Editeur
Genre
Littérature étrangère
Frank Henestrosa
La vie ne m’a pas fait de cadeau, mais cette fois je ne me plaindrai pas. Une bonne partie de ma vie j’ai voyagé dans un train sans fenêtres qui avançait lentement. Voilà ce que je ressens, pas autre chose. Le jour de mes vingt ans, l’avenir m’a asséné une bonne tape sur la nuque et m’a dit : « Ne souris pas, le pire t’attend. » À présent, après avoir échoué dans des projets où toute personne normale est en droit d’échouer, je me pose cette question : comment se fait-il que le temps se soit consumé du jour au lendemain sans m’offrir seulement un prologue à peu près digne ? Je n’ai aucun doute sur le fait que je suis instable et invisible aux yeux de ceux qui recherchent des vies intéressantes afin, lorsqu’ils se comparent à elles, d’avoir l’impression d’être des ratés, mais savoir que les gens stables sont des assassins en puissance me réconforte. Si on m’en donne l’occasion, je suis capable d’écrire de bons articles, à l’instant m’en vient un à l’esprit sur les dames qui font de l’exercice dans un jardin public en poussant des enfants dans des landaus ; voilà un sujet bien plus intéressant que celui rebattu et cruel de la corruption, de la misère et du plaisir des idiots. Voyons, je pose la question : que ressent le pauvre enfant qui se trouve dans le landau tandis que sa mère trotte pour retrouver son corps déformé par la naissance du bébé ? Le vrai vertige de la vie. Je fais une pause : si je réfléchis bien, le sujet est assez paisible, car on ne voit pas de telles scènes dans le District fédéral, peut-être celle d’un voleur qui enlève un landau avec tout ce qu’il contient, y compris le bébé, pour les vendre ensuite au marché noir.
Je peux affirmer que je suis absolument maître de mon temps, moi Frank Henestrosa, journaliste à mes heures, poète comme tout un chacun, sans aspirations. Aujourd’hui je me demande : où est le prologue de la maturité ? Devant la vitrine d’une confiserie traditionnelle de la très passante rue Cinco de Mayo, j’observe mon visage : les pommettes ne grossissent pas, peut-être sont-elles un peu gonflées à cause de l’alcool. Quel alcool ? Car je ne suis même pas un ivrogne de roman. Que ne donnerais-je pour retourner dans le ventre de ma mère ! Je ne veux pas me plaindre, mais les biologistes pourraient avancer dans leurs recherches afin de nous ramener à l’état de gamètes au lieu de cloner. En effet, écrire un article sur des dames qui poussent des landaus est une idée idiote, car ce thème n’a aucun intérêt, même pour moi. Le journalisme ne m’autorisera pas les extravagances qui sont tolérées en littérature. Je me vois ainsi : comme un homme qui n’a aucun thème à développer et qui désire retourner dans le ventre de sa mère ; quelle définition juste mais, en même temps, que de lâcheté dans un seul être ! Si je devais me définir, je n’aurais pas besoin de tourner et retourner davantage le sujet : je suis un homme dépourvu de thèmes importants, un être humain qui n’a pas de thème.
Extraits
Commenter ce livre