#Roman francophone

Deux soeurs

David Foenkinos

Du jour au lendemain, Etienne décide de quitter Mathilde, et l'univers de la jeune femme s'effondre. Comment ne pas sombrer devant ce vide aussi soudain qu'inacceptable ? Quel avenir composer avec le fantôme d'un amour disparu ? Dévastée, Mathilde est recueillie par sa soeur Agathe dans le petit appartement qu'elle occupe avec son mari Frédéric et leur fille Lili. De nouveaux liens se tissent progressivement au sein de ce huis clos familial, où chacun peine de plus en plus à trouver un équilibre. Il suffira d'un rien pour que tout bascule...

Par David Foenkinos
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

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PREMIÈRE PARTIE

 

 

1


Au tout départ, Mathilde perçut quelque chose d’étrange sur le visage d’Étienne. C’est ainsi que l’histoire commença d’une manière presque anodine ; n’est-ce pas le fait de toutes les tragédies ?

 

 

2


Si on lui avait demandé de préciser ce quelque chose, elle aurait parlé d’un nuage sur le visage, sans vraiment savoir ce que cela voulait dire. Il existe tant de variations de nuages ; l’image est incertaine. Que voit-elle chez Étienne ? Une simple humeur sombre ou l’annonce d’un orage violent ? Il vaut mieux l’interroger :

« Tout va bien mon amour ?

— Non, je ne me sens pas bien en ce moment. »

Cela faisait cinq ans qu’elle le connaissait, et tout autant qu’elle l’aimait follement. Jamais elle ne l’avait entendu parler ainsi, exprimer froidement un mal-être. Déstabilisée, elle ne sut que répondre. Mathilde avait posé sa question comme ça, de cette façon légère avec laquelle on demande tout le temps aux gens comment ils vont, sans presque en attendre de réponse. Son impression était donc fondée. Elle trouvait Étienne étrange depuis quelques jours, comme absent de lui-même. Elle savait qu’il était stressé par son travail, qu’un nouveau patron exerçait sur lui une pression insoutenable ; mais bon, il était accoutumé à la brutalité professionnelle. Il avait connu des situations violentes sans jamais les rapporter le soir dans sa vie conjugale. Mathilde avait même toujours admiré son incroyable capacité à faire la part des choses. C’était une expression qui lui convenait si bien. Étienne adorait segmenter sa vie. Pour la première fois, Mathilde se posa la question de savoir où était sa place. Dans quel segment ? Elle avait comme un mauvais pressentiment. Celui d’avoir basculé dans une zone non affective ; une sorte de terrain vague qui préfigure le rejet.

 

 

3


Étienne demeura taciturne une grande partie de la soirée, sans vouloir en préciser la raison. Un supplice pour Mathilde. Elle devait respecter son choix, se disait-elle ; cela lui arrivait à elle aussi de se sentir mal, et de ne pas être en capacité de parler. C’était d’ailleurs l’un de leurs points communs ; ils cicatrisaient par le silence.

 

Il lui fallait s’efforcer de le laisser dans son coin ruminer ce qui le tracassait ou le hantait, et simplement faire acte d’une présence bienveillante. Tout faire pour qu’il puisse lire dans son regard : « Je suis là si tu as besoin de moi. » Mais il venait d’éteindre la lumière de la chambre. Il passa pourtant la main dans le dos de Mathilde, avant de se retourner de son côté. Elle avait trouvé le geste froid, pour ne pas dire désincarné. Elle voulut rallumer, lui dire qu’elle ne pourrait jamais trouver le sommeil après une telle soirée, mais elle fut incapable de prononcer le moindre mot. Pour se rassurer, elle décida de voyager vers leurs souvenirs. Elle se dirigea mentalement vers les images de leur dernier été. Ils avaient passé deux semaines en Croatie, dont quelques jours sur une île quasiment déserte. Au cœur de ce paradis, ils avaient évoqué l’idée de se marier bientôt. Étienne se sentait prêt à avoir des enfants. Tout était si beau et si puissant ; on aurait dit que quelque chose d’éternel s’annonçait.

 

 

4


Le lendemain matin, Étienne n’était pas plus bavard. Il partit travailler un peu plus tôt que d’ordinaire, quittant l’appartement conjugal après avoir passé, une nouvelle fois, la main dans le dos de Mathilde. Un geste encore mécanique, qu’elle ressentit cette fois comme animé par une sorte de pitié. Elle lui avait lancé un sourire qu’elle espérait solaire, mais il avait si vite tourné la tête. Quand elle fut seule, elle eut envie d’une cigarette, mais elle n’en avait pas. Elle demeura un moment immobile, face à cette table du petit déjeuner qu’elle avait préparée avec soin. Elle y avait ajouté des touches de beauté discrète, en se disant qu’en rendant les choses belles tout irait peut-être mieux. Les yeux d’Étienne y étaient restés aveugles, il n’avait pas remarqué les quelques pétales roses sur la table. C’était un trait récurrent du caractère de Mathilde, cette façon de vouloir être positive et bienveillante ; si souvent, Étienne s’était réveillé émerveillé de partager ses jours avec une telle femme.

 

 

5


Mathilde n’était jamais arrivée en retard au lycée, elle avait la réputation d’être une professeure consciencieuse, aimant ses élèves comme si c’étaient ses enfants. Ces mots, un parent d’élève les avait véritablement prononcés lors d’un conseil de classe. Comme d’habitude, elle arriva à l’heure dans son établissement de la banlieue parisienne. Elle resta un instant dans sa voiture en se disant qu’il lui fallait chasser son désarroi avant d’affronter la vie sociale. Mais les mots d’Étienne la hantaient ; c’était juste une phrase, certes, mais qui prenait l’espace d’un roman russe dans son esprit. Elle s’observa dans le rétroviseur ; étrangement, il lui fallut quelques secondes pour se reconnaître.

 

Sortant enfin de sa voiture, elle croisa Monsieur Berthier sur le parking. Le proviseur était un homme long et fin, comme ceux qui tombent du ciel dans les toiles de Magritte. Il appréciait particulièrement Mathilde, et avait tout fait pour la retenir à la fin de l’année précédente, quand elle avait reçu la proposition d’un collège privé parisien ; elle avait finalement refusé cette offre qui paraissait très avantageuse. Par fidélité, par attachement envers ses élèves, et sans doute aussi parce qu’elle appréciait la bienveillance de l’homme qu’elle croisait maintenant. Pourtant, au moment où il lui adressa la parole, elle prétexta avoir oublié des affaires dans sa voiture. Une excuse pour éviter d’avoir à marcher quelques mètres en sa compagnie. Cette première conversation matinale était insurmontable.

 

 

6


Une fois devant sa classe, Mathilde se sentit en mesure de chasser son chagrin ; enfin non, ce n’était peut-être pas du chagrin, mais disons une inquiétude.

 

Au tout début du cours, elle échangea quelques mots avec Mateo dont le niveau scolaire avait chuté considérablement depuis le divorce de ses parents. Elle avait toujours un geste pour l’encourager, et restait parfois le soir un peu plus tard pour l’aider à améliorer sa compréhension des textes littéraires. Il fallait croire que cela payait car, ces derniers jours, il progressait nettement. Le destin de Mateo serait peut-être transformé par l’attitude de Mathilde ; il était trop tôt pour le savoir.

 

L’heure de français portait sur l’étude d’un passage de L’Éducation sentimentale. Chaque année, Mathilde aimait partager sa passion pour ce roman ; c’était, à ses yeux, le plus beau livre de Flaubert. Elle se souvenait l’avoir étudié au lycée, et cela avait changé sa vie : elle ne pourrait vivre désormais qu’en compagnie de la littérature. Ainsi était née sa vocation. Elle débuta la lecture du célèbre moment où Frédéric Moreau découvre pour la première fois Madame Arnoux ; c’est la naissance de la passion. Flaubert décrit ainsi le sentiment extatique du jeune homme : « Ce fut comme une apparition. » Mais en prononçant cette phrase Mathilde fut victime d’un lapsus et énonça : « Ce fut comme une disparition. »

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21/02/2019 173 pages 17,00 €
Scannez le code barre 9782072841842
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