#Roman étranger

Les Paradis aveugles

Thu Huong Duong

Tout comme Roman sans titre, initialement paru aux Éditions des Femmes en 1992, et réédité par Sabine Wespieser éditeur en 2010, Les Paradis aveugles n’est pas une nouveauté. Il s’agit d’un des premiers romans de Duong Thu Huong, paru en 1988 au Vietnam, où il s’est vendu à plus de quarante mille exemplaires. La réalité qu’il dénonce – la Réforme agraire initiée en 1953 et ses conséquences désastreuses sur la société vietnamienne – de même que son succès ont conduit à l’arrestation de son auteur trois années plus tard. La première édition des Paradis aveugles en France, également aux Éditions des Femmes, date précisément de 1991. Hàng, la jeune héroïne de ce roman, travaille en URSS, comme nombre de Vietnamiens alors. Elle est appelée à Moscou, au chevet de son oncle malade. C’est l’occasion pour elle d’une plongée dans un passé douloureux. Son oncle Chinh en effet, fonctionnaire zélé du Parti communiste, fut l’un des ardents serviteurs de cette Réforme qui ravagea les campagnes. La mère de Hàng, par piété fraternelle et par respect des traditions, n’osa jamais s’opposer aux diktats édictés par son frère. Et quand enfin il tomba en disgrâce, elle continua de le soutenir : « La Réforme agraire, comme un ouragan, avait dévasté champs et rizières, semé la désolation. On se racontait publiquement les malheurs, les injustices subis. On invoquait à haute voix l'âme des innocents massacrés. Dans les demeures, les lampes à huile brûlaient toute la nuit. Les maisons ouvraient leurs portes, les conversations roulaient, les réunions battaient leur plein... On réclamait le châtiment des délateurs, la réhabilitation de l'honneur bafoué, le règlement des dettes de sang... De tous, oncle Chinh était le plus haï. Personne ne savait où il s'était caché. Pour assouvir la vengeance des villageois, seules restaient ma mère et la maison des ancêtres. Une nuit, la foule surexcitée, armée de bâtons et de couteaux, encercla la maison, et somma ma mère de venir régler les dettes de sang accumulées par son frère ». Dans ce livre de jeunesse, Duong Thu Huong fait déjà montre de la puissance d’évocation qu’elle déploiera dans ses grands romans ultérieurs. Chant d’amour à un Vietnam démembré, ce livre d’où sourd une puissante nostalgie interroge le paradis marxiste… celui de tous les aveuglements.

Par Thu Huong Duong
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature étrangère

Il était neuf heures. Mme Véra me tendit le télé- gramme :

Gravement malade, viens immédiatement.

Elle me scruta, puis me dit :
« Pauvre petite, tu n’as pas de chance. »
Elle secoua son énorme tête et tourna les talons.

Un flot de parfum bon marché envahit l’atmosphère, imprégnant les murs lépreux telle une coulée de glu. Je restai là, tassée dans mon pyjama, tout en regar- dant s’éloigner le corps plantureux de la concierge. Ma tête bouillait. J’étais fiévreuse. Depuis quelques jours, je marchais courbée comme une vieille toxicomane. Ma poitrine flasque flottait dans mes chemises. Dans la résidence, il n’y avait que quelques hommes, de vraies reliques. Ils ne daignaient même pas me regarder. J’avais huit cents roubles d’économie. Quatre cent cinquante étaient déjà partis en médicaments et nourriture d’appoint. J’avais décidé d’y puiser encore cinquante roubles pour me retaper, pour recouvrer la force de reprendre le travail. Ce télégramme me frappait comme une malédiction... 

« Espèce de folle, que fais-tu dehors si tôt ?... Rentre vite ! Une rechute te réduira en mélasse. » 

C’était ma compagne de chambrée. Je m’étais glissée sous la couverture, me coulant dans sa chaleur. Sensation de bonheur. C’était dimanche. Nous avions décidé de préparer des nouilles vietnamiennes pour le déjeuner. En attendant, blotties sous les couvertures, nous écoutions de la musique. Elle tombait d’une chambre, quelque part à l’étage supérieur. Nous l’écoutions hébétées de fatigue, rongées par le mal du pays. La fenêtre était grande ouverte. Pas de verdure. En revanche, un ciel intensé- ment bleu, d’un bleu limpide et glacé, infini comme notre solitude. 

« Que dit le télégramme, Hàng ? demanda mon amie.

- Mon oncle est malade.
- C’est encore celui qui est à Moscou ?
- Oui. 

-Tu es toi-même à peine guérie.

...

On n’a plus que quatre jours de congé. La Tania vient encore de me le rappeler. 

- ...

- C’est loin, Moscou. Ce voyage te tuera.

- ...

Tu es pâle comme une femme qui vient d’accoucher. Pourquoi ne pas te maquiller un peu ? C’est effrayant... » 

J’étais restée silencieuse.
Les paroles de mon amie avaient réveillé en moi une 
sourde révolte. 

« Non, je n’irai pas, je n’irai pas. Je m’en fous, je m’en fous. » 

 

La route filait, interminable. Les bornes kilométriques s’accumulaient dans mon dos. D’immenses forêts succé- daient à d’immenses champs de blé. Des villes sui- vaient d’autres villes, dressant les flèches de leurs églises, levant les toits de leurs édifices. Ronronnement mono- tone et triste des roues sur les rails. Après une gare, une autre gare, noyée dans la lumière artificielle ou dans la brume. 

 

Mon amie, brusquement, se releva. Traînant sa longue robe, elle se dirigea vers les étagères et prit un disque. Elle sortit le tourne-disque qu’elle venait d’acheter. Cent vingt roubles. Elle enleva le tissu qui le recouvrait, souleva le couvercle, mit l’appareil en marche. Elle replongea aussi- tôt sous les couvertures. La tête de lecture grinçait le long des sillons muets. Et soudain le chant s’éleva : 

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trad. Huy-Duong Phan
08/11/2012 320 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782848051147
9782848051147
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