#Roman francophone

Pornographia

Jean-Baptiste Del Amo

"A la tombée de la nuit, je marche vers l'océan, longeant les murs parmi les ombres dans un grand silence. Je respire un effluve tenace, une essence aux notes d'abattis, de fleur pourrissante, un remugle charnel et végétal, mais je ne peux déterminer s'il émane de mon haleine ou de la ville, puisque je marche à cette heure où les murs suent et exhalent un long soupir". Après Une éducation libertine (2008) et Le sel (2010), on retrouve avec Pornographia, récit d'une errance hallucinée dans la nuit d'une ville tropicale, l'univers sensuel et violent de Jean-Baptiste Del Amo.

Par Jean-Baptiste Del Amo
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

 

Au soir des obsèques, le long du front de mer, je marche à travers les embruns, le fracas des vagues atomisées sur le béton dans le crépuscule, et je laisse mon regard errer à la surface des façades en lambeaux. Au milieu de ceux qu’il me faut désigner comme miens, dans une maison dont les recoins ternes et les odeurs de tiroir ne m’évoquent plus rien, j’ai été saisi d’un malaise. Tout me paraît hostile. Des enfants indistincts jouaient dans l’ombre grise, mais leurs jeux sonnaient faux et l’étain des plats à offrandes tintait sur l’autel lorsque leurs petits pas feutrés glissaient d’une pièce à l’autre. Mes frères fumaient, vautrés dans les fauteuils en rotin, et leurs sourires ravagés m’ont encouragé à me lever. Des écailles de ciment jonchent le sol, crissent sous mes semelles et dévalent la chaussée à chaque bourrasque. Je ne pense à rien, je suis à l’image de ces immeubles dévastés et graves, un corps désert dont les fondations sont de bois vermoulu, ma chair limée par le sel et le sable. Je déambule sans conscience, étourdi par la certitude de ma présence, la confrontation toujours fuie et âprement désirée avec la ville.

 

 

 

Le soleil déclinant baigne de pourpre les venelles et je marche à la recherche d’un souffle, sous l’effet d’une panique sournoise. Le poids de la ville repose sur ma poitrine et je tape mon torse du poing, au rythme de mes pas, pour forcer la pénétration de cet air abattu après la pluie quand le sol exsude. La peau de mon front, de mes avant-bras, luit, et mon plexus sonne singulièrement sous les coups assenés, sec et creux comme le cuir d’une percussion, ma cage thoracique étrangère sous l’impact du poing. Je hâte le pas en direction du front de mer, pensant que le vent me revigorera. Bien sûr, je me leurre, puisqu’il faudrait, pour recouvrer la souveraineté de mon corps, quitter la ville et non m’y perdre, mais aveuglé par mon orgueil je crois l’asservir et m’obstine à arpenter ses rues engluées de crasse. Mes pas butent contre la caillasse. Sans que je sois en état d’en comprendre la raison profonde, la superbe de cette ville croulante me fait écho et participe à mon vertige, elle tisonne en moi une volupté inattendue et je ne marche plus désormais à la recherche d’un souffle ou d’une échappatoire, mais dans le seul but d’une jouissance physique par laquelle je me délesterais d’un poids ou de ma conscience de la ville. Je sais possible de rencontrer sur le front de mer des gitons qui, pour quelques dollars, m’aideront à sublimer le tableau sordide de mon retour au pays.

 

 

 

À la tombée de la nuit commencent de luire çà et là des points de lumière en suspension, derniers reflets et lampadaires chevrotants, spectres des phares dans le déclin du jour où rosit la pierre. Longeant le front de mer, je comprends que je ne trouverai nulle part de bouffée salvatrice. Les rafales soufflent sur la ville leur haleine de cyclone, le relent du bourbier que les bouches d’égout expectorent en contrebas dans la mer. Le lin de ma chemise colle à ma peau, mais je n’y prête plus attention. Électrisé déjà, je n’ai d’yeux que pour les garçons du bord de mer, leurs torses nus et leurs muscles secs, la saillie de leurs côtes sous l’ovale du sein, l’arrogance mâle avec laquelle ils s’accoudent au garde-fou, leurs démarches ostentatoires tandis que, par instants, une lame engloutit le parapet et pulvérise sur la rue une écume blanche dont jouissent leurs corps tendus dans le fracas. Les ventres se creusent et les torses se bombent. Certains garçons lèvent par défi leurs bras vers le large et hurlent des cris de guerre. Chacun de leurs gestes excite en moi le désir de cette bave moussant à leurs lèvres et de ces traits de sueur, sillons sur leurs dos burinés.

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07/03/2013 141 pages 14,50 €
Scannez le code barre 9782070140626
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