#Roman francophone

Heureux les heureux

Yasmina Reza

« Dans le 95, qui va de la place Clichy à la porte de Vanves, je me suis souvenue de ce qui m’avait enchaînée à Igor Lorrain. Non pas l’amour, ou n’importe lequel des noms qu’on donne au sentiment, mais la sauvagerie. Il s’est penché et il a dit, tu me reconnais ? J’ai dit, oui et non. Il a souri. Je me suis souvenue aussi qu’autrefois je n’arrivais jamais à lui répondre avec netteté. – Tu t’appelles toujours Hélène Barnèche ? – Oui. – Tu es toujours mariée avec Raoul Barnèche ? – Oui. J’aurais voulu faire une phrase plus longue, mais je n’étais pas capable de le tutoyer. Il avait des cheveux longs poivre et sel, mis en arrière d’une curieuse façon, et un cou empâté. Dans ses yeux, je retrouvais la graine de folie sombre qui m’avait aspirée. Je me suis passée en revue mentalement. Ma coiffure, ma robe et mon gilet, mes mains. Il s’est penché encore pour dire, tu es heureuse ? J’ai dit, oui, et j’ai pensé, quel culot. Il a hoché la tête et pris un petit air attendri, tu es heureuse, bravo ».

Par Yasmina Reza
Chez Flammarion

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Editeur

Flammarion

Genre

Littérature française

« Felices los amados y los amantes y los que pueden prescindir del amor.
Felices los felices. »

«Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l’amour.
Heureux les heureux. »

Jorge Luis Borges

 

Robert Toscano

On faisait les courses pour le week-end au super- marché. À un moment, elle a dit, va faire la queue pour le fromage pendant que je m’occupe de l’épi- cerie. Quand je suis revenu, le caddie était à moitié rempli de céréales, de biscuits, de sachets alimentaires en poudre et autres crèmes de dessert, j’ai dit, à quoi ça sert tout ça ? – Comment à quoi ça sert? J’ai dit, à quoi ça rime tout ça? Tu as des enfants Robert, ils aiment les Cruesli, ils aiment les Napolitains, les Kinder Bueno ils adorent, elle me présentait les paquets, j’ai dit, c’est absurde de les gaver de sucre et de gras, c’est absurde ce caddie, elle a dit, tu as acheté quels fromages ? – Un crottin de Chavignol et un morbier. Elle a crié, et pas de gruyère ? – J’ai oublié et je n’y retourne pas, il y a trop de monde. – Si tu ne dois acheter qu’un seul fromage, tu sais très bien que tu dois acheter du gruyère, qui mange du morbier à la maison ? Qui ? Moi, j’ai dit. – Depuis quand tu manges du morbier ? Qui veut manger du morbier ? J’ai dit, arrête Odile. – Qui aime cette merde de morbier ? !

 

 

Sous-entendu « à part ta mère », dernièrement ma mère avait trouvé un écrou dans un morbier, j’ai dit, tu hurles Odile. Elle a brutalisé le caddie et y a jeté trois tablettes groupées de Milka au lait. J’ai pris les tablettes et les ai remises dans le rayon. Elle les a remises encore plus vite dans le caddie. J’ai dit, je me tire. Elle a répondu, mais tire-toi, tire-toi, tu ne sais dire que je me tire, c’est ta seule réponse, dès que tu es à court d’arguments tu dis je me tire, il y a tout de suite cette menace grotesque. C’est vrai que je dis souvent je me tire, je reconnais que je le dis, mais je ne vois pas com- ment je pourrais ne pas le dire, quand c’est la seule envie qui me vient, quand je ne vois pas d’autre issue que la désertion immédiate, mais je recon- nais aussi que je le profère sous forme, oui, d’ulti- matum. Bon, tu as fini tes courses, je dis à Odile en poussant d’un coup sec le caddie vers l’avant, on n’a plus d’autres conneries à acheter ? – Mais comment tu me parles ! Est-ce que tu réalises comment tu me parles ! Je dis, avance. Avance !

 

Rien ne m’agace plus que ces froissements subits, où tout s’arrête, où tout se pétrifie. Évidemment je pourrais dire, excuse-moi. Pas une seule fois, il faudrait que je le dise deux fois, avec le bon ton. Si je disais, excuse-moi deux fois avec le bon ton, on pourrait repartir à peu près normalement dans la journée, sauf que je n’ai aucune envie, aucune possibilité physiologique de dire ces mots quand elle s’arrête au milieu d’une travée de condiments avec un air ébahi d’outrage et de malheur. Avance Odile s’il te plaît, je dis d’une voix modérée, j’ai chaud et j’ai un article à finir. Excuse-toi, dit-elle. Si elle disait excuse- toi avec un timbre normal, je pourrais obtempé- rer, mais elle susurre, elle confère à sa voix une inflexion blanche, atonale, par-dessus laquelle je ne peux pas passer. Je dis s’il te plaît, je reste calme, s’il te plaît, de façon modérée, je me vois roulant à toute allure sur un périphérique, écou- tant à fond Sodade, chanson découverte récem- ment, à laquelle je ne comprends rien, si ce n’est la solitude de la voix, et le mot solitude répété à l’infini, même si on me dit que le mot ne veut pas dire solitude mais nostalgie, mais manque, mais regret, mais spleen, autant de choses intimes et impartageables qui s’appellent solitude, comme s’appellent solitude le caddie domestique, le cou- loir d’huiles et vinaigres, et l’homme implorant sa femme sous les néons. Je dis, excuse-moi. Excuse- moi, Odile. Odile n’est pas nécessaire dans la phrase. Bien sûr. Odile n’est pas gentil, j’ajoute Odile pour signaler mon impatience, mais je ne m’attends pas à ce qu’elle fasse demi-tour les bras ballants vers les produits réfrigérés, c’est-à-dire vers le fond du magasin, sans un mot et laissant son sac à main dans le caddie. Qu’est-ce que tu fais Odile ? je crie, il me reste deux heures pour écrire un papier très important sur la nouvelle ruée vers l’or ! je crie. Une phrase complètement ridicule. Elle a disparu de ma vue. Les gens me regardent.

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02/01/2013 185 pages 18,00 €
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