#Polar

Disparu à jamais

Harlan Coben

Will a tiré un trait sur son frère. Onze ans après les faits, il le considère comme mort et continue d'occulter cette question lancinante : comment Ken a-t-il pu violer et assassiner leur voisine ? En fuite depuis le drame, l'adolescent meurtrier n'a plus donné signe de vie. Alors qu'il est toujours recherché par la police, le voilà qui refait surface. Au même moment, Sheila, la fiancée de Will, disparaît subitement. Comment croire à pareille coïncidence ?

Par Harlan Coben
Chez Pocket

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Pocket

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Thrillers

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Pour Anne

1

TROIS JOURS AVANT SA MORT, ma mère me dit – ce ne furent pas ses dernières paroles, mais tout comme – que mon frère était toujours en vie.

Et ce fut tout. Elle n’a pas explicité. Elle ne l’a dit qu’une fois. Elle n’était pas très bien. Déjà la morphine avait porté l’estocade à un cœur en fin de course. Elle avait le teint entre la jaunisse et un reste de bronzage. Ses yeux s’étaient profondément enfoncés dans les orbites. Elle dormait la plupart du temps. En fait, elle n’a eu qu’un seul moment de lucidité après – si on peut appeler ça un moment de lucidité – et j’en ai profité pour lui dire qu’elle avait été une mère formidable, que je l’aimais beaucoup, et au revoir. Il n’a jamais été question de mon frère. Ce qui ne nous empêchait pas de penser à lui comme s’il avait été également présent à son chevet.

— Il est vivant.

Ce furent ses mots exacts. Et, en admettant que ç’ait été vrai, je n’aurais su dire s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle.

Nous l’avons enterrée quatre jours plus tard.

Quand nous sommes rentrés à la maison pour observer le deuil rituel, mon père a fait irruption au salon, rouge de colère. J’étais là, bien sûr. Ma sœur Melissa était venue de Seattle avec son mari, Ralph. Tante Selma et oncle Murray faisaient les cent pas. Assise à côté de moi, Sheila, la femme de ma vie, me tenait la main.

Voilà pour l’assistance.

Il y avait une seule composition florale, énorme : une merveille. Sheila a souri et m’a pressé la main quand elle a vu la carte. Pas de texte, aucun message, juste le dessin.

Papa n’arrêtait pas de regarder par la baie vitrée – celle-là même qui avait reçu deux coups de carabine à air comprimé ces onze dernières années – en marmonnant dans sa barbe : « Ah, les fils de pute. » Et il se retournait chaque fois qu’il pensait à quelqu’un d’autre qui ne s’était pas manifesté.

— Bon sang, les Bergman au moins, ils auraient pu faire une apparition, non ?

Il fermait les yeux, détournait la tête. Et sa fureur flambait de plus belle : mêlée au chagrin, elle formait un magma que je n’avais pas la force d’affronter.

Une trahison à ajouter à toutes celles de la décennie écoulée.

J’avais besoin d’air.

Je me suis levé. Sheila m’a regardé, inquiète.

— Je vais faire un tour, ai-je dit doucement.

— Tu veux de la compagnie ?

— Je ne crois pas.

Elle a hoché la tête. Voilà presque un an que nous étions ensemble. Je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un qui soit à ce point-là sur la même longueur d’onde – assez spéciale, au demeurant – que moi. Elle m’a étreint la main 1

TROIS JOURS AVANT SA MORT, ma mère me dit – ce ne furent pas ses dernières paroles, mais tout comme – que mon frère était toujours en vie.

Et ce fut tout. Elle n’a pas explicité. Elle ne l’a dit qu’une fois. Elle n’était pas très bien. Déjà la morphine avait porté l’estocade à un cœur en fin de course. Elle avait le teint entre la jaunisse et un reste de bronzage. Ses yeux s’étaient profondément enfoncés dans les orbites. Elle dormait la plupart du temps. En fait, elle n’a eu qu’un seul moment de lucidité après – si on peut appeler ça un moment de lucidité – et j’en ai profité pour lui dire qu’elle avait été une mère formidable, que je l’aimais beaucoup, et au revoir. Il n’a jamais été question de mon frère. Ce qui ne nous empêchait pas de penser à lui comme s’il avait été également présent à son chevet.

— Il est vivant.

Ce furent ses mots exacts. Et, en admettant que ç’ait été vrai, je n’aurais su dire s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle.

Nous l’avons enterrée quatre jours plus tard.

Quand nous sommes rentrés à la maison pour observer le deuil rituel, mon père a fait irruption au salon, rouge de colère. J’étais là, bien sûr. Ma sœur Melissa était venue de Seattle avec son mari, Ralph. Tante Selma et oncle Murray faisaient les cent pas. Assise à côté de moi, Sheila, la femme de ma vie, me tenait la main.

Voilà pour l’assistance.

Il y avait une seule composition florale, énorme : une merveille. Sheila a souri et m’a pressé la main quand elle a vu la carte. Pas de texte, aucun message, juste le dessin.

Papa n’arrêtait pas de regarder par la baie vitrée – celle-là même qui avait reçu deux coups de carabine à air comprimé ces onze dernières années – en marmonnant dans sa barbe : « Ah, les fils de pute. » Et il se retournait chaque fois qu’il pensait à quelqu’un d’autre qui ne s’était pas manifesté.

— Bon sang, les Bergman au moins, ils auraient pu faire une apparition, non ?

Il fermait les yeux, détournait la tête. Et sa fureur flambait de plus belle : mêlée au chagrin, elle formait un magma que je n’avais pas la force d’affronter.

Une trahison à ajouter à toutes celles de la décennie écoulée.

J’avais besoin d’air.

Je me suis levé. Sheila m’a regardé, inquiète.

— Je vais faire un tour, ai-je dit doucement.

— Tu veux de la compagnie ?

— Je ne crois pas.

Elle a hoché la tête. Voilà presque un an que nous étions ensemble. Je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un qui soit à ce point-là sur la même longueur d’onde – assez spéciale, au demeurant – que moi. Elle m’a étreint la main une fois de plus, comme pour dire : « Je t’aime », et une vague de chaleur s’est propagée à travers mon corps.

Le paillasson devant notre porte était en faux gazon rugueux, avec une pâquerette en plastique dans le coin supérieur droit. Je l’ai enjambé pour sortir dans la rue, bordée de maisons à deux étages des années soixante. J’avais toujours mon costume gris foncé qui me démangeait au soleil. Celui-ci tapait sans merci – une journée idéale pour la décomposition, ai-je pensé perversement. Le sourire lumineux de ma mère – son sourire d’avant les événements – a surgi devant mes yeux. Je l’ai chassé.

Je savais où j’allais, même si j’aurais hésité à l’admettre. Une force invisible m’y entraînait. D’aucuns qualifieraient cela de masochisme. D’autres y verraient probablement un désir de tourner la page. À mon avis, ce n’était ni l’un ni l’autre.

Je voulais juste jeter un œil sur l’endroit qui avait marqué la fin de tout.

Le spectacle et les bruits de la banlieue en été me cernaient de toutes parts. Les gamins faisaient du vélo. M. Cirino, le concessionnaire Ford-Mercury de la Route 10, tondait sa pelouse. Les Stein – ils avaient créé une chaîne de magasins d’électroménager, avalée à son tour par une plus grosse société – se promenaient, main dans la main. Ça jouait au foot chez les Levine, mais je ne connaissais aucun des joueurs. Une fumée de barbecue montait du jardin des Kaufman.

Je suis passé devant l’ancienne maison des Glassman. Mark Glassman, dit la Nouille, avait sauté par la porte-fenêtre quand il avait six ans. Il était en train de jouer à Superman. Je me rappelais le sang, les hurlements. Il avait eu plus de quarante points de suture. La Nouille a grandi et est devenu un patron de start-up à milliards. On ne l’appelait certainement plus la Nouille, d’ailleurs, quoique… on ne sait jamais.

La maison des Mariano, toujours peinte en jaune dégueulis, avec son cerf en plastique à l’entrée, était située au niveau du virage. Angela Mariano, la fille la plus délurée du quartier, avait deux ans de plus que nous et semblait appartenir à une espèce supérieure et inaccessible. En la regardant se faire bronzer dans son jardin avec une robe dos nu à rubans défiant les lois de la gravité, j’avais ressenti pour la première fois les affres de la poussée hormonale. J’en avais littéralement l’eau à la bouche. Angela se disputait souvent avec ses parents et se planquait dans la cabane à outils pour fumer en douce. Son copain avait une moto. Je l’ai croisée l’an dernier dans Madison Avenue. J’aurais cru la trouver immonde – c’est ce qui arrive, paraît-il, pour les premiers béguins – mais non, elle avait une mine superbe et paraissait heureuse. Un arroseur automatique tournoyait lentement sur la pelouse devant chez Eric Frankel, au 23 Downing Place. À l’occasion de sa bar-mitsvah, Eric avait eu une fête sur le thème « Les voyages dans l’espace » – nous étions alors tous les deux en quatrième. Ça s’était passé au Chanticleer, à Short Hills. Le plafond avait été transformé en planétarium : un ciel noir avec des constellations. Sur ma carte, il était indiqué que j’étais assis à la table « Apollo 14 ». Le milieu de table se composait d’une fusée en modèle réduit sur son aire de lancement. Les serveurs étaient habillés en astronautes de Mercury 7 et c’était « John Glenn » qui s’occupait de notre tablée. Cindi Shapiro et moi, on s’était éclipsés dans la pièce qui faisait office de chapelle et on s’était pelotés pendant plus d’une heure. C’était ma première fois. Je ne savais pas ce que je faisais. Cindi, si. Je me rappelle les sensations inédites, bouleversantes que m’avaient procurées ses caresses et sa langue. Mais je me souviens aussi que mon émerveillement, au bout de vingt minutes, avait tourné à… oui, à l’ennui, du style : « Et maintenant ? », accompagné d’un naïf : « Ce n’est que ça ? »

Quand Cindi et moi avons discrètement regagné notre table, échevelés et alanguis, mon frère Ken m’a pris à part et a réclamé les détails. Que j’ai été trop content de lui fournir. Il m’a récompensé d’un sourire et d’une grande tape. Le soir même, tandis que nous étions couchés dans nos lits superposés, Ken en haut, moi en bas, en écoutant Don’t Fear the Reaper1 de Blue Oyster Cult (le morceau préféré de Ken), mon frère aîné m’a expliqué les mystères de la vie, tels qu’un élève de seconde pouvait les voir. J’allais découvrir plus tard qu’il s’était pas mal trompé (un peu trop d’importance accordée à la poitrine), mais, quand je repense à ce soir-là, je ne peux m’empêcher de sourire.

« Il est vivant… »

J’ai secoué la tête et bifurqué vers Coddington Terrace devant l’ancienne maison des Holders. C’était le chemin qu’on empruntait, Ken et moi, pour aller à l’école élémentaire de Burnet Hill. Autrefois, il y avait un sentier dallé entre deux maisons en guise de raccourci. Je me suis demandé s’il y était toujours. Ma mère – tout le monde, les gamins y compris, l’appelait Sunny – nous suivait subrepticement jusqu’à l’école. Ken et moi, on levait les yeux au ciel pendant qu’elle se cachait derrière les arbres. J’ai souri en songeant à ce réflexe de surprotection. Moi, ça me gênait, mais Ken se contentait de hausser les épaules. Mon frère était suffisamment cool pour que tout cela glisse sur lui. Pas moi.

Avec un pincement au cœur, j’ai poursuivi ma route.

C’était peut-être mon imagination qui me jouait des tours, mais il me semblait que les gens commençaient à me dévisager. Vélos, ballons de basket, arrosoirs, tondeuses à gazon, footballeurs, tout semblait faire silence sur mon passage. Si certains regardaient par curiosité, intrigués par la vue d’un inconnu déambulant en costume gris foncé un soir d’été, la plupart, du moins à ce qu’il me semblait, avaient l’air horrifiés : ils m’avaient reconnu et ne comprenaient pas comment j’osais fouler ce sol sacré.

Je me suis dirigé sans hésitation vers le 47 Coddington Terrace. J’avais desserré ma cravate, enfoui les mains dans mes poches. Du bout du pied, j’ai tâté la bordure du trottoir. Pourquoi étais-je là ? J’ai vu un rideau bouger dans le bureau. Le visage de Mme Miller est apparu à la fenêtre, décharné, fantomatique. Elle m’a foudroyé du regard. Je n’ai pas bronché. Elle a continué à me fixer… puis, à ma surprise, son expression s’est radoucie. Comme si notre douleur à l’un et à l’autre nous avait en quelque sorte rapprochés. Mme Miller m’a adressé un signe de la tête. Je lui ai répondu et j’ai senti les larmes me picoter les yeux.

Vous avez pu entendre cette histoire dans n’importe quel journal télévisé. Pour ceux qui y auraient échappé, voici le compte rendu officiel : le 17 octobre, il y a onze ans, dans l’agglomération de Livingston, New Jersey, mon frère Ken Klein, alors âgé de vingt-quatre ans, a sauvagement violé et assassiné notre voisine Julie Miller.

Dans le sous-sol de sa maison. Au 47 Coddington Terrace.

C’est là que le corps a été retrouvé. On n’a jamais établi avec certitude si le meurtre avait eu lieu dans ce local mal aménagé, ou si on avait balancé le cadavre derrière le canapé en tissu imprimé zèbre taché par l’humidité. La majorité des gens penche pour la première solution. Mon frère a pris la fuite et s’est évanoui dans la nature – encore une fois, selon la thèse officielle.

Ces onze dernières années, Ken a échappé aux filets de la police. Néanmoins, il a été « aperçu » à plusieurs reprises.

La première fois, un an environ après le meurtre, dans un petit village de pêcheurs au nord de la Suède. Interpol a débarqué sur place mais mon frère a réussi à leur glisser entre les doigts. Il aurait été prévenu, paraît-il. Je ne vois pas bien ni comment ni par qui.

La fois d’après, c’était quatre ans plus tard, à Barcelone. À en croire les journaux, Ken avait loué une « hacienda avec vue sur l’océan » (Barcelone n’est pas au bord de l’océan), en compagnie – je cite – « d’une liane brune, peut-être une danseuse de flamenco ». Un habitant de Livingston qui s’y trouvait en vacances soutenait avoir vu Ken et sa dulcinée espagnole dîner dans un restaurant de plage. Il décrivait mon frère comme bronzé et en forme, avec une chemise blanche ouverte sur la poitrine et des mocassins sans chaussettes. Le Livingstonien en question, un certain Rick Horowitz, était un ancien camarade de classe à moi. Je me rappelle, il nous faisait rigoler au CP en mangeant des chenilles pendant la récré.

Le Ken de Barcelone avait lui aussi échappé à la justice.

La dernière fois, mon frère aurait été aperçu faisant du ski dans les Alpes françaises (curieusement, Ken n’avait jamais skié avant le meurtre). Il n’en était ressorti qu’un commentaire dans « 48 Hours ». Au fil des ans, les histoires de fuite de mon frère étaient devenues la version criminelle de « Perdu de vue », réémergeant à la moindre rumeur ou, plus vraisemblablement, quand l’un ou l’autre journal télévisé était en panne de sujets.

Naturellement, je détestais cette façon de couvrir les « dérives de la banlieue », ou quel que soit le petit nom qu’ils donnaient à la chose. Leurs « envoyés spéciaux » (j’aurais bien voulu voir au moins une fois un envoyé normal – ils y étaient tous passés) exhibaient toujours les mêmes photos de Ken en tenue de tennisman – à un moment, il avait fait partie de l’équipe nationale –, l’air extrêmement imbu de lui-même. Je ne sais pas où ils les avaient dénichées. Dessus, Ken faisait beau gosse, le genre qu’on exècre au premier coup d’œil. Hautain, coiffure à la Kennedy, bronzage mis en valeur par la blancheur de son costume, sourire étincelant. Sur ces photos, Ken semblait faire partie des privilégiés (il ne l’était pas) qui se font une place au soleil grâce à leur charme (il en avait un peu) et à leurs rentes (il n’en possédait aucune).

J’avais participé à l’une de ces émissions. Un producteur m’avait contacté – c’était au tout début – sous prétexte d’entendre les « deux sons de cloche ». Des gens prêts à lyncher mon frère, avait-il spécifié, il y en avait plein. Lui, pour rétablir l’« équilibre », il voulait quelqu’un qui puisse décrire le « véritable Ken » aux spectateurs dans leurs chaumières.

Et je suis tombé dans le panneau.

Une présentatrice blond platine m’a interviewé pendant plus d’une heure avec force marques de sympathie. Ça m’a fait du bien, d’ailleurs. Comme une sorte de thérapie. Elle m’a remercié, m’a raccompagné à la sortie et, lorsque l’émission a été diffusée, ils n’avaient gardé qu’un fragment, supprimant sa question (« Vous n’allez quand même pas nous dire que votre frère était parfait, hein ? Qu’il était un saint ? ») et conservant seulement ma réponse, avec un gros plan sur les pores de mon nez et une musique dramatique en toile de fond tandis que je disais : « Ken n’était pas un saint, Diane. »

Enfin, bref, telle était la version officielle de ce qui s’était passé.

Moi, je n’y ai jamais cru. Je ne dis pas que c’est impossible. Mais pour moi, l’explication la plus plausible est que mon frère est mort. Mort depuis onze ans.

Qui plus est, ma mère l’a toujours cru mort. Sans l’ombre d’un doute. Son fils n’était pas un assassin. Son fils était une victime.

« Il est vivant… »

La porte d’entrée s’est ouverte. M. Miller est sorti. Il a remonté ses lunettes sur son nez, posé ses poings sur ses hanches, pitoyable caricature de Superman.

— Fous le camp d’ici, Will, m’a-t-il dit.

C’est ce que j’ai fait.

Le choc suivant s’est produit une heure plus tard.

Sheila et moi, on se trouvait dans la chambre de mes parents. Le décor était le même depuis toujours : meubles massifs au tissu gris fané avec un liséré bleu. On était assis sur le grand lit aux ressorts avachis. Les effets personnels de ma mère – tout ce qu’elle gardait dans les tiroirs de sa table de chevet – gisaient éparpillés sur la couette. Mon père était en bas, devant la baie vitrée, à regarder dehors d’un air belliqueux.

Je ne sais pas pourquoi j’ai voulu trier les objets auxquels ma mère tenait suffisamment pour les avoir conservés et gardés à portée de main. Ça allait faire mal, j’en étais conscient. Il existe une corrélation intéressante entre la douleur qu’on s’inflige volontairement et la recherche de réconfort ; c’est comme jouer avec la souffrance en guise de feu. J’en avais sans doute besoin.

J’ai regardé l’adorable visage de Sheila – penché à gauche, les yeux baissés – et j’ai senti mon cœur chavirer. Ça va vous paraître bizarre, mais je pouvais la contempler pendant des heures. Pas en raison de sa beauté – la sienne n’avait rien de classique, d’ailleurs, les traits légèrement décalés du fait de la génétique ou, plus probablement, de son passé trouble –, mais parce qu’il y avait de l’animation là-dedans, de la curiosité, de la vulnérabilité aussi, comme si un coup de plus allait la briser définitivement. Sheila me donnait envie – notez-le bien – de me battre pour elle.

Sans lever les yeux, elle a esquissé un sourire et dit :

— Tu as fini, hein ?

— Je n’ai rien fait.

Elle m’a enfin regardé en face et a vu mon expression.

— Quoi ? a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules.

— Tu es ma vie, ai-je répondu simplement.

— Tu n’es pas mal non plus.

— Ouais. C’est bien vrai, ça.

Elle a fait mine de me gifler.

— Je t’aime, tu sais, a-t-elle dit.

— Normal.

Elle a levé les yeux au ciel. Puis son regard est tombé sur le lit de ma mère, et elle s’est calmée.

— À quoi tu penses ?

— À ta mère.

Sheila a souri.

— Je l’aimais beaucoup.

— Je regrette que tu ne l’aies pas connue avant.

— Moi aussi.

On s’est plongés dans les coupures de presse jaunies. Les faire-part de naissance – le mien, celui de Melissa, celui de Ken. Des articles sur les exploits tennistiques de Ken. Ses trophées, des bonshommes en bronze miniatures, la raquette en l’air, ornaient toujours son ancienne chambre. Il y avait des photos, de vieilles photos surtout, d’avant le meurtre. Sunny, « l’Ensoleillée ». C’était le surnom de ma mère depuis son enfance. Il lui allait bien. J’ai trouvé une photo d’elle quand elle était présidente des parents d’élèves. Sur une estrade, coiffée d’un chapeau ridicule, avec les autres mères mortes de rire. Une autre la montre à la kermesse de l’école, déguisée en clown. Sunny était la préférée de tous mes copains. Ils adoraient qu’elle vienne les chercher en voiture. Ils voulaient que le pique-nique de la classe ait lieu dans notre jardin. Sunny était une mère cool sans être collante, suffisamment « décalée », un peu fofolle peut-être, on ne savait jamais à quoi s’en tenir avec elle. Il y avait toujours de l’excitation – de l’électricité, si vous préférez – dans l’air en sa présence.

Nous y avons passé deux bonnes heures. Sheila prenait son temps, examinait chaque photo d’un air pensif. Une en particulier a paru retenir son attention.

— Qui est-ce ?

Elle me l’a tendue. Sur la gauche, on voit ma mère, dans un bikini jaune assez osé – 1972, dirais-je –, l’allure voluptueuse. Son bras reposant coquettement sur les épaules d’un petit homme moustachu au sourire radieux.

— Le roi Hussein.

— Pardon ?

J’ai hoché la tête.

— Hussein de Jordanie ?

— Ouais. Papa et maman l’ont croisé à Miami.

— Et alors ?

— Maman lui a demandé de se faire photographier avec elle.

— Tu plaisantes ?

— En voici la preuve.

— Il n’avait pas ses gardes du corps ?

— Elle n’avait pas l’air bien armée, je pense.

Sheila s’est mise à rire. Maman m’avait raconté comment elle avait posé avec le roi Hussein pendant que papa se bagarrait avec son appareil photo qui refusait de marcher. Papa qui marmonnait dans sa barbe, elle qui le fusillait du regard, le roi qui attendait patiemment, son chef de la sécurité qui avait inspecté l’appareil, trouvé la panne et qui l’avait rendu à papa.

Maman Sunny.

— Elle était ravissante, a observé Sheila.

C’est d’une effroyable banalité de dire qu’une partie d’elle est morte avec la découverte du corps de Julie Miller, mais le problème avec les banalités, c’est qu’elles mettent souvent dans le mille. Le feu follet qu’était ma mère s’est éteint. Après avoir appris le meurtre, elle ne nous a plus jamais refait une scène ou une crise de nerfs. Hélas ! Ma mère volcanique était devenue effroyablement calme. Elle réagissait à tout sans émotion, avec indifférence – sans passion, serait la définition la plus exacte –, ce qui, chez quelqu’un comme elle, choquait bien plus que n’importe quelle extravagance.

En entendant sonner à la porte d’entrée, j’ai jeté un coup d’œil en bas et vu la camionnette du traiteur. Il venait livrer les petits-fours pour, euh, l’assemblée des parents et amis. Papa, optimiste, avait commandé trop de choses. Histoire de se leurrer jusqu’au bout. Il est resté dans cette maison comme le capitaine du Titanic. Je le revois encore, la première fois qu’on a tiré sur la baie vitrée, peu après le meurtre – brandissant le poing avec défi. Maman, je crois, voulait déménager. Pas lui. Dans son esprit, déménager aurait signifié capituler. Reconnaître la culpabilité de leur fils. Déménager aurait été trahir.

Tu parles.

Sheila ne me quittait pas des yeux. Sa chaleur était presque palpable, un rayon de soleil sur mon visage, et je m’y suis abandonné un instant. On s’était rencontrés au travail un an plus tôt. Je dirige un centre d’hébergement appelé Covenant House, à New York dans la 41e Rue. Nous sommes une organisation caritative qui aide les jeunes fugueurs à survivre dans la rue. Sheila était venue nous aider en tant que bénévole. Elle était originaire de l’Idaho, même si elle n’avait plus grand-chose d’une petite provinciale. Elle m’avait dit qu’autrefois elle aussi avait fugué. Je ne savais rien d’autre de son passé.

— Je t’aime, ai-je dit.

— Normal.

Je n’ai pas levé les yeux au ciel. Sheila avait été très gentille avec ma mère jusqu’à la fin. Elle prenait le bus depuis la gare routière à Northfield Avenue puis allait à pied jusqu’au centre médical St. Barnabas. Avant sa maladie, la dernière fois que ma mère s’était trouvée à St. Barnabas, ç’avait été pour accoucher de moi. Il y avait quelque chose de poignant dans cette façon de boucler la boucle de la vie, mais je ne m’en suis pas rendu compte sur le coup.

J’avais toutefois vu Sheila avec ma mère. Et je m’étais posé des questions. J’ai donc décidé de me jeter à l’eau.

— Tu devrais appeler tes parents, ai-je dit tout bas.

Sheila m’a regardé comme si je venais de la gifler. Elle s’est laissée glisser du lit.

— Sheila ?

— Ce n’est pas le moment, Will.

J’ai pris le cadre avec la photo qui représentait mes parents, tout bronzés, en vacances.

— Et pourquoi pas ?

— Tu ne sais rien de mes parents.

— Et c’est bien dommage.

Elle m’a tourné le dos.

— Tu as pourtant travaillé avec des jeunes fugueurs, a-t-elle dit.

— Et alors ?

— Tu sais à quel point ça peut être dramatique.

En effet. J’ai repensé à ses traits légèrement excentrés – le nez, par exemple, avec sa bosse caractéristique.

— Je sais aussi que c’est pire si on n’en parle pas.

— J’en ai parlé, Will.

— Pas avec moi.

— Tu n’es pas mon psy.

— Je suis l’homme que tu aimes.

— Oui.

Elle s’est tournée vers moi.

— Mais pas maintenant, O.K. ? S’il te plaît.

Je n’ai pas su que répondre. Peut-être avait-elle raison. Mes doigts jouaient distraitement avec le cadre. Et c’est là que c’est arrivé.

La photo a glissé un peu.

Une autre est apparue dessous. J’ai bougé celle du dessus et une main a surgi. J’ai voulu repousser davantage le premier cliché, mais il était bloqué. Mes doigts ont trouvé les pinces au dos du cadre. Le fond est tombé sur le lit. Deux photos ont atterri à côté.

Celle du dessus représentait mes parents lors d’une croisière, l’air heureux, en forme et détendus comme je les ai rarement vus. Mais c’est la seconde, celle qui était cachée, qui a attiré mon regard.

À en juger par la date en rouge qui y était apposée, elle avait moins de deux ans. Elle avait été prise dans un champ, au sommet d’une espèce de colline. On ne voyait pas de maison à l’arrière-plan, juste des montagnes enneigées, comme dans la première scène de La Mélodie du bonheur. L’homme sur la photo portait un short, un sac à dos, des lunettes de soleil et des chaussures de marche fatiguées. Son sourire m’était familier. Son visage aussi, même si je l’ai trouvé plus marqué qu’avant. Ses cheveux avaient poussé. Sa barbe était striée de gris. Mais il n’y avait aucun doute possible.

L’homme sur la photo était mon frère Ken.

1. « Ne crains pas la Faucheuse. » (N.d.T.)

 

 

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trad. Roxane Azimi
08/03/2016 466 pages 9,20 €
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