire à l’état de produit. Vous avez raison d’affirmer que, souvent, les journaux ne parlent pas des livres pour leur valeur et qu’on néglige des auteurs parce qu’« ils ne sont personne ». Mais le problème est ailleurs : si je ne vous ai pas écrit après la lecture de votre livre, au cours de l’été 1993, je crois, ni ne vous ai proposé d’interview, c’est uniquement parce que je ne travaillais pas à La Repubblica à l’époque, mais dans une agence de presse, de surcroît au service international. J’en ai parlé deux ans plus tard, dès que cela m’a été possible, en saisissant l’occasion du film de Martone.

 

 

* * *

 

1. Né en 1957, responsable des pages culturelles du quotidien La Repubblica, Francesco Erbani a également écrit plusieurs essais dénonçant les scandales environnementaux et urbanistiques en Italie.

 

 

7


Oui, non, je ne sais pas

 

 

Hypothèses d’une interview laconique

 

 

Chère Sandra,

J’ai le regret de t’annoncer que je n’arrive pas à répondre aux questions d’Annamaria Guadagni1. La faute n’incombe pas aux questions – elles sont belles et profondes –, mais à moi-même. Résignons-nous et évitons de promettre des interviews que, de fait, je ne donne pas. Avec le temps, j’apprendrai peut-être. Mais, j’en suis persuadée, avec le temps plus personne n’aura envie de m’interviewer et, par conséquent, le problème sera réglé.

En vérité, chaque question m’incite à rassembler mes idées, à fouiller dans des livres que j’aime, à utiliser de vieilles notes, à expliquer, à faire des digressions, à raconter, à avouer, à argumenter. Ce sont des activités que j’apprécie et que je pratique, mieux, des activités qui constituent la meilleure partie de mes journées. Or, je finis toujours par constater que j’ai réuni des réflexions non pour une interview ni même pour un article (ainsi que me le propose gentiment Annamaria Guadagni), mais pour une nouvelle-essai et, bien entendu, je me décourage. Quel intérêt, pour un journal, de recueillir dix pages denses, voire plus, pour chaque question de l’interview ?

Alors, comme je suis têtue, je mets tout de côté et tente de trouver quelques phrases fulgurantes, susceptibles d’exprimer le sens des pages que j’ai accumulées entre-temps. Or, bien vite, ces phrases ne me paraissent plus du tout fulgurantes, mais tantôt futiles, tantôt prophétiques, surtout stupides. Par conséquent, j’abandonne, très déprimée.

Les interviews devraient peut-être toutes obéir à ce schéma :

Q. Est-il erroné de penser que la mère de L’amour harcelant ne fait qu’un avec Naples ?

R. Je ne crois pas.

Q. Avez-vous fui Naples ?

R. Oui.

Q. L’imparfait est-il pour vous la véritable dimension de l’écriture ?

R. Oui.

Q. Se fondre avec sa propre mère ne signifie-t-il pas de fait perdre sa propre identité de femme, s’égarer ?

R. Non.

Q. L’amour harcelant est-il le besoin de posséder sa mère ?

R. Oui.

Q. Est-ce votre regard déformé qui donne l’impression de se déplacer dans une hallucination, parmi des corps irréels ?

R. Je ne sais pas.

Q. Ne pensez-vous pas que votre livre, une fois à l’écran, pourrait engendrer un film à mi-chemin entre le polar et l’horreur ?

R. Oui.

Q. Avez-vous aidé Martone à écrire le scénario du film ?

R. Non.

Q. Irez-vous le voir ?

R. Oui.

Une telle interview n’aurait toutefois aucun intérêt pour Annamaria Guadagni. Et puis il me suffit de relire les « oui », les « non », les « je ne sais pas » pour avoir envie de recommencer du début. Par exemple, en creusant bien, les « je ne sais pas » pourraient révéler que j’en sais assez ou même trop. Et certains « oui », sous l’effet des arguments, pourraient se changer en « non ». Quant aux « non », à force de fouiller, ils pourraient se muer en des « je ne sais pas ». Bref, chère Sandra, laissons tomber, faites en sorte qu’Annamaria Guadagni me pardonne et excusez-moi, Sandro et toi, de compliquer votre vie d’éditeurs. À bientôt,

Elena

 


Cette lettre de mars 1995 fait allusion aux questions suivantes de la journaliste Annamaria Guadagni :

Chère Elena,

Je me réjouis que vous ayez accepté de répondre à mes questions. Mais, puisque nous ne communiquerons qu’à travers l’écriture, il est possible de travailler d’une autre façon : par exemple, vous pourriez écrire vous-même un article qui irait un peu dans le sens de ma curiosité. Voyez ce que vous préférez, je vous laisse le choix. Je vous prierais aussi de me fournir quelques informations sur votre vie et sur votre profession actuelle. Bien entendu, ce qui vous semble opportun. On ne sait rien de vous, sinon que vous vivez en Grèce. De fait, je partirais peut-être de là, de l’éloignement, pour vous poser mes questions.

 

1. Dans mon imagination, la mère suicidaire de L’amour harcelant se fond avec la ville. Une Naples blême, vulgaire et vitale, haïe et aimée. Est-ce une impression erronée ? Et vous, avez-vous fui Naples ?

2. L’enfance est une usine de mensonges qui perdurent à l’imparfait. L’imparfait est le temps des romans et des contes. Combien de temps dure-t-il ? À l’infini ? Est-ce la dimension dans laquelle on peut être Amalia mais aussi son mari, Caserta, mais aussi son fils, Antonio ? Bref, est-ce pour vous la dimension de l’écriture ?

3. La féminité se définit sur la relation mère-fille. Mais la bataille de l’identité consiste à se trouver, en se détachant de l’autre, de la mère. Un des aspects les plus inquiétants de votre roman est qu’il semble effectuer ce parcours à l’envers : au commencement, il y a deux femmes, qui finissent peu à peu par se confondre. Je crois que, de cette façon, la fille s’égare. Êtes-vous d’accord ? Se perd-elle ou se trouve-t-elle ?

4. À la fin du roman, il y a une sorte de révélation : la jalousie du mari d’Amalia n’est autre que la jalousie de Delia, qui, d’ailleurs, découvre ou se rappelle qu’elle l’a provoquée par une délation enfantine. Un embrouillamini où les rêveries sur l’amant de sa mère se confondent avec celles d’une séduction de Delia enfant de la part du grand-père d’Antonio. Mais qu’est-ce que l’amour harcelant ? Le moteur de tout ? Le besoin de posséder sa mère ?

5. Les corps de votre roman semblent irréels. Est-ce à cause de ce regard un peu déformé qui donne la sensation de se déplacer dans une hallucination ?

6. En imaginant cette histoire sur un écran de cinéma, on repense à des échanges d’identités célèbres. Psychose d’Alfred Hitchcock ou Le locataire de Roman Polanski. Un résultat à mi-chemin entre le polar et l’horreur. Qu’en dites-vous ?

7. Avez-vous aidé Martone à rédiger le scénario de son film ? Irez-vous le voir ?

 

Je vous prierais de m’envoyer dès que possible un texte qui n’excède pas quatre feuillets. Il sera publié dans L’Unità, probablement avec une interview de Martone à propos de son film. Je serais heureuse de vous rencontrer.

En attendant, merci pour tout. Avec toute ma sympathie,

Annamaria Guadagni

 

 

* * *

 

1. Journaliste culturelle (Il Foglio) et auteure d’essais.

 

 

8


Les vêtements, les corps

 

 

L’amour harcelant à l’écran

 

 

Cher Mario,

J’ai vu et revu le film, il est très beau, je le considère comme extrêmement important. Je ne peux vous en dire plus, mon état de spectatrice très impliquée me l’interdit. Voilà pourquoi je vais tenter de commenter non le résultat artistique auquel vous êtes parvenu, mais les sentiments que votre œuvre a suscités en moi. Je doute cependant de pouvoir achever cette lettre, tant j’ai les idées embrouillées, je crains de ne pas trouver de fil conducteur assez satisfaisant.

Ce film, je vous le dis sans tarder, m’a plongée dans un grand malaise. Pour être à même de le réaliser, vous avez imprimé au livre – à juste titre – une forte secousse qui l’a dépouillé de son habit littéraire. Les lieux, les êtres et les faits apparaissent chez vous dans leur détermination la plus matérialiste et, à mes yeux, dans leur identification la plus nue. Dès les premiers instants, l’inquiétude que m’ont toujours causée Naples, ses sons et ses mots a jailli de l’écran pour s’abattre sur moi. Les personnages de mon roman sont presque tous redevenus des êtres vivants, des corps en mouvement sur des arrière-fonds connus, des individus qui, par je ne sais quel miracle, ressemblent souvent aux habitants de ma mémoire. L’histoire angoissante que j’avais racontée s’est pour la première fois montrée à moi avec clarté. Cela m’a beaucoup troublée, j’ai failli me dérober. Dans un premier temps je n’ai pas réussi à comprendre ce qui était réellement arrivé à mon livre, je me suis demandé par quel mystère il m’avait fallu attendre ce moment pour voir, exposée jusque dans ses conséquences les plus extrêmes, l’histoire dont j’étais l’auteure. J’avais beau y avoir pensé à plusieurs reprises, je n’avais à l’évidence pas mesuré que, lorsqu’on a affaire à un cinéaste de votre talent, tout ce qui est déguisé ou inventé sur la page pour que le récit fonctionne devient sur l’écran émotivement négligeable, presque invisible, alors que le noyau vivant qui anime toute chose se dévoile avec une force insoutenable.

Ne vous méprenez pas, je n’ai pas changé d’avis, le travail que vous avez effectué avec vos collaborateurs me réjouit et me touche. Mais il m’a aussi bouleversée. J’espérais en secret qu’on verrait surtout à l’écran le processus qui, dans mon livre, amène une femme adulte, Delia, à comprendre qu’elle a utilisé son hostilité enfantine contre sa mère dans un trouble jeu masculin tendant à l’usage, au contrôle et à la violente domination d’un corps de femme trop séduisant. J’imaginais que le reste demeurerait en arrière-fond, qu’il n’affleurerait que çà et là, au-delà des mouvements de l’intrigue, tel un signal lumineux. Bref, j’étais plus ou moins préparée à voir une Delia aussi déterminée que le détective d’un thriller traversant une ville masculine qu’attitudes publiques et privées rendent ingouvernable. Or, ce n’est pas ce que vous avez fait, ou plutôt vous ne vous en êtes pas contenté. Vous avez, certes, mené habilement l’enquête de la femme parmi des hommes dont les mouvements échappent à tout ordre, guidés par les pires aspects du passé de Naples, des aspects non rachetables. Vous avez montré les corps de Caserta, de l’oncle, d’Antonio, du père et même du candidat dans un enchevêtrement de haines, de complicités et de faiblesses, à l’intérieur d’un réseau de misères, de pouvoirs et d’influences hiérarchiquement constitués. Et vous avez placé dans les yeux de Delia un regard moqueur, agressif, sexuellement dégoûté ou désabusé, parfois rempli de pitié. Vous ne vous êtes pas arrêté là. Non, vous avez aussitôt obscurci, ou presque, les mécanismes de l’intrigue et distingué avec un regard très perçant, dès les premières scènes, les articulations de la relation mère-fille. Voilà ce qui m’a troublée. Je suis incapable de décrire le choc émotif que m’ont causé le regard de Delia sur sa mère qui allaite et le mouvement d’Amalia entre enfants-travail-mari : Licia Maglietta1 est une jeune mère parfaite, d’une vérité lancinante. L’imago du corps maternel, que Delia aime et rejette avec une passion d’enfant entêtée, pressante, dans son demi-sommeil d’adulte, est, tout au long du film, empreinte de vérité, d’une vérité insoutenable.

J’ai éprouvé une gêne pénible en assistant au réveil de Delia, lorsque sa mère âgée – Angela Luce2 a une allure pour le moins troublante – lui apporte une tasse de café, lui parle d’un ton empreint d’une affection crispante, l’effleure et s’assied à côté d’elle, tandis que la fille, presque immobile, laisse échapper une voix engourdie par le sommeil, l’amour et l’hostilité. Mais les passages les plus efficaces et les plus perturbants résident, pour moi, dans le mouvement halluciné de l’ascenseur : le choc entre les corps, le mélange d’attirance et de répulsion, la mère au ventre gonflé, la fille au ventre vide – le tout dans des tonalités qui semblent photographier la réalité psychique plutôt que la réalité physique. Ce que je trouve vrai dans le film et, par conséquent, difficile à regarder se niche là, dans l’obsession que la fille éprouve pour la mère. Les épisodes que j’estime les plus forts sont ceux où vous offrez d’excellentes solutions visuelles à la montée des sentiments de Delia. À savoir : votre récit de la scène de l’autobus, sa transposition dans l’hallucination du tramway, l’usage que vous faites de l’acteur extraordinaire qui interprète le rôle de l’oncle. À savoir : la matérialité des femmes à moitié nues dans la boutique des Vossi, le mélange de gêne et d’ostentation auquel Delia est en proie quand elle change de robe. À savoir : Anna Bonaiuto sous la pluie dans une Naples angoissante, les mouvements de son corps jusqu’à l’espèce de grotte que représente le sauna, jusqu’à la scène magnifique, aussi bien par ses qualités visuelles que par ses qualités symboliques, de la masturbation dans l’eau (une scène bien plus fascinante que dans mon livre : le changement de décor pour l’échange sexuel entre Delia et Antonio fonctionne parfaitement, et dans ce cas aussi l’image de l’acteur sur l’écran me stupéfie, balaie l’invention et débouche dans la réalité que je connais).

Mais c’est dans votre mise en scène du jeu des vêtements que vous excellez et me troublez le plus. Vous avez montré que l’hypothétique fétichisme de Caserta n’a pas de valeur en soi : c’est le moteur qui permet à Delia de s’arracher aux vêtements masculins dans lesquels elle arrive à Naples, pour enfiler, en un échange obscur, les vêtements féminins qu’Amalia comptait lui offrir, jusqu’à l’habit vide du sous-sol. Vous avez montré que, pour Delia, les vêtements ne sont qu’un semblant de corps : le corps de la mère, corps enfin endossable, corps mort mais, pour cette raison même peut-être, corps vivant à jamais en elle, élan vers une autonomie future. Ce faisant, vous avez réalisé des scènes mémorables, où l’émotion atteint son comble : Delia qui cherche l’odeur de sa mère dans la seule pièce de tissu que celle-ci portait lors de sa noyade, le soutien-gorge flambant neuf des sœurs Vossi ; Delia qui se nettoie les mains sur son pantalon, après avoir tiré d’un sac-poubelle les vêtements d’Amalia, en un geste à mon avis magnifique ; Delia qui passe les vêtements qui lui étaient destinés et découvre peu à peu qu’ils ont été portés par sa mère avant sa mort ; sans compter la robe rouge que Delia met pour la première fois dans le magasin des Vossi.

Sur l’écran explose alors une image extraordinaire, à laquelle je souhaite un grand avenir, bien que cela m’ait valu un coup au cœur. Ce corps en rouge qui mène son enquête dans une Naples parfois expressionniste, dévorée par une passion obscure et harcelante, constitue à mon avis un moment important pour l’iconographie du corps féminin, synthèse d’une femme à la recherche de soi, un mouvement qui, pour Delia, va de la glaciale masculinisation de façade à la récupération du corps originel de la mère au fond des enfers du sous-sol, et plus encore à la certitude que l’acceptation de son lien avec Amalia a eu lieu, que le flux historique de mère en fille s’est reconstruit et que l’inconfessable a été prononcé entre-temps.

J’aime énormément la chute, la façon dont vous faites disparaître le rouge du corps de Delia pour le faire réapparaître sur le grand corps d’Amalia ; cet échange bleu-rouge, rouge-bleu ; cette succession d’expressions de compréhension, de satisfaction, de contentement, d’acceptation, de souffrance sur le visage de Delia, tandis qu’elle imagine ce qui est arrivé à sa mère sur la plage ; cette manière conclusive, mais aussi subtilement inquiétante, de déclarer – dans des vêtements qui lui appartiennent définitivement – aux jeunes gens du train qu’elle se prénomme Amalia.

Cette explicitation visuelle d’une articulation psychique fort ardue vous conduit à un résultat excellent – et douloureux dans son identification physique lancinante. C’est justement de cette chute que j’aimerais une nouvelle fois vous féliciter : vous m’avez beaucoup émue, vous m’émouvez encore alors que je vous écris. Vous avez donné une forme visuelle et une solution de dialogue très intelligentes aux deux phrases qui concluent mon roman : « Il y avait eu Amalia. J’étais Amalia. » Le plus-que-parfait devait apporter une conclusion définitive à l’histoire exceptionnelle et unique d’Amalia. L’imparfait tendait, en revanche, à la rouvrir, suggérant une nuance d’inachèvement perturbant et lui attribuant une durée chez Delia, qui pouvait à présent accueillir en connaissance de cause sa mère en elle et en offrir une représentation. Or, quelle direction avez-vous prise ? Vous avez mis en scène un fragment du retour en train de Delia. Vous avez apporté par cette perspective visuelle d’éloignement de Naples une synthèse visionnaire de la fin de la vie d’Amalia. Puis vous avez filmé la carte d’identité de Delia, vous avez montré avec quelle habileté elle greffe sur sa physionomie la coiffure démodée de sa mère. Enfin, vous avez introduit la question du garçon à propos de la carte d’identité : « Elle est périmée ? » et fait en sorte que Delia se présente au jeune homme sous le prénom d’Amalia. Par cette transposition visuelle d’un jeu de temps verbaux, vous avez démultiplié l’admiration que j’éprouve à votre égard et m’avez aussi débarrassée des préjugés que je nourrissais sur les limites du récit cinématographique.

 

 

* * *

 

1. Née en 1954 à Naples, cette actrice de théâtre, cinéma et télévision est également dramaturge. Elle a joué dans quatre films de Mario Martone et remporté de nombreuses récompenses pour son rôle dans Pain, tulipes et comédie de Silvio Soldini (2000).

 

2. Née en 1938, cette actrice et interprète de chansons napolitaines a notamment joué dans Le Décaméron (1971) de Pier Paolo Pasolini.

 

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trad. Nathalie Bauer
03/01/2019 462 pages 23,00 €
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9782072734670
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