#Essais

Correspondance 1897-1919

Stefan Zweig

Stefan Zweig a dix-neuf ans en 1900. A peine sa thèse de philosophie achevée, il échappe aux devoirs de sociabilité qui lui impose sa famille pour se vouer à l'écriture et voyager, de Vienne à Paris, de Londres à la Belgique, du Tyrol aux Etats-Unis, de l'Italie à l'Inde. il rencontre de grands contemporains tels Rilke, Hesse, Schnitzler, Buber, Hofmannsthal ou Romain Rolland auxquels il écrira les lettres rassemblées pour la première fois dans ce volume. Il parvient à faire jouer son théâtre sur les plus grandes scènes, publie des chroniques littéraires dans des revues prestigieuses et met à profit sa familiarité presque instinctive avec les rouages du monde éditorial afin d'imposer en Allemagne le succès de son " cher maître " Emile Verhaeren. Il faut l'expérience de la guerre pour que Zweig découvre le lien qui le rattache à l'Autriche et comprenne les contradictions qui opposent son identité juive et son patriotisme. Il mesure aussi les limites de ses amitiés d'écrivain cosmopolite. Ces lettres passionnantes, dont certaines furent écrites en français, dévoilent au jour le jour les mondes de Stefan Zweig : la bourgeoisie juive viennoise, les réseaux lettrés européens, les revues et maisons d'édition autrichiennes et allemandes, les itinéraires de l'errance distinguée et les terribles " années d'apprentissage " de la guerre. Ce choix de lettres constitue le témoignage d'un des auteurs majeurs de la littérature mondiale sur une période essentielle de l'Histoire européenne.

Par Stefan Zweig
Chez Grasset & Fasquelle

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Genre

Critique littéraire

 

Karl Emil Franzos 1
Vienne, le 18 février 1898
rès honorable Monsieur Franzos,
Je me permets de vous présenter quelques petits poèmes qui conviendraient peut-être pour Deutsche Dichtung.
En outre, me fondant sur votre grande réputation de collectionneur de manuscrits 2, qui rivalisera bientôt avec votre gloire de poète, je me permets de mettre à votre disposition quelques lettres assez intéressantes. Elles n'ont guère de valeur pour moi : je ne collectionne que les manuscrits et les originaux de poèmes. Je vous les confierais volontiers, car il me serait agréable de vous manifester ne serait-ce qu'une infime partie de ma gratitude : vos œuvres m'ont procuré tant de moments agréables ! Mais si vous laissiez de côté l'écrivain et étiez d'avis que les manuscrits doivent s'échanger, je me satisferais du moindre texte écrit de votre main.
Recevez l'assurance de ma considération distinguée,
Stefan Zweig
Vienne
I. Rathhausstraße 17.
P.S. Parmi ces manuscrits, je ne citerai qu'une lettre de Wieland 3 à Gleim 4 de quatre pages (très intéressante), une lettre de la main de Goethe, " votre très dévoué Goethe ", qui traite de l'accentuation du mot Hafiz 1, une lettre d'Anzengruber, un billet autographe signé de Beethoven 2, au contenu très pathétique. Si l'une de ces pièces vous intéresse, je suis tout prêt à vous la confier.
Si votre journal acceptait aussi les biographies, il me serait très agréable de pouvoir mettre à votre disposition un article sur le 70e anniversaire de Spielhagen 3. Les honoraires sont évidemment tout à fait secondaires et la certitude d'avoir exprimé mon admiration pour ce grand homme serait pour moi un salaire suffisant.
En renouvelant l'expression de ma considération,
SZ.
 
 
A Ludwig Jacobowski 4
Vienne, le 14 juin 1900
Très honorable Monsieur le Docteur,
En m'informant dernièrement que vous acceptiez mes poèmes, vous m'avez transmis une " Lettre aux amis de mes aspirations 5 ".
Comme je suis à présent pleinement de leur nombre et que les Chants pour le peuple 6 n'ont presque pas été diffusés ici, à Vienne, je souhaiterais volontiers œuvrer en ce sens. Je vous prie donc, si cela vous est possible, de m'envoyer entre 30 et 50 exemplaires des Chants pour le peuple. Je vous réglerai la facture et les frais de port dès réception.
Il me sera plus difficile, je crois, de diffuser les Cahiers Goethe. Lorsque je n'aurai plus d'exemplaires des Chants, je m'adresserai peut-être à vous pour en obtenir de nouveaux.
Je voudrais aussi lancer l'idée d'un volume de traductions de toutes les langues à visée populaire. Combien de chansons de Burns 1 ne sont-elles pas devenues des chants populaires en Allemagne, au plus vrai et plus beau sens du terme ? Et Béranger 2, ce superbe homme du peuple, n'est-il pas devenu en France le favori du peuple à cause de ses Chansons ? Il en est même de plus grands ! Ada Negri 3 est capable d'enthousiasmer aussi l'ouvrier allemand, tout comme Verlaine peut obtenir de beaux succès si ses tonalités virtuoses sont bien traduites ! Et pourquoi un chant populaire espagnol ne deviendrait-il pas allemand ?
En ce qui me concerne, je me proposerais volontiers pour la partie française, en l'absence d'un meilleur connaisseur : je pourrais faire une sélection parmi les meilleures traductions allemandes, et surtout les adaptations. Bien entendu, je ne demanderais aucune rétribution, compte tenu de la finalité du projet.
Je ne crois pas qu'on puisse heurter le sentiment national en donnant au peuple des chants qui ne sont pas issus de son sang, car les grands poètes et les chants populaires sont tous cosmopolites - à mon avis. Nous avons tous, dès que nous sommes impliqués, le même désir infini, les mêmes joies et les mêmes peines.
L'art populaire et les conceptions de l'art ne sont pas si différents chez toutes les nations qu'ils ne puissent s'accorder au prix d'un léger infléchissement. Et même si leurs sentiments étaient différents, l'essentiel est de sentir de la beauté et d'avoir du sentiment tout court.
Je pense même que les traductions sont nécessaires parce que le peuple lui aussi doit recevoir de l'étranger des inspirations nouvelles.
Examinez peut-être cette proposition, et voyez si elle est réalisable. Cela ne devrait sans doute pas présenter de trop grandes difficultés, puisqu'il ne s'agirait que d'un travail de collecte et non de traduction. On trouvera bien pour chaque langue une personne qui rassemble en 30-60 pages les meilleures traductions pour le peuple. Les ressources et la matière ne manqueront pas !
Je vous envoie aussi deux poèmes supplémentaires pour Die Gesellschaft.
Avec mes meilleurs compliments, votre dévoué
Stefan Zweig
P.S. Envoyez-moi peut-être avec les Chants pour le peuple quelques " lettres " supplémentaires. Je saurai en faire bon usage.
 
 
A Karl Emil Franzos
Vienne, le 22 juin 1900
Mon vénéré maître,
Vous trouverez ci-joint un article assez long paru dans Jung-Deutschland 1, qui cherche à faire le point sur votre influence littéraire. Je ne sais s'il est réussi, mais des amis ont jugé que je n'avais pas été trop impartial.
Je vous envoie aussi un exemplaire de Sport & Salon 1 dans lequel sont parues deux critiques de livres de la Concordia 2. J'en ai également publié dans le Localanzeiger 3, mais n'ai pu, avec la meilleure volonté, mettre la main sur un exemplaire du journal.
Je voudrais vous soumettre une nouvelle qui occuperait environ dix colonnes de Deutsche Dichtung. Il se trouve que j'ai achevé plusieurs nouvelles assez longues qui doivent être réunies en un volume. Certaines sont déjà parues, d'autres seront publiées très prochainement dans de grands quotidiens, par exemple à Berlin dans le Berliner Morgenpost. Celle-ci est la seule qui reste encore inédite : ce n'est pas que je la trouve mauvaise, je la tiens au contraire pour assez réussie par rapport à d'autres, mais - c'est une nouvelle juive. Cela rend infiniment difficile - vous-même, auteur célèbre, n'êtes sans doute plus confronté à ce problème - toute publication dans des quotidiens : la plupart préfèrent éviter une nouvelle juive pour des raisons politiques. Je ne souhaite pas non plus donner ce texte à un journal juif, parce qu'il est totalement dépourvu d'orientation nationale, un critère qui est décisif pour la plupart des nouvelles juives.
Je me tourne donc vers Deutsche Dichtung, d'abord parce que je sais qu'en tant que rédacteur, vous êtes totalement dépourvu de préjugés en ces matières, et parce que je verrais volontiers paraître ce que je considère comme un vrai travail artistique dans un organe littéraire de qualité.
Conformément au règlement de D.D., je dois en présenter le contenu. La nouvelle est intitulée " Dans la neige 4 " et décrit le destin d'une communauté juive du Moyen Age qui fuit les flagellants et rencontre en chemin une tempête de neige qui la délivre de toute souffrance.
L'action est peut-être mince, mais j'ai travaillé surtout, dans cette nouvelle, les sentiments et l'atmosphère ; j'ai tenté de peindre les juifs d'alors, sinon comme des personnes nobles et remarquables, du moins sans haine ni mépris, juste avec cette grande pitié que nous éprouvons tous ou devrions tous éprouver pour nos ancêtres.
Pour D.D., je vous envoie encore un des plus beaux poèmes de Verlaine dans une traduction qu'Otto Hauser 1, curieusement, n'a pas fait figurer dans son recueil. S'il vous paraissait trop exubérant et frivole pour votre journal, je vous prie de m'en informer, afin que je puisse le placer ailleurs.
En espérant que mon article ne vous aura pas totalement déplu - j'attache au moins autant d'importance au jugement de l'écrivain qu'à la critique du [rédacteur] -, je vous adresse mes salutations les plus dévouées,
Stefan Zweig
 
 
A Karl Emil Franzos
Vienne, le 3 juillet 1900
Mon vénéré maître,
Le retour de mon manuscrit ne m'a pas le moins du monde étonné ; à peine l'avais-je posté que je percevais déjà toutes ses lacunes et faiblesses. Je sais bien que cette nouvelle, comme la plupart de mes textes, est superficielle et a été écrite trop vite. Je ne sais par quel terme désigner cette mauvaise habitude : une fois le dernier mot écrit, je suis incapable de modifier quoi que ce soit, et en général, je ne vérifie même pas l'orthographe et la ponctuation. Ce n'est là que légèreté et suffisance dans ma manière de travailler, mais je suis parfaitement conscient qu'elles m'empêcheront de faire un jour quelque chose de grand. Je ne connais pas l'art d'être appliqué et consciencieux. C'est pour cela que tant de choses m'avaient bouleversé dans votre article sur Juliane Dery 1 : je voyais beaucoup de similitudes dans nos manières de travailler. Je sais moi aussi, à mon échelle, qu'on peut écrire les dents serrées, j'ai déjà brûlé moi aussi des centaines de manuscrits, mais je n'ai jamais changé ou retravaillé une ligne. C'est un malheur auquel il n'est pas facile de remédier parce qu'il n'est pas tributaire de conditions extérieures, mais tient peut-être à mon caractère. Ainsi, c'est une chance pour moi que l'écriture ne soit pas la vocation de ma vie et que je n'aie pas songé un seul instant à devenir célèbre ou seulement connu. J'ai écrit sous cinq ou six pseudonymes, à chaque fois de manière différente. Peut-être connaîtrait-on un peu mon nom à présent si je l'avais laissé à chaque fois. Mais cela ne me réjouirait guère. A dire vrai, je ne publie que pour me pousser à travailler et pour ne pas rester un dilettante. Ce n'est vraiment pas par goût de la célébrité : je suis convaincu d'avoir au mieux un peu de talent pour les esquisses ou les poèmes, mais aucune originalité, et d'être toujours un peu influencé par mes lectures d'adolescent.
En ce qui concerne la nouvelle, je la considérais comme moyennement achevée ; si je ne la jette pas au panier comme je l'aurais fait de n'importe quelle autre du même acabit, c'est pour une raison personnelle - parce qu'elle n'est justement pas entièrement inventée, mais aussi un peu vécue. Voilà pourquoi elle ne connaîtra pas le même sort que les autres : je l'aime presque, dirais-je, comme une gravure sans valeur qu'on a reçue en souvenir et dont on ne veut pas se séparer. -
Je vous remercie mille fois d'être prêt à lire d'autres manuscrits : c'est une tâche ingrate ! Je solliciterai peut-être votre bienveillance un jour ou l'autre, je me permettrai en tout cas, lorsque telle ou telle de mes nouvelles sera publiée, de vous l'envoyer. Lorsqu'elles paraîtront en volume, je pourrai peut-être exprimer publiquement ma gratitude pour les conseils francs et sincères que vous m'avez donnés. Je le ferai dès que possible, j'espère dans mon premier volume. Il n'est pas exclu qu'il paraisse dès cet hiver.
Si l'été que je veux passer cette fois loin de mes parents et amis, à travailler et à produire assidûment, me conduisait à Berlin, je vous volerais un quart d'heure ou une demi-heure - si vous n'y voyez pas d'inconvénient - car c'est la première fois que je m'adresserai à un éditeur et un conseil sincère et amical est irremplaçable en pareil cas. C'est sans doute chez Schuster & Löffler 1 que je me rendrai - muni d'une lettre de recommandation. Mieux vaut ne pas publier de livre que d'en publier un chez Pierson 2 ; mieux vaut un mauvais travail qu'un travail de dilettante. J'espère que le nom d'une telle maison suffit à écarter ce soupçon. Je préfère n'être pas lu du tout que d'être lu par des filles de pasteurs et des provinciaux en mal de poésie ! -
Voilà qui est prétentieux et peut-être même insolent de la part de quelqu'un qui n'a que bien peu de talent, et peut-être pas du tout, et qui ne peut se targuer de rien d'autre que de quelques éloges entendus ici ou là. Mais il n'a qu'une unique joie : ne pas être entièrement comme les autres. Peut-être faut-il lui pardonner cela : il ne fait de mal à personne hormis à lui-même. -
Je ne sais pourquoi je vous ai écrit tout cela, je me rappelle seulement l'idée de départ de cette lettre, à savoir que votre jugement ne faisait que confirmer le mien, qui était déjà arrêté lorsque j'ai pris la plume pour vous écrire. Voilà ce que je voulais vous dire, et je le répète de crainte que cette idée ne se soit perdue dans le flot de ma plume. -
Je vous envoie encore un poème que je viens d'écrire. J'espère que sa couleur moderne ne sera pas un obstacle ; là encore, le motif de fond est vécu, peut-être même trop.
Je vous dis encore une fois ma profonde gratitude pour votre réponse franche, qui a fortement confirmé les critiques que je m'adressais à moi-même. Tout cela est nécessaire. Soyez-en remercié par votre dévoué
Stefan Zweig
 
 
A Karl Emil Franzos
[Vienne], le 26 novembre 1901
Très honorable Monsieur Franzos,
Le hasard m'a fait tomber aujourd'hui sur Deutsche Dichtung chez mon libraire, et j'ai vu votre compte rendu. Je voudrais vous remercier du fond du cœur pour ce que vous avez écrit, du fond du cœur, parce que vous me laissez entrevoir un avenir. Sur ce point - comme sur bien d'autres - vous rejoignez ce qu'ont écrit le professeur R.M. Werner dans le Literarisches Echo et Wilhelm Holzamer dans la Frankfurter Zeitung. Si je mets de côté les cinq lignes de critique ordurière d'Ingmar Mehring, ce livre m'a comblé et m'a permis de me faire beaucoup d'amis 1 : j'ai vu par exemple avant-hier dans le Berliner Tageblatt qu'une certaine Madame Meta Illing-Merzbach - que je ne connais pas - a fait une lecture de mes poèmes à la Philarmonie sans que j'en sois informé. Et bien d'autres choses encore, qui me réjouissent de tout cœur.
Je viens d'apprendre la parution d'une traduction de Baudelaire par le plus grand magicien de la langue allemande, Stefan George 1, en plus de celle de Max Bruns 2. Il faut donc que la mienne paraisse au plus vite 3, alors que je suis surchargé de travail pour mes études, et pour le reste. J'écris à présent des comptes rendus pour les plus grandes revues littéraires : Zeit, Gesellschaft, Literarisches Echo, Neues Jahrhundert, etc., etc. et la production de masse que vous voyiez d'un mauvais œil se trouve ainsi réduite au minimum. J'ai peu de temps pour travailler à une nouvelle que j'ai commencée, et je ne publierai pas un livre avant deux ans (bien que j'aie achevé une série de nouvelles, un recueil de poèmes et une brochure de philosophie moniste).
Vous le voyez, cher Monsieur Franzos : l'autocritique sans merci que vous appelez de vos vœux est en bonne voie. Peut-être me rendrai-je ainsi capable de réaliser ce que vous me promettez si joliment.
Je vous remercie du fond du cœur. Votre très dévoué
Stefan Zweig

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24/10/2000 380 pages 22,50 €
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