#Roman francophone

Moi qui ai servi le roi d'Angleterre

Bohumil Hrabal

En Tchécoslovaquie, des années 1920 aux purges staliniennes, l'irrésistible ascension et la chute d'un garçon de café devenu richissime : telle est la trame du plus ébouriffant des romans de Hrabal. Bâtard, de petite taille, animé d'une ambition à la mesure de ses complexes, le narrateur raconte ici, avec une candeur et un amoralisme déconcertants, son incroyable trajectoire. Grandeur et décadence : ce destin s'écroulera après le coup d'Etat communiste en 1948, le héros échouant dans un camp pour millionnaires déchus ! Ce long monologue est un des joyaux du grand conteur de Prague : tout Bohumil Hrabal est là, avec son humour féroce, son sens inné du baroque, sa truculence magnifique. " Bien manié, un stylo chargé d'une encre comique peut mettre bien plus d'intensité dramatique dans un récit qu'une plume gorgée de réalisme. " Paris Match

Par Bohumil Hrabal
Chez Robert Laffont

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Poches Littérature internation

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1. Un verre de grenadine

Suivez attentivement ce que je vais vous raconter.

J’étais à peine arrivé à l’hôtel « À la Ville dorée de Prague » que le patron me prit à part pour me dire, en me tirant l’oreille gauche : « Maintenant que tu es groom chez nous, rappelle-toi bien ceci : tu n’as rien vu, rien entendu ! Répète ! » Je répondis donc que dans son établissement, je n’avais en effet rien vu ni rien entendu. Mais le patron de poursuivre, en me tirant l’oreille droite : « Or rappelle-toi aussi que tu dois tout voir et tout entendre ! Répète ! » Je répétai donc, interloqué, que désormais je verrais tout et entendrais tout. Voilà comment j’avais débuté. Tous les matins à six heures, nous étions rassemblés dans la salle de restaurant pour une sorte de revue des troupes, le maître d’hôtel et les garçons alignés d’un côté du tapis et moi tout au bout, aussi petit qu’il sied à un groom, de l’autre côté du tapis se tenaient les cuisiniers, les femmes de chambre, les filles de l’office et de la plonge, l’hôtelier passait lentement au milieu pour vérifier que les plastrons et cols de chemise étaient impeccables et les fracs sans tache, tous les boutons recousus et les chaussures bien cirées, puis il se penchait en avant pour s’assurer à l’odorat que nous avions pris un bain de pieds, après quoi il disait : « Bonjour messieurs, bonjour mesdames… » Ensuite on n’avait plus le droit de bavarder, les garçons m’apprenaient à enrouler couteau et fourchette dans la serviette pour mettre le couvert, je nettoyais les cendriers, tous les jours je devais nettoyer aussi le panier métallique des saucisses chaudes qu’il m’appartenait désormais de porter à la gare, c’est mon prédécesseur qui m’avait montré comment faire, il n’était plus groom puisqu’il commençait déjà à servir dans la salle – oh celui-là, qu’est-ce qu’il a pu supplier qu’on le laissât encore porter ses saucisses ! Au point que cela me parut bizarre, mais je ne fus pas long à comprendre et, depuis, je n’aurais abandonné pour rien au monde ma place de vendeur de saucisses chaudes sur les quais de la gare. C’est qu’il m’arrivait plusieurs fois par jour de remettre une paire de saucisses – coûtant une couronne quatre-vingts avec le petit pain – à un voyageur qui n’avait qu’un billet de vingt couronnes, alors je faisais toujours comme si je n’avais pas de monnaie même quand j’en avais plein les poches, je continuais donc à vendre jusqu’à ce que le voyageur fût obligé de sauter dans le train, il bousculait tout le monde pour se frayer le passage vers la fenêtre et, de là, il tendait la main vers moi, alors je posais d’abord mon panier puis j’agitais les pièces de monnaie qui faisaient un bruit de crécelle au fond de ma poche, mais le voyageur me criait de garder la monnaie et de lui rendre surtout les billets, alors je fouillais lentement dans mon portefeuille et déjà le chef de gare donnait un coup de sifflet, alors je sortais posément les billets et déjà le convoi s’ébranlait, alors je me mettais à courir à côté du train qui déjà prenait de la vitesse, je levais la main et les billets de banque effleuraient presque les doigts tendus vers moi, certains voyageurs se penchaient tellement qu’à coup sûr, quelqu’un dans le compartiment devait les retenir par les jambes, l’un d’eux avait une fois frôlé de la tête l’auvent du quai et un autre le poteau du sémaphore, mais déjà les doigts s’éloignaient de plus en plus vite et je m’arrêtais essoufflé, les billets de banque au bout de mon bras tendu, maintenant ils étaient à moi car rarement un voyageur revenait pour réclamer son dû, si bien que je commençais à me faire pas mal d’argent, à la fin du mois cela représentait déjà quelques centaines et je finis bientôt par avoir mon premier billet de mille, n’empêche qu’à six heures du matin et le soir avant le coucher, le patron venait contrôler que je me lavais bien les pieds et il fallait que je sois au lit au plus tard à minuit. Je commençais aussi à ne rien entendre bien qu’en entendant tout, à ne rien voir bien qu’en voyant tout ce qui se passait autour de moi, je voyais surtout cet ordre et cette discipline, ce patron satisfait quand il nous croyait en bisbille les uns avec les autres – pensez-vous, la caissière aller au cinéma avec l’un des serveurs, c’était le renvoi assuré –, je commençais aussi à connaître les clients de cette table du fond près de la cuisine, la table des habitués, tous les jours je devais laver les verres des habitués, chacun avait son numéro et un signe distinctif, le verre à tête de cerf, le verre aux violettes, le verre aux maisonnettes, verres carrés, verres ventrus et la chope de grès marquée H  B en provenance directe de Munich, cette compagnie d’habitués venait tous les soirs, le notaire, le chef de gare et le président du tribunal, le vétérinaire, le directeur de l’école de musique et l’industriel Jina, je les aidais tous à enlever leur manteau, et en apportant la bière, il me fallait déposer sans faute chaque verre exactement devant son propriétaire, souvent je m’étonnais que des gens riches trouvent amusant de bavarder toute la soirée de choses aussi peu intéressantes que, par exemple, la passerelle à la sortie de la ville et le peuplier qui, paraît-il, aurait poussé à cet endroit trente ans plus tôt – et voilà que c’était parti : l’un disait que la passerelle n’existait pas du temps du fameux peuplier, un autre de répliquer aussitôt que le peuplier n’avait jamais existé et qu’en fait de passerelle, on n’avait connu jadis que des planches munies d’un garde-fou… ils pouvaient tenir longtemps ainsi, à siroter leur bière et à discourir sur le même sujet en faisant semblant de se disputer haut et fort, ce soir-là ils étaient d’ailleurs à deux doigts de s’invectiver pour de bon, à un bout de table ça criait qu’il y avait eu seulement la passerelle et pas de peuplier, de l’autre côté on hurlait le contraire mais ils finirent par se rasseoir et tout rentra dans l’ordre, chaque fois qu’ils criaient c’était surtout pour mieux déguster leur bière, d’ailleurs la fois suivante ils s’étaient querellés à propos de la meilleure bière de Bohême, pour l’un c’était celle de Protivin, pour l’autre celle de Vodnany, le troisième ne jurait que par la Pilsen, le quatrième par la Nymburk, la Krusovice, et ainsi de suite, à nouveau les cris fusaient de toute part mais en réalité ils s’aimaient bien les uns les autres, ils ne criaient que pour se remuer un peu, pour tuer le temps de la soirée… Puis au moment où j’apportais la bière au chef de gare, je le vis se pencher en avant pour raconter, sur un ton de confidence, qu’on avait vu le vétérinaire chez les filles à l’Eden, qu’il était monté jeudi avec Jarmilka. Or le directeur d’école était en train de chuchoter de son côté qu’on l’y avait effectivement vu, le vétérinaire, mais le mercredi et qu’il était monté avec Vlasta. Et c’était reparti pour consacrer toute la soirée aux filles de l’Éden, à ceux qui y auraient été vus ou qui n’y auraient pas été, et moi qui entendais leurs bavardages, je m’en fichais pas mal du peuplier et de la passerelle à la sortie de la ville, de la bière de Pilsen autant que de celle de Branik, tout ce que je voulais entendre et voir, c’était de voir et d’entendre comment ça se passait là-bas à l’Éden. D’après mes calculs, l’argent que j’avais mis de côté grâce à la vente des saucisses chaudes à la gare me donnait d’ores et déjà de quoi oser faire un tour à l’Éden. Sur les quais de gare je savais au besoin éclater en sanglots, et comme j’étais tellement petit, un petit groom, les gens m’abandonnaient facilement leurs sous car ils me prenaient pour un pauvre orphelin. Désormais un plan bien arrêté était en train de mûrir en moi : une fois sonnées les onze heures du soir, après le bain de pieds obligatoire, je me glisserais par la fenêtre de ma chambrette pour aller jeter un coup d’œil à l’Éden. Ce jour mémorable avait commencé À la Ville dorée de Prague d’une façon plutôt mouvementée. En fin de matinée y avait débarqué un groupe de Tziganes, bien habillés et qui avaient de l’argent – c’étaient des chaudronniers – ils s’étaient donc mis à une table pour s’offrir tout ce qu’il y avait de meilleur, chaque fois qu’ils passaient une nouvelle commande ils montraient qu’ils avaient de quoi payer, le directeur de l’école de musique était assis près de la fenêtre et comme les Tziganes faisaient du bruit, il vint se réfugier au milieu de la salle tout en lisant son livre, ce devait être un livre rudement intéressant vu que le directeur y était plongé en se levant et qu’il se rassit trois tables plus loin toujours en lisant, il avait trouvé sa chaise à tâtons sans jamais interrompre sa lecture. J’étais en train d’essuyer les verres des habitués en les examinant soigneusement à contre-jour, il était à peine midi, juste quelques potages et goulaches à servir aux premiers clients, mais le personnel, même quand il n’avait rien à faire, devait néanmoins faire quelque chose, je m’appliquais donc avec mon torchon pendant que le maître d’hôtel rangeait des fourchettes dans le vaisselier et que le garçon rectifiait encore et encore la place des couverts sur les tables… soudain par la fenêtre, à travers les verres 

ornés du panorama de Prague-ville dorée, j’aperçus une bande de Tziganes furieux qui couraient dans la rue, ils firent irruption chez nous À la Ville dorée de Prague et, c’était horrible, ils foncèrent aussitôt sur les Tziganes chaudronniers en brandissant des couteaux qu’ils venaient de dégainer dans l’entrée ; or les autres – on aurait dit qu’ils s’y attendaient –, ils étaient déjà debout et tiraient les tables sur eux, ils poussaient les tables de façon à s’abriter des Tziganes aux couteaux, n’empêche que deux des leurs gisaient déjà à terre avec un eustache dans le dos, les agresseurs jouaient du couteau à coups redoublés, et va que je te pique et va que je tranche dans le vif, si bien que les tables furent vite pleines de sang mais le directeur de l’école de musique continuait toujours sa lecture, il souriait pendant que l’ouragan tzigane faisait rage non pas autour de lui mais carrément par-dessus sa tête, ils avaient maculé de sang ses cheveux et son livre, ils avaient frappé deux coups de couteau dans sa table mais monsieur le directeur lisait, imperturbable, moi j’étais caché sous une table pour ramper à quatre pattes vers la cuisine, les Tziganes poussaient des cris stridents et leurs lames brillaient au soleil, des lueurs qui voltigeaient comme des mouches dorées à travers notre Ville dorée de Prague, et les Tziganes finirent par se sauver sans régler l’addition, il y avait du sang sur toutes les tables, deux hommes gisaient à terre, sans parler de deux doigts coupés, d’une oreille tranchée net et d’un morceau de chair, le docteur appelé pour examiner les deux poignardés et les débris macabres avait identifié ce morceau de chair comme provenant du muscle près de l’épaule, seul le directeur de l’école, la tête appuyée dans ses mains et les coudes bien calés sur la table, poursuivait toujours sa lecture cependant que toutes les autres tables s’entassaient à la sortie, barricade qui avait couvert la fuite des chaudronniers ; sur le coup le patron n’eut d’autre idée que d’enfiler son gilet blanc parsemé d’abeilles pour se planter devant le restaurant, il levait les deux paumes au-devant des clients qui arrivaient et leur disait : hélas, on vient d’avoir un incident, on n’ouvre que demain. Et je fus chargé de m’occuper de toutes ces nappes sanguinolentes, de sortir dans la cour cette débauche d’empreintes digitales, d’allumer le feu à la buanderie, les filles de la plonge allaient tremper, brosser et faire bouillir tout ça, on me demanda d’accrocher les nappes lavées mais j’étais trop petit pour atteindre la corde et l’une des plongeuses dut le faire à ma place, je lui passais les nappes essorées et encore humides, je lui arrivais juste à la poitrine et elle en profita pour se moquer de moi, elle pressait ses seins contre ma joue soi-disant par hasard, l’un ou l’autre de ses seins appliqués alternativement sur mes yeux m’occultaient le monde extérieur, tout cela sentait bon, quand elle se penchait pour prendre une nappe dans le panier, je voyais le sillon entre ses seins qui se balançaient, ils reprenaient leur fermeté chaque fois qu’elle se redressait, et ces bonnes femmes n’arrêtaient pas de rigoler, elles me demandaient : dis donc, fiston, quel âge as-tu ? Quatorze ans révolus, et depuis quand ? Le soir tombait doucement, il faisait du vent et ces nappes formaient dans la cour des draperies comme nous en disposions au restaurant pour les noces et banquets, j’avais déjà tout préparé dans la salle, à nouveau tout reluisait de propreté, avec des œillets partout, tous les jours on apportait une corbeille pleine de fleurs de saison.

Je m’éclipsai enfin pour aller me coucher, tout était silencieux, seules les nappes claquaient au vent comme si elles se racontaient quelque chose, toute la cour bruissait de conversations de mousseline, alors j’ouvris ma fenêtre, me glissai dehors, me faufilai entre les nappes jusqu’à la grande porte où je sautai le mur. Dans la ruelle, j’avançais d’un réverbère à l’autre, dissimulé dans l’obscurité chaque fois qu’un promeneur nocturne me dépassait, je voyais de loin l’enseigne verte de l’Éden, j’attendis un moment dehors, les flonflons bruyants d’un piano mécanique sortaient du fond de la maison, alors je pris mon courage à deux mains pour entrer ; dans le couloir il y avait un guichet si haut placé que je fus obligé de me hisser sur la pointe des pieds, Mme Rayska, la tenancière de l’Éden, qui trônait là me dit : que désirez-vous, jeune homme ? Je lui répondis que j’aimerais bien m’amuser et elle ouvrit la porte ; en entrant j’aperçus une jeune femme brune, elle avait les cheveux relevés sur la nuque et elle fumait, comme dans un brouillard j’entendis qu’elle me demandait ce que je désirais. Alors je lui dis que j’aimerais souper et elle répondit qu’on pourrait me servir soit là soit dans la grande salle, mais je répliquai en rougissant : non, je voudrais dîner dans le cabinet particulier… Elle me dévisagea avec un sifflement admiratif et me demanda, comme si elle n’avait pas déjà deviné la réponse : mais avec qui ? Aussitôt je dis : avec vous, bien sûr… elle hocha la tête et me prit la main pour me conduire à travers un couloir sombre qu’éclairaient des lumières rouges tamisées, puis elle ouvrit une porte et il y avait là un divan, une table et deux chaises recouvertes de peluche, l’éclairage dissimulé derrière les tentures dessinait au plafond comme des rameaux de saule pleureur, je m’assis et le contact des billets de banque dans ma poche me donna la force de demander à la fille : voulez-vous souper avec moi ? Et qu’aimeriez-vous boire ? Elle dit : du champagne, j’approuvai d’un signe de tête et elle frappa dans ses mains, un garçon apparut avec une bouteille qu’il ouvrit devant nous, puis disparut dans le réduit attenant pour remplir nos verres, enfin je buvais du champagne, les bulles me chatouillaient le nez et j’éternuai, la fille vidait verre sur verre, elle me dit son prénom puis elle déclara qu’elle avait faim, je dis : d’accord, qu’on apporte ce qu’il y a de meilleur, et elle suggéra des huîtres, m’affirmant qu’elles étaient bien fraîches, alors nous avons mangé des huîtres et bu encore et encore du champagne, et elle se mit à caresser mes cheveux, elle me demanda où j’étais né et je lui dis : dans un petit village si perdu que je ne connais le charbon que depuis l’an dernier ! Cela la fit rire et elle m’invita à me mettre à l’aise, j’enlevai ma veste pour avoir moins chaud et elle me demanda si elle aussi pourrait ôter sa robe pour avoir moins chaud, pendant que je l’aidais à plier ses vêtements sur une chaise, elle déboutonna ma braguette et, dès cet instant, j’étais sûr qu’à l’Éden ce devait être non seulement beau et superbe mais réellement paradisiaque, elle me prit la tête et la pressa contre ses seins, ça sentait bon et je fermai les yeux comme pour plonger dans un rêve, si délicieux étaient ce parfum, ces formes et la finesse de cette peau, et elle fit glisser ma tête de plus en plus bas, j’avais dans les narines l’odeur de son ventre et elle respirait profondément, c’était la saveur du fruit défendu et je ne désirais rien de plus, rien que pour cela j’étais prêt à économiser toutes les semaines huit cents couronnes et même davantage, c’était assurément un noble but – déjà mon père me disait : tant qu’on a un but on est sauvé, ça donne un sens à la vie. Or là, on n’en était encore qu’à mi-chemin. Jarmilka enleva doucement mon pantalon, retira mon caleçon et ses lèvres m’effleuraient maintenant le bas du ventre, j’étais soudain tout flageolant, si tremblant à l’idée de tout ce qui pouvait se passer à l’Éden que je me roulai vivement en pelote, en soupirant : oh, Jarmilka, mais qu’est-ce que vous fabriquez là ? Elle se ressaisit puis, voyant dans quel état j’étais, elle me prit carrément dans sa bouche, je voulais la repousser mais elle était comme folle, elle me tenait dans sa bouche, sa tête allait et venait avec des mouvements de plus en plus rapides, je ne la repoussais plus, j’étais étendu de tout mon long, agrippé au lobe de ses petites oreilles, je sentais mon éjaculation, c’était bien autre chose que quand je me le faisais moi-même, une jeune femme avec de beaux cheveux et les yeux clos était en train de m’aspirer jusqu’à la dernière goutte, elle aspirait ce que, jusque-là, je laissais gicler avec dégoût sur un tas de charbon à la cave ou dans mon mouchoir morveux, au lit… puis elle se leva et dit d’une voix pleine de langueur : et maintenant pour faire l’amour… mais j’étais trop ému et trop flapi, tout juste capable de lui souffler : j’ai faim, pas vous ? Et comme j’avais également soif, j’attrapai le verre de Jarmilka pour me désaltérer, elle se précipita mais ne put m’empêcher de boire une gorgée – et je reposai le verre avec dépit, ce n’était pas du champagne mais une vulgaire limonade, depuis le commencement elle buvait donc une bibine qu’on me facturait pour du champagne, je pris le parti d’en rire et de commander une autre bouteille que, cette fois, je tenais à ouvrir et à servir moi-même, de nouveau nous étions en train de manger pendant que les accords aigrelets du piano mécanique montaient du grand salon, et quand la bouteille fut vide et moi à mi-chemin de l’ivresse, je me laissai glisser à genoux devant la fille, je posai la tête dans son giron pour couvrir de baisers, pour chiffonner de ma langue cette toison soyeuse, j’étais léger comme une plume et la fille n’eut aucune peine à me soulever par les aisselles, elle me déposa sur elle, écarta les jambes et, pour la première fois, je m’enfonçais comme dans du beurre dans un corps de femme, mon rêve le plus cher devenait enfin réalité, la fille me 

1. Un verre de grenadine

Suivez attentivement ce que je vais vous raconter.

J’étais à peine arrivé à l’hôtel « À la Ville dorée de Prague » que le patron me prit à part pour me dire, en me tirant l’oreille gauche : « Maintenant que tu es groom chez nous, rappelle-toi bien ceci : tu n’as rien vu, rien entendu ! Répète ! » Je répondis donc que dans son établissement, je n’avais en effet rien vu ni rien entendu. Mais le patron de poursuivre, en me tirant l’oreille droite : « Or rappelle-toi aussi que tu dois tout voir et tout entendre ! Répète ! » Je répétai donc, interloqué, que désormais je verrais tout et entendrais tout. Voilà comment j’avais débuté. Tous les matins à six heures, nous étions rassemblés dans la salle de restaurant pour une sorte de revue des troupes, le maître d’hôtel et les garçons alignés d’un côté du tapis et moi tout au bout, aussi petit qu’il sied à un groom, de l’autre côté du tapis se tenaient les cuisiniers, les femmes de chambre, les filles de l’office et de la plonge, l’hôtelier passait lentement au milieu pour vérifier que les plastrons et cols de chemise étaient impeccables et les fracs sans tache, tous les boutons recousus et les chaussures bien cirées, puis il se penchait en avant pour s’assurer à l’odorat que nous avions pris un bain de pieds, après quoi il disait : « Bonjour messieurs, bonjour mesdames… » Ensuite on n’avait plus le droit de bavarder, les garçons m’apprenaient à enrouler couteau et fourchette dans la serviette pour mettre le couvert, je nettoyais les cendriers, tous les jours je devais nettoyer aussi le panier métallique des saucisses chaudes qu’il m’appartenait désormais de porter à la gare, c’est mon prédécesseur qui m’avait montré comment faire, il n’était plus groom puisqu’il commençait déjà à servir dans la salle – oh celui-là, qu’est-ce qu’il a pu supplier qu’on le laissât encore porter ses saucisses ! Au point que cela me parut bizarre, mais je ne fus pas long à comprendre et, depuis, je n’aurais abandonné pour rien au monde ma place de vendeur de saucisses chaudes sur les quais de la gare. C’est qu’il m’arrivait plusieurs fois par jour de remettre une paire de saucisses – coûtant une couronne quatre-vingts avec le petit pain – à un voyageur qui n’avait qu’un billet de vingt couronnes, alors je faisais toujours comme si je n’avais pas de monnaie même quand j’en avais plein les poches, je continuais donc à vendre jusqu’à ce que le voyageur fût obligé de sauter dans le train, il bousculait tout le monde pour se frayer le passage vers la fenêtre et, de là, il tendait la main vers moi, alors je posais d’abord mon panier puis j’agitais les pièces de monnaie qui faisaient un bruit de crécelle au fond de ma poche, mais le voyageur me criait de garder la monnaie et de lui rendre surtout les billets, alors je fouillais lentement dans mon portefeuille et déjà le chef de gare donnait un coup de sifflet, alors je sortais posément les billets et déjà le convoi s’ébranlait, alors je me mettais à courir à côté du train qui déjà prenait de la vitesse, je levais la main et les billets de banque effleuraient presque les doigts tendus vers moi, certains voyageurs se penchaient tellement qu’à coup sûr, quelqu’un dans le compartiment devait les retenir par les jambes, l’un d’eux avait une fois frôlé de la tête l’auvent du quai et un autre le poteau du sémaphore, mais déjà les doigts s’éloignaient de plus en plus vite et je m’arrêtais essoufflé, les billets de banque au bout de mon bras tendu, maintenant ils étaient à moi car rarement un voyageur revenait pour réclamer son dû, si bien que je commençais à me faire pas mal d’argent, à la fin du mois cela représentait déjà quelques centaines et je finis bientôt par avoir mon premier billet de mille, n’empêche qu’à six heures du matin et le soir avant le coucher, le patron venait contrôler que je me lavais bien les pieds et il fallait que je sois au lit au plus tard à minuit. Je commençais aussi à ne rien entendre bien qu’en entendant tout, à ne rien voir bien qu’en voyant tout ce qui se passait autour de moi, je voyais surtout cet ordre et cette discipline, ce patron satisfait quand il nous croyait en bisbille les uns avec les autres – pensez-vous, la caissière aller au cinéma avec l’un des serveurs, c’était le renvoi assuré –, je commençais aussi à connaître les clients de cette table du fond près de la cuisine, la table des habitués, tous les jours je devais laver les verres des habitués, chacun avait son numéro et un signe distinctif, le verre à tête de cerf, le verre aux violettes, le verre aux maisonnettes, verres carrés, verres ventrus et la chope de grès marquée H  B en provenance directe de Munich, cette compagnie d’habitués venait tous les soirs, le notaire, le chef de gare et le président du tribunal, le vétérinaire, le directeur de l’école de musique et l’industriel Jina, je les aidais tous à enlever leur manteau, et en apportant la bière, il me fallait déposer sans faute chaque verre exactement devant son propriétaire, souvent je m’étonnais que des gens riches trouvent amusant de bavarder toute la soirée de choses aussi peu intéressantes que, par exemple, la passerelle à la sortie de la ville et le peuplier qui, paraît-il, aurait poussé à cet endroit trente ans plus tôt – et voilà que c’était parti : l’un disait que la passerelle n’existait pas du temps du fameux peuplier, un autre de répliquer aussitôt que le peuplier n’avait jamais existé et qu’en fait de passerelle, on n’avait connu jadis que des planches munies d’un garde-fou… ils pouvaient tenir longtemps ainsi, à siroter leur bière et à discourir sur le même sujet en faisant semblant de se disputer haut et fort, ce soir-là ils étaient d’ailleurs à deux doigts de s’invectiver pour de bon, à un bout de table ça criait qu’il y avait eu seulement la passerelle et pas de peuplier, de l’autre côté on hurlait le contraire mais ils finirent par se rasseoir et tout rentra dans l’ordre, chaque fois qu’ils criaient c’était surtout pour mieux déguster leur bière, d’ailleurs la fois suivante ils s’étaient querellés à propos de la meilleure bière de Bohême, pour l’un c’était celle de Protivin, pour l’autre celle de Vodnany, le troisième ne jurait que par la Pilsen, le quatrième par la Nymburk, la Krusovice, et ainsi de suite, à nouveau les cris fusaient de toute part mais en réalité ils s’aimaient bien les uns les autres, ils ne criaient que pour se remuer un peu, pour tuer le temps de la soirée… Puis au moment où j’apportais la bière au chef de gare, je le vis se pencher en avant pour raconter, sur un ton de confidence, qu’on avait vu le vétérinaire chez les filles à l’Eden, qu’il était monté jeudi avec Jarmilka. Or le directeur d’école était en train de chuchoter de son côté qu’on l’y avait effectivement vu, le vétérinaire, mais le mercredi et qu’il était monté avec Vlasta. Et c’était reparti pour consacrer toute la soirée aux filles de l’Éden, à ceux qui y auraient été vus ou qui n’y auraient pas été, et moi qui entendais leurs bavardages, je m’en fichais pas mal du peuplier et de la passerelle à la sortie de la ville, de la bière de Pilsen autant que de celle de Branik, tout ce que je voulais entendre et voir, c’était de voir et d’entendre comment ça se passait là-bas à l’Éden. D’après mes calculs, l’argent que j’avais mis de côté grâce à la vente des saucisses chaudes à la gare me donnait d’ores et déjà de quoi oser faire un tour à l’Éden. Sur les quais de gare je savais au besoin éclater en sanglots, et comme j’étais tellement petit, un petit groom, les gens m’abandonnaient facilement leurs sous car ils me prenaient pour un pauvre orphelin. Désormais un plan bien arrêté était en train de mûrir en moi : une fois sonnées les onze heures du soir, après le bain de pieds obligatoire, je me glisserais par la fenêtre de ma chambrette pour aller jeter un coup d’œil à l’Éden. Ce jour mémorable avait commencé À la Ville dorée de Prague d’une façon plutôt mouvementée. En fin de matinée y avait débarqué un groupe de Tziganes, bien habillés et qui avaient de l’argent – c’étaient des chaudronniers – ils s’étaient donc mis à une table pour s’offrir tout ce qu’il y avait de meilleur, chaque fois qu’ils passaient une nouvelle commande ils montraient qu’ils avaient de quoi payer, le directeur de l’école de musique était assis près de la fenêtre et comme les Tziganes faisaient du bruit, il vint se réfugier au milieu de la salle tout en lisant son livre, ce devait être un livre rudement intéressant vu que le directeur y était plongé en se levant et qu’il se rassit trois tables plus loin toujours en lisant, il avait trouvé sa chaise à tâtons sans jamais interrompre sa lecture. J’étais en train d’essuyer les verres des habitués en les examinant soigneusement à contre-jour, il était à peine midi, juste quelques potages et goulaches à servir aux premiers clients, mais le personnel, même quand il n’avait rien à faire, devait néanmoins faire quelque chose, je m’appliquais donc avec mon torchon pendant que le maître d’hôtel rangeait des fourchettes dans le vaisselier et que le garçon rectifiait encore et encore la place des couverts sur les tables… soudain par la fenêtre, à travers les verres ornés du panorama de Prague-ville dorée, j’aperçus une bande de Tziganes furieux qui couraient dans la rue, ils firent irruption chez nous À la Ville dorée de Prague et, c’était horrible, ils foncèrent aussitôt sur les Tziganes chaudronniers en brandissant des couteaux qu’ils venaient de dégainer dans l’entrée ; or les autres – on aurait dit qu’ils s’y attendaient –, ils étaient déjà debout et tiraient les tables sur eux, ils poussaient les tables de façon à s’abriter des Tziganes aux couteaux, n’empêche que deux des leurs gisaient déjà à terre avec un eustache dans le dos, les agresseurs jouaient du couteau à coups redoublés, et va que je te pique et va que je tranche dans le vif, si bien que les tables furent vite pleines de sang mais le directeur de l’école de musique continuait toujours sa lecture, il souriait pendant que l’ouragan tzigane faisait rage non pas autour de lui mais carrément par-dessus sa tête, ils avaient maculé de sang ses cheveux et son livre, ils avaient frappé deux coups de couteau dans sa table mais monsieur le directeur lisait, imperturbable, moi j’étais caché sous une table pour ramper à quatre pattes vers la cuisine, les Tziganes poussaient des cris stridents et leurs lames brillaient au soleil, des lueurs qui voltigeaient comme des mouches dorées à travers notre Ville dorée de Prague, et les Tziganes finirent par se sauver sans régler l’addition, il y avait du sang sur toutes les tables, deux hommes gisaient à terre, sans parler de deux doigts coupés, d’une oreille tranchée net et d’un morceau de chair, le docteur appelé pour examiner les deux poignardés et les débris macabres avait identifié ce morceau de chair comme provenant du muscle près de l’épaule, seul le directeur de l’école, la tête appuyée dans ses mains et les coudes bien calés sur la table, poursuivait toujours sa lecture cependant que toutes les autres tables s’entassaient à la sortie, barricade qui avait couvert la fuite des chaudronniers ; sur le coup le patron n’eut d’autre idée que d’enfiler son gilet blanc parsemé d’abeilles pour se planter devant le restaurant, il levait les deux paumes au-devant des clients qui arrivaient et leur disait : hélas, on vient d’avoir un incident, on n’ouvre que demain. Et je fus chargé de m’occuper de toutes ces nappes sanguinolentes, de sortir dans la cour cette débauche d’empreintes digitales, d’allumer le feu à la buanderie, les filles de la plonge allaient tremper, brosser et faire bouillir tout ça, on me demanda d’accrocher les nappes lavées mais j’étais trop petit pour atteindre la corde et l’une des plongeuses dut le faire à ma place, je lui passais les nappes essorées et encore humides, je lui arrivais juste à la poitrine et elle en profita pour se moquer de moi, elle pressait ses seins contre ma joue soi-disant par hasard, l’un ou l’autre de ses seins appliqués alternativement sur mes yeux m’occultaient le monde extérieur, tout cela sentait bon, quand elle se penchait pour prendre une nappe dans le panier, je voyais le sillon entre ses seins qui se balançaient, ils reprenaient leur fermeté chaque fois qu’elle se redressait, et ces bonnes femmes n’arrêtaient pas de rigoler, elles me demandaient : dis donc, fiston, quel âge as-tu ? Quatorze ans révolus, et depuis quand ? Le soir tombait doucement, il faisait du vent et ces nappes formaient dans la cour des draperies comme nous en disposions au restaurant pour les noces et banquets, j’avais déjà tout préparé dans la salle, à nouveau tout reluisait de propreté, avec des œillets partout, tous les jours on apportait une corbeille pleine de fleurs de saison.

Je m’éclipsai enfin pour aller me coucher, tout était silencieux, seules les nappes claquaient au vent comme si elles se racontaient quelque chose, toute la cour bruissait de conversations de mousseline, alors j’ouvris ma fenêtre, me glissai dehors, me faufilai entre les nappes jusqu’à la grande porte où je sautai le mur. Dans la ruelle, j’avançais d’un réverbère à l’autre, dissimulé dans l’obscurité chaque fois qu’un promeneur nocturne me dépassait, je voyais de loin l’enseigne verte de l’Éden, j’attendis un moment dehors, les flonflons bruyants d’un piano mécanique sortaient du fond de la maison, alors je pris mon courage à deux mains pour entrer ; dans le couloir il y avait un guichet si haut placé que je fus obligé de me hisser sur la pointe des pieds, Mme Rayska, la tenancière de l’Éden, qui trônait là me dit : que désirez-vous, jeune homme ? Je lui répondis que j’aimerais bien m’amuser et elle ouvrit la porte ; en entrant j’aperçus une jeune femme brune, elle avait les cheveux relevés sur la nuque et elle fumait, comme dans un brouillard j’entendis qu’elle me demandait ce que je désirais. Alors je lui dis que j’aimerais souper et elle répondit qu’on pourrait me servir soit là soit dans la grande salle, mais je répliquai en rougissant : non, je voudrais dîner dans le cabinet particulier… Elle me dévisagea avec un sifflement admiratif et me demanda, comme si elle n’avait pas déjà deviné la réponse : mais avec qui ? Aussitôt je dis : avec vous, bien sûr… elle hocha la tête et me prit la main pour me conduire à travers un couloir sombre qu’éclairaient des lumières rouges tamisées, puis elle ouvrit une porte et il y avait là un divan, une table et deux chaises recouvertes de peluche, l’éclairage dissimulé derrière les tentures dessinait au plafond comme des rameaux de saule pleureur, je m’assis et le contact des billets de banque dans ma poche me donna la force de demander à la fille : voulez-vous souper avec moi ? Et qu’aimeriez-vous boire ? Elle dit : du champagne, j’approuvai d’un signe de tête et elle frappa dans ses mains, un garçon apparut avec une bouteille qu’il ouvrit devant nous, puis disparut dans le réduit attenant pour remplir nos verres, enfin je buvais du champagne, les bulles me chatouillaient le nez et j’éternuai, la fille vidait verre sur verre, elle me dit son prénom puis elle déclara qu’elle avait faim, je dis : d’accord, qu’on apporte ce qu’il y a de meilleur, et elle suggéra des huîtres, m’affirmant qu’elles étaient bien fraîches, alors nous avons mangé des huîtres et bu encore et encore du champagne, et elle se mit à caresser mes cheveux, elle me demanda où j’étais né et je lui dis : dans un petit village si perdu que je ne connais le charbon que depuis l’an dernier ! Cela la fit rire et elle m’invita à me mettre à l’aise, j’enlevai ma veste pour avoir moins chaud et elle me demanda si elle aussi pourrait ôter sa robe pour avoir moins chaud, pendant que je l’aidais à plier ses vêtements sur une chaise, elle déboutonna ma braguette et, dès cet instant, j’étais sûr qu’à l’Éden ce devait être non seulement beau et superbe mais réellement paradisiaque, elle me prit la tête et la pressa contre ses seins, ça sentait bon et je fermai les yeux comme pour plonger dans un rêve, si délicieux étaient ce parfum, ces formes et la finesse de cette peau, et elle fit glisser ma tête de plus en plus bas, j’avais dans les narines l’odeur de son ventre et elle respirait profondément, c’était la saveur du fruit défendu et je ne désirais rien de plus, rien que pour cela j’étais prêt à économiser toutes les semaines huit cents couronnes et même davantage, c’était assurément un noble but – déjà mon père me disait : tant qu’on a un but on est sauvé, ça donne un sens à la vie. Or là, on n’en était encore qu’à mi-chemin. Jarmilka enleva doucement mon pantalon, retira mon caleçon et ses lèvres m’effleuraient maintenant le bas du ventre, j’étais soudain tout flageolant, si tremblant à l’idée de tout ce qui pouvait se passer à l’Éden que je me roulai vivement en pelote, en soupirant : oh, Jarmilka, mais qu’est-ce que vous fabriquez là ? Elle se ressaisit puis, voyant dans quel état j’étais, elle me prit carrément dans sa bouche, je voulais la repousser mais elle était comme folle, elle me tenait dans sa bouche, sa tête allait et venait avec des mouvements de plus en plus rapides, je ne la repoussais plus, j’étais étendu de tout mon long, agrippé au lobe de ses petites oreilles, je sentais mon éjaculation, c’était bien autre chose que quand je me le faisais moi-même, une jeune femme avec de beaux cheveux et les yeux clos était en train de m’aspirer jusqu’à la dernière goutte, elle aspirait ce que, jusque-là, je laissais gicler avec dégoût sur un tas de charbon à la cave ou dans mon mouchoir morveux, au lit… puis elle se leva et dit d’une voix pleine de langueur : et maintenant pour faire l’amour… mais j’étais trop ému et trop flapi, tout juste capable de lui souffler : j’ai faim, pas vous ? Et comme j’avais également soif, j’attrapai le verre de Jarmilka pour me désaltérer, elle se précipita mais ne put m’empêcher de boire une gorgée – et je reposai le verre avec dépit, ce n’était pas du champagne mais une vulgaire limonade, depuis le commencement elle buvait donc une bibine qu’on me facturait pour du champagne, je pris le parti d’en rire et de commander une autre bouteille que, cette fois, je tenais à ouvrir et à servir moi-même, de nouveau nous étions en train de manger pendant que les accords aigrelets du piano mécanique montaient du grand salon, et quand la bouteille fut vide et moi à mi-chemin de l’ivresse, je me laissai glisser à genoux devant la fille, je posai la tête dans son giron pour couvrir de baisers, pour chiffonner de ma langue cette toison soyeuse, j’étais léger comme une plume et la fille n’eut aucune peine à me soulever par les aisselles, elle me déposa sur elle, écarta les jambes et, pour la première fois, je m’enfonçais comme dans du beurre dans un corps de femme, mon rêve le plus cher devenait enfin réalité, la fille me pressait contre elle et me chuchotait à l’oreille de me retenir aussi longtemps que possible [...]

 

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trad. Milena Braud
01/03/2017 286 pages 9,00 €
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