#Roman étranger

Malgré tout la nuit tombe

Antônio Xerxenesky

Alina a bientôt trente ans et vit à São Paulo. Doctorante en histoire des religions, elle passe ses journées devant un ordinateur, au vingt et unième étage d'un gratte-ciel, prisonnière d'un boulot alimentaire dans la publicité. Elle peine à surmonter un deuil familial et perd peu à peu sa joie de vivre. Jusqu'au jour où elle est contactée par la police, qui a besoin de ses connaissances pour démasquer une secte soupçonnée d'enlèvements. Et si c'était là l'occasion unique de briser sa routine ? De prendre sa vie en main et de trouver un sens aux questions qui l'assaillent ? Une journée et une nuit suffiront à ébranler les certitudes d'Anna, et par là même celles de toute une génération anesthésiée par son quotidien. Dans Malgré tout la nuit tombe, Antônio Xerxenesky fait surgir l'irrationnel dans nos existences cartésiennes, éveillant nos angoisses les plus profondes.

Par Antônio Xerxenesky
Chez Asphalte Editions

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Genre

Littérature étrangère

Il fut un temps où les nuits étaient faites pour dormir, d’un profond sommeil, sans rêves. Dormir et s’éveiller sans peur. […] Nous restons éveillés toute la nuit, jusqu’à l’aube. […] À présent, c’est l’heure de nos cauchemars. Et si nous sommes éveillés, nous avons peur.

 

Ingmar Bergman, L’Heure du loup

 

 

Pour Gabriela Castro

 

et

À la mémoire de Natalia

 

 

Quelques années plus tôt

 


AU début, c’était difficile : elle se réveillait en criant, des hurlements si désespérés qu’ils alarmaient ses parents et son frère, qui se précipitaient dans sa chambre, imaginant une tragédie ou a minima un accident sanglant, et la trouvaient redressée sur son lit, les mains appuyées sur le matelas, agrippant le drap avec force, ses ongles déchirant presque le tissu, et les cris diminuaient peu à peu jusqu’à ce qu’elle comprenne ce qui s’était passé, jusqu’à ce qu’elle situe la ligne de démarcation entre le monde des rêves et la réalité. Alors elle se taisait, tandis que ses parents et son frère demandaient « qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qu’il y a ? », puis elle répondait, avec la voix rauque de quelqu’un qui s’est écorché les cordes vocales, que « c’était juste un cauchemar », mais elle savait que c’était une explication simpliste, que ce n’était pas la peine de répéter ce qu’elle avait raconté à ses parents les premières fois où elle s’était réveillée en criant : que, même une fois réveillée, elle continuait à apercevoir des ombres dans sa chambre, car son père, rationnel comme il l’était, lui avait expliqué que le cerveau tarde un peu à comprendre qu’il n’est plus en train de rêver, d’autant plus quand on se réveille ainsi, soudainement, et qu’il continue à projeter des images rémanentes du cauchemar.

C’est un phénomène absolument normal, lui avait raconté son père, ça arrive à tout le monde, c’est banal, c’est comme quand, par exemple, on aperçoit le mot « WC » alors qu’il n’est écrit nulle part, parce qu’on est dans la rue et qu’on a très envie d’aller aux toilettes, et elle lui avait répondu que ça ne lui était jamais arrivé, qu’elle n’avait jamais aperçu le mot « WC » sauf là où il était bien écrit, et son père lui avait dit que c’était juste un exemple de la manière dont le cerveau nous joue des tours. Elle lui avait demandé pourquoi lui et sa mère ne se réveillaient pas en criant, alors.

« Parce que nous sommes déjà habitués », avait-il dit.

Elle n’avait plus rien demandé. Elle imaginait son père se réveiller, voir une ombre au loin marcher vers lui et rejeter la scène d’un geste en disant « quelle bêtise », comme si c’était quelque chose de commun, comme si l’explication neurologique ne permettait pas le doute.

Est-il possible d’avoir une telle foi en la science ? se demanda-t-elle un jour. À l’époque, à treize ans, elle croyait encore un peu en Dieu, elle se signait quand elle passait devant une église, imitant sa grand-mère, mais elle sentait qu’il ne s’agissait déjà plus que d’une habitude et que sa foi, qui n’avait jamais été fervente, jamais importante, n’était plus que résiduelle et allait bientôt complètement disparaître. La question était : quand elle abandonnerait enfin ces rituels minuscules qui la liaient à une religion, adopterait-elle la froideur scientifique de son père ?

Les ombres continuèrent à lui rendre visite. Elle avait quinze ans quand elle vit sa pire apparition, dans une maison de vacances louée sur la côte de Santa Catarina. À neuf heures, elle se réveilla d’un sommeil tranquille et agréable, regarda à côté d’elle le lit de son frère et distingua une ombre couchée dessus, une ombre humaine dont la silhouette rappelait, par sa taille et son volume, celle de son frère.

Elle cria à en perdre la voix.

Elle y vit un signe. Elle était arrivée avec sa mère la veille, son frère ne devait les rejoindre que dans l’après-midi avec son père. Se réveiller et voir cette ombre fut comme le présage d’une tragédie qui n’eut jamais lieu. Son frère et son père arrivèrent sains et saufs, et elle serait passée pour folle si elle avait continué de croire cette histoire.

Par chance, la fréquence de ces crises diminua peu à peu au fil des ans, jusqu’à ce qu’elles disparaissent presque, jusqu’à ce qu’elle les oublie et associe ces hurlements à un passé adolescent. Par ailleurs, elle s’était rangée à l’opinion de son père : elle se réveillait, voyait les ombres, sursautait au début, mais ne se laissait pas gagner par le désespoir, elle ravalait son cri, écoutait en silence son cœur frapper avec violence contre sa cage thoracique, se disait « c’est juste un tour que mon cerveau me joue » et attendait que l’image s’évanouisse dans la lumière de la réalité.

Parfois, quand elle est dans une fête, après quelques bières, quand tout le monde est déjà un peu ivre et que la discussion dérive vers les fantômes, les tables tournantes, les esprits, elle songe à parler de ses ombres. Mais en général elle se tait, car elle sent qu’elle ne s’en est pas vraiment libérée – que si le sujet remonte à la surface, elle recevra peut-être une de leurs visites le lendemain matin.

 

 

Jour

 

 

LA chambre était horriblement sombre, car le volet ne laissait pas passer le moindre rai de lumière, il n’y avait nulle part le point lumineux rouge d’une télévision attendant qu’on l’allume, aucun appareil électronique en mode veille, mais Alina sentit qu’il était l’heure de se réveiller, son sommeil n’avait déjà plus ni image ni son, c’était juste une brume dense dans laquelle son corps semblait se noyer. C’est alors que l’alarme de son téléphone retentit, elle avait choisi cette sonnerie dans l’idée d’un réveil léger et calme, mais la tonalité était aussi hystérique que n’importe quel bruit s’échappant d’un portable, et l’écran de l’appareil commença à clignoter, comme épileptique. En tendant le bras, Alina réussit à atteindre le monstre et appuyer sur snooze, s’autorisant dix minutes de sommeil de plus (même si elle savait qu’elle ne les aurait pas, car elle ne parvenait jamais à se rendormir après ce vacarme). Malgré tout, elle resta couchée, la tête plongée dans l’oreiller, attendant la seconde sonnerie, sachant qu’elle retentirait à sept heures quarante et qu’elle n’aurait alors pas d’autre choix que de se lever. Les yeux fermés, elle essaya de se souvenir de son dernier rêve, quelques images apparurent sur l’écran sombre de son esprit, et elle regretta bien vite sa tentative.

Elle s’empara de son téléphone, désactiva l’alarme mais resta immobile, rassemblant son courage pour sortir du lit. Ce qui la motivait le plus, ce n’était pas le risque d’arriver en retard au travail, mais quelque chose qu’elle avait lu sur Internet dans la semaine, sur les symptômes typiques de la dépression – entre autres, la difficulté à se lever et commencer sa journée, résumée par la phrase le matin est le pire moment pour la personne dépressive. Alina n’était pas cliniquement dépressive, du moins pas à sa connaissance, mais à la veille de ses trente ans, elle était envahie par la crainte de développer cette maladie, comme une personne âgée qui cherche des indices de la première phase d’Alzheimer ou d’une démence.

Vers huit heures, elle quitta enfin son lit, ouvrit la porte de sa chambre, s’aperçut que celle de sa colocataire était encore fermée, entendit le chat miauler dans une autre pièce, entra dans la salle de bain, ouvrit le robinet et attendit quelques minutes que l’eau chauffe, observant les litres qui s’échappaient par le siphon, se rappelant les informations alarmantes annonçant une pénurie d’eau à São Paulo s’il ne pleuvait pas, si la population ne changeait pas radicalement ses habitudes et n’économisait pas l’eau. Alina se dépêcha de prendre sa douche. Elle retourna dans sa chambre enroulée dans sa serviette, sans allumer la lumière. Elle ferma la porte et resta dans le noir pendant un certain temps, tandis que des gouttes d’eau coulaient de ses cheveux et tombaient par terre, entourée par l’odeur un peu rance d’une pièce qui reste fermée toute la semaine, essayant de discerner la silhouette du lit, de l’armoire, avec la sensation d’être un envahisseur dans un territoire peuplé de fantômes.

 

Dans le bus, à presque neuf heures, Alina, debout, se tenait à la barre d’une main et consultait son portable de l’autre : elle faisait défiler toute une série de photos prises par différentes personnes, toutes les fêtes qu’elle avait manquées la nuit précédente, ses amies ivres sur la terrasse d’un appartement à Londres, une plage turquoise du Nordeste qui avait certainement été photographiée la veille ou même l’avant-veille, mais postée seulement maintenant, une manifestation à Recife contre une décision politique dont Alina ne savait pas grand-chose, un instantané pris cinq minutes plus tôt avec des filtres qui donnaient un air vintage à un prénom écrit sur un gobelet de café, et elle se rendit compte qu’elle était sortie de chez elle sans prendre de petit-déjeuner. Le bus freina soudain et elle en perdit presque ses écouteurs. Sur l’avenue Paulista, elle descendit un arrêt avant le sien et marcha jusqu’au Starbucks ; après avoir affronté une file de touristes, elle réussit à commander un muffin et un café XXL, dans l’espoir que celui-ci ait le pouvoir magique d’alléger le poids du sommeil sur ses épaules. Elle sortit dans la rue, soufflant sur le liquide par la fente du gobelet en polystyrène tout en marchant. Un jour, elle avait trouvé que boire du café à emporter, c’était très chic, très élégant, et les premiers mois après avoir emménagé à São Paulo, elle avait l’impression d’être à New York sans pourtant avoir jamais visité les États-Unis. À présent, dans le vent matinal, en prenant conscience de son retard au travail, en songeant au temps supplémentaire qu’elle allait donc devoir passer dans son box, elle se sentait complètement idiote. Elle se brûla la langue avec le café bouillant, manqua de peu d’en renverser sur sa robe bleue en slalomant entre des gens qui, un porte-bloc à la main, disaient juste une minute et bonjour pouvez-vous participer à cette enquête rapide, et elle se demanda pourquoi elle faisait encore ça, pourquoi elle ne prenait pas son petit-déjeuner assise calmement, pourquoi elle persistait à boire du café à emporter, pendant combien de temps encore elle trouverait ça élégant, sophistiqué.

Alina entra dans l’immeuble, passa le badge magnétique qui libérait le tourniquet, monta au vingt et unième étage dans un ascenseur vide, puisque les gens n’ont pas l’habitude d’arriver en retard, au contraire, ils sont capables d’organiser leur vie, même ceux qui ont des enfants en bas âge qu’ils doivent déposer à l’école, même ces gens-là parviennent à prendre un petit-déjeuner équilibré et tranquille, et Alina sortit de la cabine et posa son doigt contre le rectangle vert du contrôle biométrique qui ouvrait la porte du bureau, la machine cracha un papier et elle lut son nom suivi de l’horaire 9 h 45 min 34 s, ce qui signifiait qu’elle allait devoir rester dans son box jusqu’à 18 h 45 min 34 s, et que si elle en sortait une minute plus tôt, ce serait décompté de son salaire. Non pas qu’elle ait l’habitude de partir en avance, à l’inverse : comme son travail dépendait de l’arrivée des fichiers envoyés par les clients, elle faisait d’innombrables heures supplémentaires, y compris de nuit. Mais même si elle s’en allait à l’heure calculée par la machine, elle arriverait probablement chez elle vers vingt heures, fatiguée, sa journée se serait volatilisée, rien d’intéressant ne se serait passé, l’épuisement s’emparerait d’elle, il lui resterait tout juste assez d’énergie pour passer au supermarché ou à la boulangerie s’acheter un truc pas cher à manger, qu’elle grignoterait en regardant une série avant de s’endormir sur le canapé.

Elle salua la secrétaire et passa devant la stagiaire qui faisait des photocopies. Elle ne croisa personne d’autre jusqu’à son box gris, jeta son sac sur son bureau et alluma l’ordinateur, tout en buvant les dernières gorgées de son café, qui était désormais à une température acceptable, tandis que le logo de Windows apparaissait sur l’écran. Elle ouvrit deux fenêtres du navigateur : dans l’une, elle consulta ses mails professionnels, la boîte de réception avec dix messages qu’elle aurait préféré ne pas avoir à lire ; dans l’autre, son adresse personnelle, qu’elle n’avait pas regardée sur son portable pendant le trajet en bus. Il y avait là deux nouveaux messages : un mail d’un ami qui lui envoyait le lien YouTube de la nouvelle chanson d’un groupe qu’elle aimait bien, et un autre : Alina frissonna avant même de cliquer dessus, et elle eut le pressentiment que, contrairement à ce que ce début de matinée annonçait, ce jour-là ne serait pas comme les autres.

 

 

LA semaine précédente, après s’être servie une tasse de l’épouvantable café dilué mis à disposition dans un Thermos sur son lieu de travail, Alina avait reçu un appel d’un numéro inconnu. Elle l’avait rejeté trois fois, supposant qu’il s’agissait de démarchage commercial. Au quatrième appel, elle avait finalement appuyé sur l’icône verte, collé l’appareil à son oreille et attendu que la voix à l’autre bout de la ligne se manifeste.

C’était la police. Elle avait senti son cœur se serrer et demandé ce qui s’était passé, imaginant que quelqu’un de son entourage avait été agressé à l’arme à feu ou à coups de couteau ou… La voix l’avait vite rassurée, tout allait bien, en fait ils voulaient savoir si elle pouvait leur donner son avis sur un sujet précis. Encore mal réveillée, Alina n’avait pas réussi à comprendre ce qu’ils attendaient d’elle, elle avait pensé que c’était une blague stupide, mais la voix s’était empressée de dire qu’ils avaient obtenu ses coordonnées auprès de son université, qu’ils avaient besoin d’aide pour quelque chose en lien avec ses recherches. Alina avait accepté de se rendre au commissariat, qui se trouvait à une distance raisonnable, le matin même, vers dix heures et demie, sans pourtant avoir bien compris comment elle pourrait leur être utile.

Elle était allée aux toilettes, s’était recoiffée, avait répondu à quelques mails peu exigeants, avait écrit à son chef pour l’informer qu’elle avait un rendez-vous médical ce matin-là, était descendue au rez-de-chaussée et avait pris un taxi pour être ponctuelle.

 

 

Elle était arrivée honteuse au commissariat, comme quelqu’un qui est invité à une blind date. À la réception, elle avait demandé poliment à parler à la commissaire Carla, faisant preuve d’un formalisme un brin artificiel. Elle était nerveuse et, en même temps, trop somnolente pour sentir les effets de l’anxiété, comme si se rendre dans un commissariat à cette heure matinale était le prolongement d’un rêve très bizarre. Elle avait été menée dans une pièce étroite éclairée par une lumière fluorescente blanche, où elle s’était assise sur une chaise en métal noir à côté d’autres personnes dont les problèmes paraissaient bien plus graves que les siens. Elle y était restée quelques minutes, jusqu’à ce que la commissaire apparaisse, une femme blonde aux cheveux mi-longs et bouclés, qui portait des lunettes suspendues à son cou par une cordelette en plastique. Alina avait estimé qu’elle avait une quarantaine d’années. Carla l’avait emmenée dans une autre pièce, elle aussi éclairée par des tubes fluorescents blancs, laissant derrière elle les autres personnes qui semblaient habituées à rester des heures dans une salle d’attente.

 

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trad. Mélanie Fusaro
24/01/2019 214 pages 20,00 €
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