#Roman francophone

Marrakech, lumière d'exil

Rajae Benchemsi

Marrakech, Lumière d'exil. Place Jemaa-el-Fna. Bahia tatoue au henné les mains des touristes. Plongée dans la contemplation de ce geste ancestral, la narratrice se laisse envahir par la magie des lieux et le mystère de ses origines féodales. Revenue depuis peu à Marrakech, elle tente de faire sortir la fille de Bahia de l'asile psychiatrique où elle survit aux confins de l'hébétude. Dans un récit qui superpose ses interrogations propres au traumatisme de la jeune autiste, elle convoque la lignée des femmes dont elle est issue. Fascinée par le destin de sa grand-tante Bradia, elle s'identifie à cette figure de la sensualité et de la liberté dans un milieu supposé très strict. Et c'est ainsi qu'elle trouvera l'apaisement et la sagesse. Par-delà l'image convenue de la femme sacrifiée, Rajae Benchemsi découvre, en évoquant de l'intérieur le destin de ses aïeules musulmanes, le visage d'un autre Islam, de générosité, de raffinement arabo-andalou et de beauté. C'est donc un véritable roman d'initiation que cette quête d'identité entre Occident et Orient, entre modernité et féodalité, servie par une langue puissante et lyrique, riche des deux imaginaires qu'elle porte.

Par Rajae Benchemsi
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature française

Des mains. Des mains blanches. Des mains brunes. Des mains paumes ouvertes vers le ciel. Comme pour lui éviter de s’effondrer. Peut-être simplement pour l’accueillir. L’empê- cher de se mêler au sol mouvant de l’antique place Jemaa-el- Fna.

Les veines bleues et tendres augmentaient la fragilité de la main trop blanche. Une main sans histoire tant la neutralité de sa blancheur était déconcertante. Le henné onctueux cou- lait de la seringue comme une lave obscène. Verdâtre. Visqueux. Éternel, il honorait encore une fois les graphismes sacrés de l’Islam. Formes géométriques ancestrales. Losanges. Triangles. Arabesques. Spirales. Délectation de la mémoire. Frondaisons de mosquées. Rosaces de zelliges. Ciel de stuc. Odeurs exquises et innommables de l’enfance. Odeur de la mémoire elle-même. Tous ces graphismes, profondément ancrés dans l’inconscient de Bahia, affluaient naturellement au bout de son regard et de son geste, solennellement complices, chaque fois qu’elle s’apprêtait à tatouer une main. Elle aimait la spirale par- dessus tout. « C’est le début et le bout de la vie », se plaisait- elle à dire. Une spirale apaisée dont l’extrémité intérieure semble se prosterner devant le destin. Toutes ces mains qui se succédaient, sous l’œil attentif de Bahia, étaient devenues, au fil du temps, un véritable alphabet qui s’organisait pour signi- fier le monde. Son chant, son poème, mais aussi sa com- plainte. Sa perception des êtres et des choses était définitive- ment aliénée à ces petits membres qui donnent la température de l’espace. La texture de chaque main lui indiquait infaillible- ment le caractère de toutes ces femmes. 

Happées par les yeux de feu de Bahia elles s’arrêtent, place Jemaa el-Fna, pour faire tatouer leurs extrémités, ignorant la colère sourde et l’immense souffrance qui animent son regard animal. Elle les voit à peine. Comme si seules leurs mains la retenaient de partir et de quitter ce monde. Elle porte tou- jours sur son visage, pour travailler, un léger voile de mousse- line noire qui dessine ses yeux, saisissants de beauté et de force. Des yeux déchaînés. Noirs. Brillants. Indomptables. Rien de lyrique ou de lancinant qui les humanise. Rien. Que de la rage, humide et violente, où vient s’abîmer, non la femme, mais le féminin lui-même. Toutes ces femmes, en tendant la paume de leurs mains au tatouage de Bahia, consa- crent, dans ce geste généreux, le féminin en elles. 

« Sur cette main, je veux un cœur. Juste un cœur », dit la jeune touriste. 

Bahia déplaça lentement ses pupilles lourdes. Colla son regard noir au regard bleu et fuyant de la jeune femme. Puis, sans rien dire, en observant furtivement la paume trop frêle, elle y grava un cœur. Un cœur éphémère. Libre des enchevê- trements de l’art musulman. Un cœur froid, inaccessible à toute générosité. Submergé par les vrombissements intena- bles de la place. Un cœur inapte à l’amour. De sa seringue, elle irrigua alors « cet organe mâle par excellence ». Si la vie s’accorde au féminin, pensait Bahia, son battement est mascu- lin. Son pouls est mâle. Elle dessina sur la main de la jeune femme avec cette semence verte qui brunit en séchant. Comme pour figer ce cœur et le rendre définitivement fermé aux péripéties de l’amour. Un cœur vert sur une main blanche. Tout autour, des veines : des veines bleu violacé. Des veines fines. Des veines froides. Venelles où tout interfère avec tout. Le sang avec la chair. La peau fine avec la poussière du désert. Les phalanges avec les remparts rouges de la ville. Bahia allongea à son tour ses doigts effilés et prit le triste billet que lui tendait la touriste. Vingt dirhams. Vingt dirhams pour éprouver dans sa chair cette autre face de la civilisation arabe et berbère. Le henné livrait à ces jeunes étrangères un avant- goût de l’inconnu en Islam. Occasion inespérée de réduire l’immense différence qui les séparait de cette culture. L’acte en soi leur semblait une concession à ce monde et leur donnait la délicieuse impression d’être des initiées. Des hou- ris. Prêtes pour les noces. Aptes à la joie et à l’allégresse. La place frétillait alors d’un subtil jeu sexuel exalté par la musique et les chants, profanes ou religieux, qui montaient des kios- ques et des cafés. Les yeux rivés sur leur tatouage encore frais, elles doublaient de leurs torsions délicatement sensuelles cel- les éternelles et divinement ambiguës des cobras qui dan- saient au rythme de la confrérie des Issaoua. 

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07/01/2003 197 pages 17,25 €
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