#Imaginaire

Dry

Neal Shusterman, Jarrod Shusterman

La sécheresse s'éternise en Californie et le quotidien de chacun s'est transformé en une longue liste d'interdictions : ne pas arroser la pelouse, ne pas remplir sa piscine, limiter les douches... Jusqu'à ce que les robinets se tarissent pour de bon. La paisible banlieue où vivent Alyssa et sa famille vire alors à la zone de guerre. Soif et désespoir font se dresser les voisins les uns contre les autres. Le jour où ses parents ne donnent plus signe de vie et où son existence et celle de son petit frère sont menacées, Alyssa va devoir faire de terribles choix pour survivre au moins un jour de plus.

Par Neal Shusterman, Jarrod Shusterman
Chez Robert Laffont

0 Réactions |

Genre

12 ans et +

Ce livre est dédié à tous ceux

qui luttent contre les retombées catastrophiques

du changement climatique.

 

 

PREMIÈRE PARTIE


TAP-OUT

 

 

JOUR 1

SAMEDI 4 JUIN

 

1. Alyssa


Le robinet de la cuisine produit des bruits très étranges.

Il toussote et siffle comme un vieillard asthmatique. Il gargouille comme une personne qui se noie. Il crache une fois, puis se tait. Notre chien, Kingston, dresse les oreilles tout en se tenant à distance de l’évier de peur qu’il ne se ranime soudain. Malheureusement, ce n’est pas le cas.

Maman se tient plantée là, l’air étonnée, la gamelle de Kingston tendue sous le robinet. Elle le referme.

— Alyssa, va chercher ton père.

Depuis qu’il a entrepris de rénover notre cuisine tout seul, papa se prend pour un expert en plomberie. Et un électricien professionnel. « Pourquoi payer des entrepreneurs les yeux de la tête quand on peut le faire soi-même ? » nous rabâchait-il sans cesse. Jusqu’au jour où il a joint le geste à la parole. Depuis, nous croulons sous les problèmes d’électricité et de tuyauterie.

Papa est dans le garage, occupé à réparer sa voiture avec oncle Basil – qui vit plus ou moins avec nous depuis que sa plantation d’amandiers de Modesto a mis la clé sous la porte. En réalité, oncle Basil se prénomme Herb, mais un jour, mon frère et moi on s’est mis à le rebaptiser sous différents noms d’herbes aromatiques de notre jardin. Oncle Dill, comme l’aneth. Oncle Thym, ou encore oncle Chive, pour la ciboulette. Et même, à une époque que nos parents préféreraient oublier, oncle Cannabis. Pour finir, on a adopté oncle Basil, comme le basilic.

— Papa ! je crie dans le garage. Y a un souci dans la cuisine.

Mon père est allongé sous sa Toyota Camry. Seuls ses pieds dépassent. Ça me fait penser à ceux de la Méchante Sorcière de l’Ouest. Quant à oncle Basil, il est caché derrière un épais nuage de vapeur produit par sa cigarette électronique.

— Ça ne peut pas attendre ? rétorque mon père, sous la voiture.

Mon petit doigt me dit que non… Ça urge.

— Je pense que la situation est critique.

Il s’extirpe de dessous la carrosserie et, dans un profond soupir, se dirige vers la cuisine.

Maman s’est déplacée. Elle se tient maintenant sur le seuil du salon, immobile, la gamelle du chien dans la main gauche. Un frisson me parcourt, et je ne saurais dire pourquoi.

— Qu’est-ce qu’il y a de si important pour que tu me déranges en pleine séance de…

— Chut ! l’interrompt maman.

Ça lui arrive rarement de dire à papa de se taire. À Garrett et moi, oui, toute la journée. Mais mes parents ne font jamais ça entre eux. C’est une règle tacite.

Elle regarde la télé, où la présentatrice du journal télévisé évoque la « crise de l’eau ». C’est ainsi que les médias en parlent depuis que les gens en ont eu assez d’entendre rabâcher le mot « sécheresse ». Un peu comme le « réchauffement climatique » devenu le « changement climatique », et le terme « guerre » remplacé par le mot « conflit ». Maintenant, ils ont trouvé une nouvelle formule. Une nouvelle étape dans le drame qui touche nos ressources en eau. On parle désormais de « Tap-Out », pour faire référence à l’eau qui ne coule plus des robinets.

Oncle Basil émerge de son nuage de vapeur un instant.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— L’Arizona et le Nevada viennent de se retirer de l’accord sur l’approvisionnement en eau, lui apprend maman. Ils ont fermé tous les barrages sous prétexte qu’ils ont eux-mêmes besoin de l’eau.

Autrement dit, le fleuve Colorado n’atteindra plus la Californie.

Oncle Basil s’imprègne de la nouvelle.

— Ils ferment le fleuve comme s’il s’agissait d’un vulgaire robinet ! Ils ont le droit ?

Mon père hausse un sourcil.

— Ils viennent de le faire.

Soudain, l’image change pour afficher une conférence de presse en direct, où le gouverneur s’adresse à un attroupement de reporters agités.

« C’est fâcheux, mais pas totalement surprenant, annonce-t-il. Nos employés travaillent d’arrache-pied dans le but de négocier de nouveaux accords avec divers organismes. »

— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? s’énerve oncle Basil.

Maman et papa lui intiment tous deux de se taire.

« Par mesure de précaution, toutes les régions et municipalités de distribution d’eau du sud de la Californie redirigent temporairement les ressources vers les services prioritaires. Cependant, je ne saurais assez insister sur le fait qu’il faut garder son calme. Je tiens à assurer à chacun d’entre vous que ceci est une situation temporaire, et qu’il n’y a aucune crainte à avoir. »

Les journalistes se mettent à le bombarder de questions, mais il s’échappe sans répondre à aucune d’entre elles.

— Apparemment, la gamelle de Kingston n’est pas la seule à être à sec, fait remarquer oncle Basil. Je suppose qu’on va bientôt devoir boire l’eau des toilettes nous aussi.

Mon petit frère, Garrett, qui attend sur le canapé que son programme télévisé reprenne, fait la grimace appropriée, à laquelle oncle Basil répond par un rire.

— Bon, souligne mon père sans grand entrain, au moins, cette fois, ce n’est pas ma faute s’il y a un problème de plomberie.

Je vais dans la cuisine pour tourner le robinet moi-même – comme si j’avais de la magie au bout des doigts. Rien. Pas la moindre petite goutte. Notre robinet a subi un arrêt cardiaque et on aura beau tenter de le ranimer, ce sera peine perdue. Je note l’heure du décès, comme aux urgences : 13 h 32. Le 4 juin.

Chacun se rappellera précisément où il se trouvait lorsque l’eau a cessé de couler des robinets, je songe. Comme pour l’assassinat d’un président.

Dans la cuisine, derrière moi, Garrett ouvre le frigo et s’empare d’une bouteille de Gatorade, la boisson énergétique dont il raffole. Il en prend de grandes goulées mais je l’arrête à la troisième gorgée.

— Remets-la dans le frigo. Gardes-en pour plus tard.

— Mais j’ai soif maintenant, pleurniche-t-il.

Il a dix ans – six de moins que moi. Les gamins de son âge n’ont pas encore intégré le concept de la gratification différée.

De toute façon, il a bu quasiment toute la bouteille, alors je le laisse la finir. Je dresse une liste mentale du contenu du réfrigérateur. Quelques bières. Trois autres bouteilles de Gatorade, un gallon de lait quasiment fini et des restes de repas.

Parfois, on ne s’aperçoit qu’on a soif qu’à la première gorgée. Vous voyez ce que je veux dire ? Eh bien soudain, il m’a suffi de regarder le frigo pour ressentir cette soif.

C’est comme une prémonition.

J’entends maintenant les voisins dans la rue. Nous les connaissons – on les croise de temps à autre. La seule fois où on se réunit tous dans la rue, c’est le 4 juillet, à l’occasion de la fête nationale. Ou quand il y a un tremblement de terre.

Mes parents, Garrett et moi, on gravite également à l’extérieur, attirés par le mouvement. On se regarde les uns les autres d’un air interrogateur, à la fois paumés et incrédules. Jeannette et Stu Leeson qui habitent en face de chez nous, les Malecki et leur nourrisson, ainsi que M. Burnside, qui a soixante-dix ans depuis toujours. Comme je m’y attendais, les McCracken manquent à l’appel. C’est une famille de reclus. Ils se sont sans doute barricadés dans leur forteresse en apprenant la nouvelle.

On se tient tous plantés là comme des benêts, les mains dans les poches, le regard fuyant, comme mes camarades de classe au bal de promo de fin d’année.

— OK, lance finalement mon père. Lequel d’entre vous a braqué l’Arizona et le Nevada ?

Tout le monde part d’un petit rire. Ça n’est pas particulièrement drôle, mais ça a le mérite de détendre un peu l’atmosphère.

M. Burnside hausse les sourcils.

— Je n’aime pas dire que j’avais raison, mais je ne vous avais pas prévenus qu’ils allaient stocker ce qui reste du Colorado, hein ? Ce fleuve était devenu notre seule planche de salut et on a laissé faire. On n’aurait jamais dû se rendre aussi vulnérables.

Avant, personne ne savait ni ne se souciait de savoir d’où provenait notre eau. C’était là, voilà tout. Pourtant, lorsque la vallée Centrale a commencé à s’assécher et que les prix sont montés en flèche, les gens se sont soudain réveillés. Tout du moins assez pour faire passer des lois. La plupart d’entre elles étaient inutiles, même si elles ont donné l’impression aux citoyens qu’on traitait le problème. Comme l’Initiative anti-gaspillage, qui a interdit les trucs comme les bombes à eau.

— Las Vegas a toujours de l’eau, souligne-t-on.

Notre voisin Stu secoue la tête.

— Oui… Sauf que j’ai essayé de réserver un hôtel là-bas à l’instant. Un million de chambres d’hôtel, et pas une seule de disponible.

M. Burnside lâche un petit ricanement, comme s’il savourait la malchance de Stu.

— Cent vingt-quatre mille chambres, en réalité. Apparemment, vous n’êtes pas le seul à avoir eu cette idée.

— Ah ! Imaginez la circulation sur l’autoroute pour s’y rendre, s’exclame ma mère avec dépit. Je ne voudrais pas me retrouver coincée au beau milieu des bouchons !

Je prends alors la parole.

— S’ils redirigent l’eau vers les « services prioritaires », ça veut dire qu’il en reste encore un peu. On devrait faire une pétition pour les forcer à partager. Comme pour les coupures d’électricité alternées. Chaque quartier reçoit un peu d’eau chaque jour, à tour de rôle.

Mes parents sont impressionnés par ma suggestion. Les autres me contemplent d’un air attendri, ce qui m’agace. Mes parents sont persuadés qu’un jour, je serai avocate. C’est possible, mais si c’est le cas, ce sera probablement un moyen en vue d’une fin – même si j’ignore encore de quelle fin il s’agira.

Toujours est-il que, pour l’heure, ça ne nous avance pas ; et bien que mon idée ne soit pas mauvaise, je pense qu’il y a trop d’intérêts personnels au sein du pouvoir en place pour que ça se produise. Et qui sait ? Si ça se trouve, il n’y a même plus assez d’eau pour qu’on se la partage.

Un téléphone carillonne. Jeannette consulte son Android. Elle a reçu un message.

— Génial ! Mes parents ont appris la nouvelle dans l’Ohio. Comme si j’avais besoin de gérer leur stress en plus du reste.

— Répondez-leur : « Envoyez-nous de l’eau », lance malicieusement mon père.

— Nous allons trouver une solution, réplique maman d’un ton rassurant.

Elle est psychologue clinicienne. Rassurer les autres, c’est dans sa nature.

Garrett, qui est resté silencieux, porte sa boisson à ses lèvres… et pendant un très bref instant, tout le monde se tait. Par réflexe. Comme un hoquet mental. Ils fixent mon frère des yeux tandis qu’il avale le liquide bleu. M. Burnside brise enfin le silence.

— On en reparlera, dit-il en tournant les talons.

Il achève toujours ses conversations de cette manière-là. Voilà qui met un terme à notre petite réunion de voisinage. On prend congé les uns des autres et chacun rentre chez soi… non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à la bouteille vide de Garrett.

 

 

— Virée au Costco ! s’exclame oncle Basil vers dix-sept heures, cet après-midi-là. Qui m’accompagne ?

— Je pourrai prendre un hot-dog ? demande Garrett.

Il sait pertinemment que même si oncle Basil refuse d’abord, il finira par céder. Oncle Basil se laisse souvent faire.

— Les hot-dogs, c’est le cadet de nos soucis, je réponds à mon frère.

Il ne proteste pas car il sait pourquoi nous allons au Costco – il n’est pas complètement stupide. De toute façon, il se doute qu’il l’aura, son hot-dog.

On grimpe dans la cabine du pick-up 4 × 4 surélevé d’oncle Basil. Bien trop haut sur roues pour un homme de son âge.

— Maman a dit qu’on avait quelques bouteilles d’eau dans le garage, déclare Garrett.

— On va avoir besoin de plus que ça, je rétorque.

J’effectue un rapide calcul mental. Moi aussi j’ai vu ces bouteilles. Neuf fois cinquante centilitres. Nous sommes cinq. Ça ne nous durera même pas une journée.

Comme on quitte le quartier pour rejoindre l’artère principale, oncle Basil remarque :

— Il ne va sûrement falloir qu’un jour ou deux à la municipalité pour rétablir l’eau courante. On n’aura sans doute pas besoin de plus de quelques packs.

— Et du Gatorade ! s’écrie Garrett. N’oublie pas le Gatorade ! C’est bourré d’électrolytes.

C’est ce que vend la pub, même si Garrett n’a aucune idée de ce que sont les électrolytes.

— Regardez le bon côté des choses, relativise oncle Basil. À mon avis, vous n’allez pas avoir d’école pendant quelques jours.

La version californienne d’une tempête de neige.

J’ai hâte que l’année de première se termine. Je compte les jours. Plus que deux semaines. Et connaissant mon lycée, on va probablement devoir rattraper les cours à la fin, ce qui repoussera les vacances d’été.

 

 

Le parking du supermarché est pris d’assaut. Un vrai bain de foule. Apparemment, tout le quartier a eu la même idée. On tourne en rond pendant des lustres à la recherche d’une place. Oncle Basil finit par me tendre sa carte de fidélité Costco.

— Allez-y. Je me gare et je vous retrouve à l’intérieur.

Je me demande comment il va rentrer sans sa carte. Mais, après tout, oncle Basil trouve toujours un moyen. On descend du véhicule et on se joint à la meute de clients qui inonde l’entrée. À l’intérieur, c’est comme le Black Friday, en pire. Sauf qu’aujourd’hui, les gens ne se ruent pas sur les télévisions et les jeux vidéo. Dans les files d’attente devant les caisses, les chariots sont remplis de conserves, de produits de toilette, et surtout d’eau. Les indispensables.

Il y a quelque chose qui cloche. Bien que je ne réussisse pas à mettre le doigt dessus, je le sens. Comme une mauvaise odeur qui flotterait dans l’air. Dans la queue, les gens trépignent d’impatience – je parie qu’ils passeraient volontiers devant les autres à coups de bélier. Une sorte d’hostilité primaire nous entoure, cachée sous le vernis de la politesse de banlieue chic. Même ce vernis, cependant, commence à s’effriter.

— Ce chariot est pourri, se plaint Garrett.

Il a raison. L’une des roues est tordue et la seule façon de le faire avancer, c’est de reporter tout le poids sur les trois autres roues en s’appuyant d’un côté. Je jette un coup d’œil vers l’entrée. Il ne restait plus que quelques chariots quand j’ai pris celui-ci. À présent, ils ont dû disparaître.

— On va se débrouiller avec, je réplique.

On se faufile tant bien que mal vers le fond du magasin, sur la gauche, où sont entreposées les palettes d’eau. Au passage, on surprend des bribes de conversation.

— La FEMA doit déjà gérer l’ouragan Noah, dit une femme à une autre. Comment pourront-ils s’occuper de nous en même temps ?

La FEMA est l’agence fédérale chargée des situations d’urgence.

— Ce n’est pas notre faute, l’agriculture utilise quatre-vingts pour cent de l’eau !

— Si l’État cherchait de nouvelles sources au lieu de nous coller des amendes parce qu’on remplit notre piscine, on ne serait pas dans cette situation, s’emporte une femme.

Garrett se tourne face à moi.

— Mon ami Jason a un aquarium géant dans son salon. Et il n’a pas eu d’amende.

— C’est différent. Les poissons sont considérés comme des animaux domestiques.

— Mais c’est quand même de l’eau !

— Tu n’as qu’à aller la boire, je rétorque pour lui fermer le clapet.

Je n’ai pas le temps de m’attarder sur les problèmes des autres. On a déjà bien assez à faire avec les nôtres. On dirait que je suis la seule à me ronger les sangs. Garrett est parti en quête d’échantillons gratuits.

Le chariot dévie vers la gauche et je m’appuie de tout mon poids sur la droite pour empêcher la roue tordue de faire gouvernail.

Le fond du magasin est bondé. Parvenue à la dernière allée, où sont rangés les packs d’eau, je m’aperçois que j’arrive après la bataille. Les palettes sont vides.

Avec du recul, je me dis qu’on aurait dû venir ici dès l’instant où les robinets ont cessé de fonctionner. Mais lorsqu’un événement grave se produit, il y a comme un temps de réaction. Ce n’est ni du déni ni de la surprise, plutôt une sorte de chute libre mentale. On s’imprègne de la nouvelle… et lorsqu’on se décide enfin à bouger, la fenêtre d’action s’est déjà refermée. Je songe à tous ces gens à Savannah, à l’instant où l’ouragan Noah a bifurqué de manière inattendue et a fondu sur eux au lieu de retourner vers la mer comme prévu. Combien de temps ont-ils perdu les yeux vissés au journal télévisé avant de plier bagage et de se faire évacuer ? Je peux vous le dire. Trois heures et demie.

Derrière moi, les gens ne voient pas que les palettes sont vides et continuent à pousser. Un employé finira bien par mettre une pancarte indiquant qu’ils sont en rupture de stock d’eau. D’ici là, les clients s’entasseront et se bousculeront vers le fond du magasin, et l’atmosphère sera aussi étouffante que dans la fosse d’un concert.

D’un coup, je me dirige vers une allée latérale où sont entreposées les canettes de soda, qui commencent déjà à manquer. Mais je ne suis pas là pour ça. En fouillant le rayon, j’aperçois un pack d’eau sans doute abandonné là la veille, quand ce n’était pas encore une denrée rare. Alors que je m’apprête à le prendre, une femme chétive avec un pif en bec d’aigle s’en empare juste sous mon nez. Elle le place au sommet de son caddie comme un trophée.

— Désolée, on était là en premier, lance-t-elle.

Sa fille s’avance alors ; je la reconnais. C’est Hali Hartling. On fait partie de la même équipe de football au lycée. Une de ces nanas populaires qui ne se prennent pas pour de la merde. En réalité, elle n’est pas si bonne que ça au foot. Elle me tape sur les nerfs. La moitié des filles de l’école rêvent d’être comme elle ; les autres la détestent car elles savent qu’elles ne lui arriveront jamais à la cheville. Quant à moi, elle m’indiffère. À quoi bon gaspiller son énergie pour une fille comme Hali ?

Elle qui a toujours l’air très sûre d’elle fuit aujourd’hui mon regard – car elle sait que j’avais repéré ce pack en premier. Tandis que sa mère s’éloigne, Hali se penche vers moi.

— Désolée, Morrow, s’excuse-t-elle sincèrement en m’appelant par mon nom de famille comme on a l’habitude de le faire au football.

— Il me semble que j’ai partagé mon eau avec toi lors de l’entraînement, la semaine dernière, non ? je lui fais remarquer. Peut-être que tu pourrais me renvoyer l’ascenseur en me donnant quelques bouteilles.

Elle jette un coup d’œil à sa mère qui remonte déjà l’allée. Elle hausse les épaules.

— Désolée. Ils ne les vendent pas à l’unité ici.

Elle pique un fard et se dépêche de déguerpir, visiblement très mal à l’aise.

Je parcours les lieux du regard. La foule enfle et les articles disparaissent des rayons à une vitesse alarmante. Même les sodas sont épuisés. Quelle idiote ! J’aurais dû en prendre quelques-uns. Je me précipite vers mon caddie avant qu’on ne me le pique. Toujours aucun signe d’oncle Basil et Garrett est sans doute en train de s’empiffrer de cochonneries. Le Gatorade qu’il avait requis est en rupture lui aussi.

Je finis par repérer mon petit frère. Il se trouve au rayon surgelés, le visage couvert de sauce tomate. Il s’essuie la bouche avec son T-shirt, sachant que je vais l’engueuler. Mais je n’en prends pas la peine – parce que mon attention est attirée ailleurs. Au-delà des légumes surgelés et des crèmes glacées, un congélateur plein de glace. D’énormes sacs de glace. Je n’arrive pas à croire que les gens soient si limités qu’ils n’y aient pas pensé ! J’ouvre la porte et m’empare d’un sac.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? On a besoin d’eau, pas de glace.

— La glace, c’est de l’eau, Einstein.

Le sac est beaucoup plus lourd que prévu.

— Aide-moi !

Ensemble, nous remplissons le caddie à ras bord. Entre-temps, les gens nous ont remarqués et se sont agglutinés autour de la glacière pour la dévaliser.

Mon caddie est tellement lourd que je peine à le pousser – d’autant plus avec sa roue tordue. Un homme en costard-cravate s’approche soudain par-derrière et nous adresse un sourire cordial.

— Eh ben, vous êtes sacrément chargés ! On dirait que vous avez besoin d’un coup de main.

Sans attendre notre réponse, il s’empare de la poignée et pousse le chariot avec beaucoup plus d’aisance que nous.

— C’est la folie ici, aujourd’hui, remarque-t-il. Comme partout ailleurs, j’imagine.

— Merci de nous aider, dis-je.

— Pas de problème. Il faut se serrer les coudes.

Il me gratifie d’un nouveau sourire que je lui renvoie. C’est bon de constater que les temps difficiles font ressortir le meilleur chez l’homme.

On rejoint bientôt les caisses à l’avant du magasin et on se place dans l’une des files d’attente.

— J’ai fait ma part du boulot, glousse-t-il.

Je pose les yeux sur notre chariot et décide qu’une bonne action en mérite une en retour.

— Vous n’avez qu’à prendre un sac de glace, je lui propose.

Son sourire ne s’estompe pas.

— J’ai une meilleure idée. Prenez un sac et moi je garde le reste.

Il plaisante ? Non. Il est on ne peut plus sérieux.

— Je vous demande pardon ?

Il pousse un soupir affecté.

— Tu as raison. Ce ne serait vraiment pas juste. Écoute, on n’a qu’à couper la poire en deux. Tu prends la moitié et moi l’autre.

Il m’annonce ça comme si c’était généreux de sa part. Il sourit toujours à pleines dents, mais son regard m’effraie.

— Il me semble que mon offre est plus que charitable.

Je commence à me demander dans quelle branche il travaille, et si son boulot ne consisterait pas à escroquer ses clients en leur faisant croire qu’ils font une affaire. Je ne suis pas dupe, seulement il se cramponne fermement à la poignée du chariot. Et rien ne prouve que ce soit le nôtre et pas le sien.

— Il y a un problème ?

Oncle Basil ! Il tombe à pic ! Il toise l’homme, qui finit par ôter ses sales pattes du chariot.

— Non, se défend notre « bienfaiteur ». Aucun problème, ajoute-t-il d’un air innocent.

— Tant mieux, réplique oncle Basil. Car si vous harceliez ma nièce et mon neveu, je serais contraint d’appeler la police.

Ils se dévisagent pendant quelques instants en silence. Puis l’homme finit par lâcher l’affaire. Il jette un dernier coup d’œil aux sacs de glace et s’en va sans demander son reste.

 

 

Oncle Basil s’est garé à un emplacement interdit, sur un terre-plein dans une haie de ficus qu’il a à moitié défoncée.

— J’ai dû me mettre en mode quatre roues motrices, se vante-t-il.

C’est probablement la première fois qu’il s’en sert. Ce véhicule qui représente la crise de la quarantaine de mon oncle m’apparaît aujourd’hui comme une bénédiction.

On charge les sacs de glace dans la remorque.

— Toujours envie d’un hot-dog ? propose oncle Basil pour détendre l’atmosphère.

— Je n’ai plus faim, ment Garrett.

Il ne veut pas retourner à l’intérieur, c’est tout. Aucun de nous n’en a envie. Entre-temps, un groupe s’est formé autour de notre véhicule et nous regarde disposer les sacs de glace dans la remorque. Une douzaine de paires d’yeux nous observent.

— Je devrais peut-être monter dans la remorque pour veiller sur la glace, je propose.

— Non, ça va aller, répond oncle Basil avec calme. Il y a de vilains nids-de-poule sur la route. Je n’ai pas envie que tu sois brinquebalée à l’arrière.

— OK.

Je m’exécute. Et même si personne n’en parle, je sais que ce ne sont pas les nids-de-poule qui inquiètent mon oncle.

 

 

On s’engage dans notre rue, mais pour une raison que j’ignore, je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse du quartier où j’ai grandi. Un sentiment étrange m’envahit. Comme lorsqu’on tourne par erreur une rue trop tôt et que, tous les pavillons se ressemblant, on a la sensation de se retrouver dans un univers parallèle. J’essaie de chasser cette idée tout en regardant les maisons défiler par la vitre.

D’habitude, nos voisins d’en face, les Kibler, sont étendus sur leur chaise longue et « surveillent » leurs enfants qui jouent. En réalité, ils cancanent en sirotant un verre de chardonnay tout en s’assurant que leur progéniture ne se fasse pas renverser par une voiture. Aujourd’hui, les gamins jouent à chat dans la rue sans surveillance. Et malgré les rires des enfants, je perçois un silence insidieux très révélateur ; à moins qu’il n’ait toujours été là et que je ne le remarque que maintenant.

Oncle Basil remonte l’allée en marche arrière et on se met immédiatement à décharger les sacs. Quoique le soleil se couche à l’horizon, il fait encore trente-deux degrés et la glace commence déjà à fondre. Il n’y a pas une minute à perdre.

— Allez faire de la place dans le congélateur, intime oncle Basil. On n’aura qu’à laisser fondre le reste pour le boire aujourd’hui.

J’interviens.

— J’ai une meilleure idée. Va nettoyer la baignoire du rez-de-chaussée, Garrett. On y déposera la glace.

— Bien vu, approuve Basil.

Quant à Garrett, il n’a pas l’air emballé à l’idée de récurer la baignoire.

Papa émerge du garage, une clé à molette pleine de cambouis à la main. Visiblement, il cherche encore à réparer le robinet.

— De la glace ?

— C’est tout ce qui restait, dis-je, laconique.

Papa se gratte le front.

— Vous auriez dû aller à Sam’s Club. Ils ont plus de réserves à l’arrière du magasin.

Même s’il fait mine de prendre ça à la légère, je sens qu’il se fait du mouron. Sam’s Club s’est fait dévaliser comme tous les autres magasins, et il s’en doute.

Oncle Basil s’empresse de changer de sujet.

— Tu ne devais pas aller au bureau aujourd’hui ?

Papa hausse les épaules et saisit un sac de glace.

— L’avantage, quand on a sa propre entreprise, c’est qu’on n’est pas obligé d’aller travailler le samedi quand on n’en a pas envie.

Sauf que papa travaille le samedi. Certains dimanches aussi. Beaucoup de gens font des heures sup ces derniers temps étant donné la hausse du coût de la vie. Cela étant, papa nous a toujours répété qu’il fallait bosser vingt-quatre heures sur vingt-quatre sept jours sur sept pour monter son propre business. Aujourd’hui pourtant, il préfère soulever des sacs de glace plutôt que de vendre des assurances.

Je hisse un autre paquet hors de la remorque, mais maintenant que la glace a commencé à fondre, le plastique me glisse entre les doigts.

— Tu veux un coup de main ? me demande-t-on.

Sans même me retourner, je sais qui c’est. Kelton McCracken, le geek roux chelou d’à côté. La plupart des mecs de son genre passent leur journée à massacrer des zombies sur leur Xbox. Pas Kelton. Il préfère pratiquer la reconnaissance aérienne avec son drone, shooter des bestioles avec son lanceur paintball et se planquer dans sa cabane dans un arbre avec ses lunettes de vision nocturne en se prenant pour Jason Bourne. Comme s’il avait cessé de mûrir en sixième et que ses parents lui avaient acheté des jouets de plus en plus gros au fil des ans. Aujourd’hui, je le trouve un peu différent. D’accord, il a grandi cette année et il paraît plus mature – mais ce n’est pas seulement ça. C’est dans son allure. Il s’approche en roulant des mécaniques, à croire que la crise de l’eau l’excite… Il me décoche alors un sourire et je m’aperçois qu’il ne porte plus ses bagues et que ses dents sont parfaitement alignées.

— Merci, Kelton. Ce n’est pas de refus, répond papa. Tu veux bien aider Alyssa ?

Je m’apprête à lui tendre le sac quand un sentiment inexplicable s’empare de moi. Et je m’y agrippe.

Papa le remarque et ne comprend pas.

— Donne-lui la glace, Alyssa.

Mon regard navigue du sac à Kelton. Je me méfie désormais des gens qui proposent de me donner un coup de main.

— Il y a un souci ? s’impatiente papa.

Je finis par lâcher le sac, la mort dans l’âme. Kelton s’en empare.

— C’est pas parce que tu nous auras filé un coup de main qu’on t’en donnera.

Mon père me décoche un regard réprobateur ; il se demande sûrement pourquoi je suis si hargneuse. Peut-être que je lui parlerai du type du Costco un peu plus tard. À moins que je ne préfère oublier cet incident fâcheux.

Je m’attends à ce que Kelton me rembarre, mais il se contente de rester planté là, visiblement déstabilisé par ma remarque. Je me ressaisis et me compose un sourire factice que je veux sincère.

— Désolée. Merci pour ton aide.

On entre et on va déposer la glace dans la baignoire. Kelton m’attrape l’épaule pour m’arrêter dans mon élan.

— Tu as bouché l’évacuation ? demande-t-il. Évite de mettre la glace dans la baignoire si la bonde n’est pas étanche. Il suffit d’une micro-fuite et, en quelques heures, tout se sera écoulé.

— Je pensais que mon oncle s’en était chargé.

En réalité, personne n’y a pensé. C’est sans doute le meilleur conseil que j’aie reçu aujourd’hui, mais je mourrais plutôt que de l’admettre.

— Je vais chercher du mastic.

Et il file dans son garage, visiblement ravi de mettre à contribution ses talents de boy-scout.

La famille de Kelton est très particulière. Elle se claquemure dans sa demeure comme si elle redoutait l’apocalypse. On dirait que les McCracken ont anticipé tous les scénarios-catastrophes possibles. Papa dit pour plaisanter que M. McCracken mène une double vie, travaillant comme dentiste le jour et se préparant pour la fin du monde la nuit venue. Ces derniers temps toutefois, cette blague n’en est plus vraiment une. M. McCracken passe ses nuits à souder de la fonte dans son garage.

Au cours des derniers mois, les McCracken ont installé un système de surveillance digne d’une prison de haute sécurité, bâti une petite serre dans leur jardin et disposé des panneaux solaires illégaux sur l’ensemble de leur toiture. Et puis Kelton (avec qui j’ai beaucoup trop de cours en commun cette année) se vante sans cesse des fenêtres pare-balles que son père vient de poser. D’après lui, on peut tirer de l’intérieur mais les balles de l’extérieur sont arrêtées. Le reste de ma classe trouve qu’il se la pète, mais je pense qu’il dit la vérité. Son père est un grand maniaque ; de sa part, plus rien ne me surprend.

Même si mes parents se plaignent des séances de bricolage nocturne de M. McCracken, nos familles sont en bons termes. Malgré tout, mes parents ont toujours eu à leur égard une attitude obséquieuse, une politesse exagérée. Autrefois, nous partagions un lopin de terre qui se situait entre nos deux maisons. Jusqu’à ce que M. McCracken installe une clôture en plein milieu d’un massif de fleurs – une véritable œuvre d’art grâce à laquelle ma mère avait remporté un prix de jardinage. La barrière est beaucoup plus haute que la moyenne, mais elle ne dépasse pas la hauteur réglementaire imposée par l’Association des riverains – avec qui les McCracken sont perpétuellement en guerre. Il faut dire qu’ils ont été jusqu’à revendiquer le trottoir devant leur maison, prétextant que leur propriété s’étendait jusqu’à la rue. Seulement, c’est l’Association qui a remporté la bataille. Depuis ce jour, oncle Basil prend un malin plaisir à garer son pick-up juste devant chez eux, rien que pour les asticoter.

Kelton revient au bout de quelques minutes avec le mastic et se met directement en devoir d’étanchéifier le fond de la baignoire.

— Ça va prendre quelques heures à durcir ; fais gaffe en posant la glace dedans, me conseille-t-il avec enthousiasme.

Bizarre de s’emballer à propos de silicone.

Un silence gênant s’installe entre nous. Je m’aperçois que c’est la première fois que je me retrouve en tête à tête avec Kelton.

Un détail me revient en mémoire.

— Attends. Vous n’avez pas un grand réservoir à l’arrière de votre maison ?

— Cent trente litres d’eau, déclare fièrement Kelton tandis qu’il applique le mastic avec la précision d’un joaillier. Mais c’est dans la maison. Le réservoir de dehors, c’est l’eau des toilettes ; elle est pleine de composants chimiques à base d’ammonium. Tu sais, comme le liquide bleu au fond des WC.

— Je vois, je réplique, dégoûtée. On peut dire que vous êtes prévoyants.

Ce qui est sans doute l’euphémisme du siècle.

— Eh bien, comme mon père le répète si souvent : « Mieux vaut avoir tort qu’être mort. » Je parie que si ton père avait anticipé lui aussi, vous n’en seriez pas là aujourd’hui.

Kelton ne réalise visiblement pas à quel point il peut être grossier. Je suis sûre qu’il a déjà remporté la médaille du mérite du MEC LE PLUS AGAÇANT au monde.

Il termine son ouvrage. Je le remercie et il retourne chez lui vaquer à ses occupations – tirer au lance-patates, disséquer des insectes ou que sais-je encore.

Dans la cuisine, ma mère passe toutes les surfaces à l’eau de Javel. C’est le stress. Lorsqu’une chose échappe à notre contrôle, on tâche de mettre de l’ordre là où on peut. Je la comprends. En revanche, ça n’a jamais été son genre de laisser la télé en bruit de fond. Or le son est poussé au maximum dans le salon. J’ignore où se trouvent mon oncle et mon père. Peut-être qu’ils se sont remis à bricoler la voiture. Étrange que j’éprouve le besoin de savoir.

À la télé, CNN se focalise sur la crise de l’ouragan Noah. Non pas que je sois jalouse de l’attention qu’on accorde à ces pauvres gens, mais j’aimerais bien qu’on parle un peu de nous aussi.

— Des nouvelles du Tap-Out ? je questionne.

— Une des chaînes régionales fournit des mises à jour fréquentes, m’informe ma mère. Mais c’est cette présentatrice écervelée qui me sort par les yeux. Et puis, il n’y a rien de nouveau.

Je mets quand même la chaîne avec la présentatrice écervelée qui, d’après mon père, a commencé sa carrière dans le porno, même si je préfère ne pas lui demander comment il est au courant.

Ma mère a raison. Ils ne font que repasser en boucle l’annonce du gouverneur en la décortiquant.

Je zappe sur les chaînes nationales. CNN, MSNBC, puis Fox News et de nouveau CNN. Les JT se focalisent uniquement sur l’ouragan Noah. Et je finis par comprendre pourquoi.

Il n’existe pas d’image satellite pour la crise que nous traversons.

Pas de tempête soudaine, pas de champs de décombres. Le Tap-Out est silencieux, comme un cancer. Il n’y a rien à voir. Du coup, les journalistes le traitent comme un fait divers.

J’exprime mon point de vue à ma mère. Elle cesse de faire le ménage un instant pour observer le défilé des nouvelles secondaires au bas de l’écran. Finalement, une phrase s’affiche : La crise de l’eau s’accentue en Californie. Les habitants sont priés d’économiser leurs réserves.

Et c’est tout. Les nouvelles nationales résument à cette seule phrase notre situation.

— Économiser ? C’est une blague ?

Ma mère prend une profonde inspiration et vaporise du désinfectant sur la table de la cuisine.

— Du moment que la FEMA fait son travail, on se fiche de ce que dit le journal.

— Pas moi, je riposte.

Car s’il est une chose que je sais des journalistes, c’est que ce sont eux qui décident pour l’ensemble de la population – y compris le gouvernement – de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas. Les grosses chaînes télévisées refusent de consacrer au Tap-Out la couverture médiatique qu’il mérite tant qu’il n’y aura pas d’images percutantes, comme des toits qui s’envolent.

Et le temps qu’on prenne le Tap-Out au sérieux, il sera peut-être déjà trop tard.

 

 

ARRÊT SUR IMAGE : JOHN WAYNE


Dalton adore la manière dont les avions décollent de l’aéroport John-Wayne. Ils ont adopté une technique spécifique visant à réduire la nuisance sonore lors du décollage. Elle fut mise en place pour épargner les résidents multimillionnaires de Newport Beach. En gros, l’avion démarre lentement sur la piste avant d’accélérer à fond pour décoller quasiment à la verticale. Quinze secondes plus tard, il se stabilise et ralentit les réacteurs, ce qui donne l’impression aux non-initiés que le moteur a lâché. Et ce qui provoque au moins une crise de panique par vol. L’avion plane ensuite au-dessus de la baie, de Balboa Island et de la péninsule de Newport avant que les pilotes poussent les réacteurs à plein régime et reprennent l’ascension.

— L’aéroport devrait s’appeler John-Glenn, comme l’astronaute, et pas John-Wayne, a un jour fait remarquer Dalton.

Car pour la majorité des gens, décoller de cet aéroport est l’expérience qui se rapproche le plus d’un décollage dans une navette spatiale.

Dalton et sa sœur sont des voyageurs aguerris. Plusieurs fois par an, ils rendent visite à leur père qui réside à Portland : à Noël, à Pâques, pendant les grandes vacances, et un Thanksgiving sur deux. Aujourd’hui, ils ne sont pas que tous les deux. Leur mère les accompagne dans le Nord.

— Si votre père ne veut pas m’accueillir, j’irai à l’hôtel. Ça ne me dérange pas.

— Il ne te laissera jamais dehors, réplique Dalton.

Elle n’en est pas aussi sûre que son fils.

Quelques années plus tôt, elle avait quitté son mari pour un minable avec des gros pecs et un bouc, qu’elle avait jeté à la rue au bout d’un an. Nous tirons des leçons de la vie. Bref, lorsque le mariage avait capoté, le père de Dalton s’était réfugié à Portland.

— Vous comprenez bien que votre père et moi, on ne va pas se remettre ensemble, insiste-t-elle auprès de Dalton et de sa sœur.

Mais pour des enfants de divorcés, l’espoir ne s’éteint jamais.

Quelques minutes après l’annonce du Tap-Out, sa mère s’était connectée à Internet et avait acheté trois billets d’avion hyper chers sur Alaska Airlines – l’une des seules compagnies à proposer des vols continus à destination de Portland dans des avions qui ne risquent pas de se crasher.

— J’ai obtenu les trois derniers sièges ! s’était-elle écriée d’un air triomphant. Vous avez une heure pour faire votre sac. Bagages de cabine seulement.

Le trajet de la maison à l’aéroport leur prend une éternité à cause des embouteillages. Ils mettent presque une heure au lieu d’un quart d’heure.

L’arrivée à l’aéroport donne le ton. Tous les parkings indiquent complet à l’exception d’un. Ils se garent sur la seule place restante. Tandis qu’ils se dirigent ensuite vers le terminal, Dalton remarque toutes les voitures qui tournent en rond comme si elles jouaient aux chaises musicales, sauf qu’il n’y a aucune chaise de libre.

Au contrôle de sécurité, c’est le chaos, ce qui ne se produit jamais dans cet aéroport.

— Y a plein de gens qui partent en vacances, remarque Sarah, la petite sœur de Dalton, du haut de ses sept ans.

— Oui, ma puce, répond leur mère d’un air distrait.

— Ils vont où à ton avis ?

Leur mère pousse un soupir, trop stressée pour continuer à divertir sa fille. Dalton observe les tableaux d’affichage et prend la relève.

— Cabo San Lucas, dit-il. Denver, Dallas, Chicago…

— Mon amie Gigi vient de Chicago.

Le type de la sécurité vérifie le passeport de Dalton à deux reprises car il a les cheveux châtains sur la photo alors que, depuis, il les a décolorés en blond.

— Vous êtes certain que c’est bien vous ?

— Aux dernières nouvelles, oui, rétorque Dalton.

L’employé, qui n’a visiblement pas le sens de l’humour, les invite à avancer dans la lente file d’attente du détecteur de métal. Lorsqu’il passe sous le portique, la sonnette retentit à cause de ses multiples piercings au visage. Ils franchissent la sécurité cinq minutes avant le début de l’embarquement. Maman est soulagée.

— OK, lance-t-elle. Nous y sommes. Nous n’avons perdu personne. Nous avons nos dix orteils et nos dix doigts.

— J’ai soif, gémit Sarah.

Dalton a déjà remarqué que toutes les boutiques sont en rupture d’eau.

— Il y aura à boire dans l’avion, les rassure leur mère.

Peut-être, songe Dalton. Après tout, ces avions viennent d’ailleurs.

Il commence à avoir soif aussi.

Alors qu’ils vont embarquer, l’hôtesse prend le micro et procède à une annonce :

— Je suis au regret de vous annoncer que ce vol est surbooké. Nous cherchons des volontaires pour prendre le vol suivant.

Sarah tire la manche de sa mère.

— Nous, maman !

— Pas cette fois, ma chérie.

Dalton esquisse un sourire. Papa leur conseille toujours de se porter volontaires car la compagnie offre en échange des centaines de dollars en miles, ce qui compense largement le désagrément. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il s’agit de fuir la région le plus vite possible. Raison pour laquelle la compagnie a du mal à mettre la main sur des volontaires. Le prix du bon passe de deux cents à trois cents dollars, puis à cinq cents. Personne ne veut céder sa place.

L’hôtesse finit par jeter l’éponge. Elle reprend la parole au micro, fournissant le nom des derniers à avoir réservé leurs billets. Dalton, Sarah, et leur mère. Dalton a le ventre qui se noue.

— Navrée, déclare l’hôtesse d’un ton tout sauf désolé. Mais comme vous êtes les derniers à avoir acheté vos billets, je suis dans l’obligation de vous attribuer un autre vol.

La mère de Dalton pète un câble et il ne peut pas le lui reprocher. Elle a raison de ne pas se laisser faire.

— Non, proteste leur mère. Je me fiche de vos belles paroles ! Mes enfants et moi montons à bord de cet avion !

— Vous allez recevoir chacun un bon de cinq cents dollars à dépenser sur notre compagnie ; autrement dit mille cinq cents dollars, répond l’hôtesse pour les amadouer.

Leur mère refuse qu’on les achète.

— J’ai une injonction de la cour ; mes enfants doivent rendre visite à leur père ! Si vous les retirez de ce vol, vous violerez la loi, et je porterai plainte contre vous !

Évidemment, ce n’est pas à leur père de les avoir en ce moment, mais l’hôtesse n’est pas censée le savoir. Les menaces de la mère de Dalton la laissent de marbre. Elle s’excuse simplement et recherche un vol ultérieur dans ses fichiers.

— Il y a un vol en fin d’après-midi, à 17 h 30… Ah attendez, non, il est également complet… voyons voir… (Elle poursuit ses recherches dans son ordinateur.) Vingt heures… non plus…

Dalton se tourne vers sa sœur et chuchote :

— Fais-lui ton regard.

Leur mère a toujours dit à ses enfants que leurs grands yeux bleus pouvaient faire fondre le cœur de n’importe qui. Plus vraiment ceux de Dalton. Dix-sept ans, mal dans sa peau, le visage criblé de piercings, un tatouage de crâne sur le cou et ce que son père appelle des « cheveux passés à la Javel ». Autant dire qu’il n’attendrit plus son entourage. Mais Sarah a toujours cet effet magique sur les adultes les plus endurcis. Il la prend dans ses bras pour que l’hôtesse la voie.

— Oh ! Tu es belle comme un cœur, s’exclame-t-elle avant de leur tendre trois nouveaux billets. Voilà ! Demain matin à 6 h 30. Je ne peux pas faire mieux.

Alors ils attendent. Ils ne quittent pas l’aéroport parce que la foule ne fait qu’augmenter et qu’ils savent qu’ils ne pourront jamais refranchir les contrôles de sécurité. Ils passent la nuit sur les sièges inconfortables de la salle d’attente et avalent un peu d’eau quand on veut bien leur en offrir une gorgée. C’est dire si les personnes charitables se font rares.

Le matin venu, bien qu’ils aient leurs billets, il n’y a pas de place pour eux sur le vol de 6 h 30. Ni sur celui d’après. Encore moins sur le suivant.

Tous les vols sont complets, toutes destinations confondues.

Et l’aéroport ne cesse de se remplir. À tel point que des renforts de police sont appelés pour maintenir l’ordre.

À cause des embouteillages, les camions-citernes censés acheminer du carburant pour les avions ne peuvent pas atteindre l’aéroport.

Dalton, sa mère et sa sœur sont forcés de se rendre à l’évidence : ils sont coincés au sol.

 

 

JOUR 2

DIMANCHE 5 JUIN

 


* * *

 

 

2. Kelton


Mon père m’a toujours expliqué qu’il existait trois catégories d’hommes sur terre. Tout d’abord, les Moutons. Les gens ordinaires qui vivent dans le déni – nourris à la petite cuillère par les infos matinales, usés par une journée de travail monotone, et recrachés dans le caniveau du monde comme un vieux morceau de viande avariée qui pourrissait au fond du frigo. En gros, les Moutons englobent la majorité de la population. Des gens vulnérables qui sont incapables de sentir le danger, et qui font confiance au système pour prendre soin d’eux.

Ensuite, vous avez les Loups. Les mécréants qui ne respectent aucune loi sociétale, mais qui font semblant quand ça les arrange. Ce sont les voleurs, les meurtriers, les violeurs et les politiciens, qui se nourrissent sur le dos des Moutons jusqu’à ce qu’ils finissent en prison, ou mieux encore, jusqu’à ce qu’ils finissent dans une décharge au milieu des chaussettes qui piquent tricotées par ta grand-mère chaque Noël. Celles que tu exploses chaque année avec un M80.

Et enfin, il y a les gens comme nous. Les McCracken. Les Gardiens de troupeau. Évidemment, notre espèce peut ressembler à celle des Loups – incisives pointues, griffes acérées, et une certaine propension à la violence –, mais ce qui nous distingue de la masse, c’est que nous représentons l’équilibre entre les deux. Nous guidons le troupeau à notre guise, le protégeant ou le reniant selon notre bon vouloir. D’après mon père, nous sommes les rares élus à avoir le pouvoir de choisir, et lorsque le véritable danger se présentera, nous serons ceux qui survivront – et pas seulement parce que nous possédons un 357 Magnum, trois Glock 19 et un fusil à pompe Mossberg, mais parce que nous nous sommes préparés, des pires manières, et ce depuis toujours, à l’effondrement inévitable de la société telle que nous la connaissons.

Dimanche midi. Deuxième jour du Tap-Out. Il fait chaud comme dans un four ; comme une canette de soda laissée en plein soleil lors du solstice d’été. Je me rends dans mon « repaire ». À savoir l’unité stratégique que j’ai bâtie dans le chêne, au fond du jardin. Certains la qualifieront de « cabane dans un arbre », une insulte à ce chef-d’œuvre de fortifications et de fonctionnalité. On ne fait pas de la reconnaissance infrarouge et on ne recèle pas un arsenal civil dans une cabane à la noix. Toutefois, c’est loin d’être aussi cool que notre véritable refuge – un abri antiatomique top secret que ma famille a construit au cœur de la forêt en cas de guerre nucléaire, d’impulsion électromagnétique, ou de tout autre scénario-catastrophe de fin du monde. Nous l’avons bâti tous ensemble, en famille, il y a quelques années de ça, avant que mon frère aîné, Brady, quitte la maison. Si jamais les choses dégénèrent, on ira se réfugier là-bas, j’en suis sûr. Entre-temps, je me contente de ma forteresse dans le jardin.

 

 

J’y ai stocké tout un tas de provisions (rien à voir avec ce que papa a réuni dans notre abri). En termes d’armement, je possède mon lanceur paintball, un lance-pierres, et un fusil à plomb. Pour ce qui est de la nourriture, j’ai rassemblé assez de Mountain Dew, un soda caféiné aux agrumes, pour me maintenir éveillé pendant des semaines si besoin est ; sans oublier les sachets de nouilles goût poulet, mon plat de prédilection. Un plat rassurant. Car en cas de guerre nucléaire, cette nourriture contient assez de glutamate de sodium et de conservateurs pour survivre, l’espèce humaine dût-elle s’éteindre.

 

Commenter ce livre

 

trad. Cécile Ardilly
22/11/2018 445 pages 17,90 €
Scannez le code barre 9782221221075
9782221221075
© Notice établie par ORB
plus d'informations