#Essais

Une erreur d'écriture

Jane Goyrand

Justine mène une vie heureuse dans le Sud de la France. Mère de deux garçons, divorcée, jolie, amoureuse, médecin, propriétaire d'une magnifique demeure, elle est comblée de bonheur par la naissance de Laura, son troisième enfant. Tout se passe merveilleusement bien jusqu'aux deux ans de sa fille, Justine commence alors à remarquer qu'elle a quelques petits retards. Premier roman de Jane Goyrand, Une erreur d'écriture est inspiré de son témoignage qui a reçu le Grand Prix de la Journée du Manuscrit Francophone 2019.

Par Jane Goyrand
Chez Les Editions du Net

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Témoignages

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Partie 1

« Quand on a la foi, on peut se passer de la vérité. »

Friedrich Nietzsche

1

Le soleil se perd sans bruit à l’horizon. À travers l’ombrage délicat et finement troué des micocouliers, le ciel se dessine flamboyant au couchant, présageant de l’arrivée prochaine du mistral. Parfait, un peu d’air atténuera la sensation de chaleur étouffante de ce début Août !

Une odeur d’herbe fraîchement tondue chatouille mes narines, s’alliant agréablement à l’ambiance tranquille du crépuscule. Je ralentis le pas pour mieux m’imprégner de la douceur du soir et abandonner le rythme trépidant de la journée bien remplie. Lulu m’a sauvée une fois de plus dans l’après-midi, remédiant à l’incident malmenant mon emploi du temps particulièrement serré. Au milieu de la pelouse, le tracteur a subitement refusé de continuer sa ronde, alors même que l’arrivée des prochains vacanciers était fixée pour l’heure suivante ! Inquiète de ce contre-temps fâcheux, je suis allée frapper à la maison d’en face, comme toujours en de pareilles circonstances. La camionnette de Lulu somnolait, paresseuse, sous l’auvent du garage, témoignant de la présence rapprochée de son conducteur. Une chance assurée ! Comme souvent, il s’affairait devant son établi renfermant mille trésors tant enviés des bricoleurs les plus avertis.

« Alors Jane, qu’avez-vous cassé ? » me dit-il en m’accueillant, un large sourire aux lèvres.

Et dans les minutes suivantes, la machine ronronnait à nouveau finalisant la coupe du gazon dans les délais prévus. Quel bonheur de pouvoir compter sur mes chers voisins, depuis tant d’années !

La propriété que j’entretiens seule depuis mon divorce qui remonte maintenant à plus de vingt ans, est exigeante. Je devrais plutôt dire que mon besoin insatiable d’ordre et d’impeccabilité rend cette occupation quelque peu tyrannique. Mais mon bien-être se nourrit et se fortifie dans un environnement soigné. Œuvrer à la tâche pour ce faire, ne me coûte absolument pas. Mais certains peuvent s’agacer de mon activité souvent débordante, je veux bien l’admettre.

Sur le terrain, deux bâtisses entourées de verdure, se surveillent l’une l’autre depuis des générations. J’occupe la première et ai réhabilité la seconde, une vieille remise habillée de pierre, en habitation confortable pour la destiner à la location saisonnière. Les week-ends de rotation des estivants, comme ce fut le cas aujourd’hui, sont bien chargés. Après les au revoir aux premiers, les lieux doivent être remis en parfait état de propreté, les lits défaits puis refaits à neuf, les vitres nettoyées, le linge lavé, le jardin et la piscine révisés avant d’accueillir, à l’heure convenue, les visiteurs suivants. Le travail à la cadence rapide doit être judicieusement organisé. Ne pas traîner et éviter des aller et retour inutiles entre les deux constructions guident mes initiatives.

Enfin, cette année, tout me paraît si simple. Laura n’est pas là et je la sais en parfaite sécurité. L’esprit serein, j’enchaîne les différentes opérations sans crainte de devoir les interrompre brusquement.

Cette activité, outre le complément de revenus qu’elle génère, suscite de belles rencontres. Des familles habitant des régions moins lumineuses, viennent faire le plein de soleil avant l’arrivée de l’automne. Nul doute, le climat méditerranéen séduit et recharge les batteries humaines ! La bonne humeur, l’amabilité et la satisfaction des vacanciers, toujours de mise jusqu’à présent, m’encouragent à persévérer dans cette entreprise.

Le mois précédent, le profil de mes visiteurs, nullement en congé, a échappé à la règle habituelle. Ils venaient prendre une part active au festival d’Avignon en présentant une pièce de théâtre. Je connaissais les grandes lignes du parcours de l’artiste que j’attendais. Elle avait notamment réalisé un film tiré d’un roman très cher à mon cœur. L’histoire sentimentale qu’il retrace, pourrait en effet s’être inspirée très largement de la mienne. À sa lecture, j’avais pensé que l’auteur, sans me connaître, avait puisé son texte dans mes propres pensées. Accueillir celle qui avait retenu ce récit pour le mettre à l’écran, provoquait chez moi une certaine émotion. Et lors de notre premier échange, l’étrange sentiment de proximité que je ressentais, grandit encore. En effet, sa dernière création traitait de la maladie mentale. Étonnée de cette nouvelle coïncidence, je l’écoutais me décrire, avec enthousiasme, sa mise en scène, drôle mais non moins profonde, visant à confronter les regards des soignants à ceux des patients et à analyser les rapports de pouvoir. Bref, tout un domaine où bien malgré moi, je suis plongée depuis plus de seize ans ! Quelques jours plus tard, invitée à la générale de la pièce, j’avais découvert les saynètes qui s’enchaînaient allègrement. Certaines avaient résonné en moi de façon toute particulière et mon cœur avait chaviré lorsqu’un des acteurs, incarnant un hospitalisé, était apparu équipé d’un casque de protection…

Oui, certains hasards sont curieux voire troublants. La vie m’apparaît comme une grande magicienne qui concocte ses potions à sa guise pour, tour à tour, nous étonner, nous bouleverser, nous galvaniser, nous malmener, nous réjouir, nous éprouver. Elle n’en fait qu’à sa tête et les défis qu’elle nous lance, se moquent de nos envies ou de nos réticences. Elle me l’a durement prouvé en m’imposant sans ménagement ce que j’avais repoussé d’un large revers de manche, bien des années ans plus tôt !

Jeune étudiante en médecine, j’avais de toutes les spécialités, écarté d’emblée la psychiatrie et la neurologie qui visent le plus souvent à équilibrer des états de santé sans jamais les guérir totalement. Les psychiatres m’apparaissaient, par ailleurs, souvent énigmatiques, je les comprenais mal, voire même pas du tout. Avide de résultats concrets, ces deux spécialités, souvent intriquées, ne me motivaient nullement. Mon envie d’action immédiate et de prompte efficacité m’avait conduite tout naturellement, à la fin de mon cursus universitaire, dans un service d’urgences où je m’étais épanouie durant plusieurs années, avant de devoir le quitter pour suivre le père de mes garçons.

Mais la vie n’avait pas dit son dernier mot et allait en décider tout autrement, m’obligeant à attraper à bras-le-corps les maladies du système nerveux, ces maladies qui déroutent et effraient tant. Et le procédé employé était plutôt rude et bien assuré ! En effet, si j’avais pu fuir certains patients, je ne pouvais en aucun cas, ignorer ma propre fille.

Profitant de la belle lumière du soir, je m’attarde autour des massifs fleuris, en arrachant de-ci, de-là, une mauvaise herbe au passage. La filtration de la piscine vient de s’interrompre, laissant la surface du bassin totalement immobile. Les cigales, épuisées d’un concert diurne ininterrompu, goûtent un repos bien mérité. Tout est résolument calme. Pourquoi ne pas profiter de cette douceur ? J’attrape un des transats repliés dans l’abri jardin et m’installe face à l’eau. Je ne peux éviter un moment de surprise : ce droit au repos est tellement nouveau pour moi, la liberté d’agir à ma guise m’ayant été interdite pendant tant d’années ! Ce véritable bouleversement intérieur se rappelle à moi à ces occasions. J’imagine que celui qui a connu la faim, éprouve un sentiment semblable à chacun de ses repas. Je repense à ma grand-mère qui gardait l’eau de rinçage de la vaisselle pour laver les sols. Le gaspillage de ce bien précieux lui faisait horreur. Elle n’avait pas connu, dans ses jeunes années, le confort de l’eau courante. Il est des choses, des vécus qui ne s’oublient pas…

Jetant un œil satisfait sur l’ordre des choses qui m’entourent, je me sens bien. Mon chez-moi est mon allié, depuis toujours. Comment aurais-je fait avec Laura, si la maison avait été plus petite ou mitoyenne avec d’autres habitations ? Elle nous a protégées en étouffant au mieux les cris de ma Caillounette quand des démons invisibles la malmenaient. L’été, cependant, les choses s’avéraient plus délicates quand les crises démarraient subitement dans la soirée alors que volets et fenêtres étaient ouverts pour autoriser le rafraîchissement des pièces après les chaudes journées ensoleillées. À quelques reprises, j’avais dû répondre à des personnes qui avaient sonné à ma porte, désireuses de comprendre ce qui motivait les hurlements perceptibles à la ronde. Pas facile ! J’expliquais très vite et retournais aussitôt après de mon enfant en détresse, prenant au passage le temps de refermer toutes les ouvertures.

J’ai aménagé notre lieu de vie avec amour, enthousiasme et minutie, jour après jour. La décoration est une de mes grandes passions et l’harmonie des couleurs, une recherche permanente. Mon intérieur simple et épuré a évolué avec les tendances du moment mais aussi en fonction des nécessités de notre quotidien peu ordinaire. Adieu les sous-verres aux murs et bonjour les protections sur certaines vitres, fréquemment frappées par les mains de Laura en colère. Éviter le suraccident guidait en permanence mes choix. Les murs de sa chambre ont réclamé un confortable matelassage afin d’être très doux avec la princesse, parfois déchaînée, qu’ils abritaient. La machine à coudre a régné en grande maîtresse dans la buanderie et exigé, pour m’être agréable, un long plateau pour la soutenir. Faciliter la manipulation des tissus que j’assemblais le soir, pour confectionner les salopettes ou les surpyjamas de ma fille, faisait gagner un temps précieux et donc quelques heures de sommeil. Les lourds fauteuils tapissiers se sont effacés à regret pour laisser place aux sièges légers et faciles d’entretien. Mon dos, régulièrement malmené, m’imposait certaines organisations.

Ma forme physique ne devait pas me lâcher. Laura était complètement dépendante de moi, je devais être robuste. Pour cela, je suivais méticuleusement les conseils posturaux que j’enseigne à mes patients à mon cabinet et sollicitais mes muscles au maximum, préférant les escaliers aux ascenseurs, la marche à la voiture… Le sport a été une de mes fidèles bouées pour tenir la tête hors de l’eau pendant toutes ces années. Au plus mes inquiétudes étaient grandes, au plus l’énergie déployée dans les exercices grandissait. Cela me vidait la tête et j’en ressortais plus forte, comme ressourcée. Le départ de Laura n’a, ici, rien changé à ces habitudes. Bouger est devenu ainsi une véritable addiction, mon corps en a besoin et me le demande. Mon esprit aussi. Depuis fort longtemps, au détriment de la pause déjeuner, je fréquente une salle de fitness. Je partage ce besoin d’activité avec Manon qui s’entraîne elle aussi de façon assidue. Nous sommes très proches l’une de l’autre, nos goûts et notre façon de vivre s’accordent, faisant de notre amitié, une histoire facile, naturelle et sûre. Je suis désormais plus disponible pour la rejoindre aux cours du soir. Ne pas surveiller ma montre pour rentrer à la maison à l’heure convenue, ne plus sursauter quand mon portable sonne s’apparentent à un véritable luxe. Sentant maintenant ma Caillounette en sécurité, je peux m’autoriser des fins de journées choisies au gré de mon humeur : lecture, piano, danse… Des activités banales et simples mais bien compromises jusqu’à présent.

Pendant plus de quinze ans, ma vie a été rythmée sur celle de Laura. Renoncer à mon activité professionnelle a été mon seul refus incontournable. Je n’aurais jamais tenu autrement. Les heures passées avec mes patients chassaient le souvenir des moments difficiles et maintenaient au mieux mes inquiétudes à distance. J’ai donc vécu à l’inverse des autres, plébiscitant les semaines de travail aux week-ends et appréhendant les vacances avec ma fille d’où je ressortais complètement épuisée. Si sans sourciller, j’ai vu ma vie sociale fondre comme peau de chagrin au fil des années, je peux me satisfaire d’avoir continué à exister en tant que femme dans le métier que j’ai choisi et que j’aime. Cette volonté a cependant nécessité la mise en œuvre d’un accompagnement spécialisé pour Laura qui a souvent relevé d’un véritable parcours du combattant. Avec le recul, j’ose dire ma fierté d’avoir réussi cette prouesse.

Avoir du temps pour moi aujourd’hui, me paraît donc tout à fait extraordinaire. J’ouvre cette pochette-surprise comme un véritable cadeau dont je profite sans retenue. Si les existences sont habituellement découpées par tranches : jeunes années, période active et retraite, je différencierai chez moi, la vie avant Laura, puis celle d’après et celle de maintenant. Cette dernière a débuté il y a dix-huit mois, lorsque ma fille a rejoint « Les Acacias ». Les deux saisons précédentes ont construit la femme que je suis aujourd’hui. La première, riche et chanceuse, m’a transmis la force d’affronter la deuxième qui restera, sans doute à jamais, celle où j’ai le plus appris, le plus grandi, celle où le combat mené, sans possibilité de victoire écrasante, a trouvé la meilleure issue possible. J’aborde l’actuelle, réconciliée parfaitement avec ma vie que j’accepte telle qu’elle est, l’âme en paix. Et la route continue, plus facile pour l’instant, gardant pour elle les secrets des paysages à venir.

Le confort de la chaise longue favorise la course de mes pensées, qui vont et viennent librement pour me ramener, comme toujours, à Laura. Avec un pincement joyeux dans la poitrine, je nous revois toutes deux, le dimanche précédent, marchant main dans la main, l’eau salée caressant nos épaules. Son visage réjoui éclairait mon cœur de mille éclats et mon bonheur irradiait à la ronde, faisant pâlir de jalousie les ardents rayons de l’astre lumineux. Les lunettes de soleil étaient de rigueur, les nageurs voisins l’avaient bien compris !

Avant mon départ pour « Les Acacias », j’avais prévu les maillots de bain, les serviettes, la crème de protection solaire, les casquettes, et une robe à bretelle qui autoriserait sur la plage, le change de Laura en toute discrétion. La température dépassant les trente-huit degrés, j’espérais cette sortie possible. Mais l’humeur très changeante de ma fille rend les projets hasardeux, nécessitant une adaptation ou un renoncement, instantanés. Si cette promenade n’était pas réalisable, comment allions-nous occuper l’après-midi par cette journée caniculaire ? Question inutile, je savais que je devrais aviser le moment venu.

L’ambiance sereine et apaisée des deux week-ends précédents, passés avec elle, avait encouragé ce désir d’escapade. Mais là-aussi, je savais qu’aucune règle ne pouvait être retenue. Les jours se suivent sans se ressembler. Il en est d’ailleurs de même pour les heures et les minutes. Sa meilleure forme physique, incontestable depuis quelques mois, m’y invitait aussi. Les soins attentionnés et bien adaptés, qui lui sont offerts aux « Acacias », se reflètent très avantageusement sur son allure. Je ne crains plus que « ma petite tour de Pise », comme je l’appelais souvent quand son buste penchait dangereusement sur le côté, ne s’effondre. Quelle satisfaction de constater sa démarche plus sûre et plus vaillante !

Mais comment sera-t-elle à mon arrivée ? Je croisais les doigts.

Après avoir tapé le code d’accès du bâtiment dont je dispose, chose bien agréable quand on va voir son enfant, je me suis dirigée vers son unité. Certains résidents réagissant mal à la venue d’étrangers, les familles ne peuvent accéder plus loin. Regrettant de ne pouvoir cueillir ma fille dans sa chambre ou dans la salle de vie, mais comprenant parfaitement le bien-fondé de ce règlement, j’ai patienté, comme à chacune de mes visites, dans le couloir. Cela me renvoie d’autres images d’un passé récent. Mais ici, aucune porte verrouillée, aucun cliquetis de clés perceptible. L’esprit carcéral n’est pas invité.

J’ai jeté, comme à mon habitude, un coup d’œil à travers le hublot de la porte. Laure, l’éducatrice référente de ma fille, m’a aperçue et, dynamique et souriante, est venue me rejoindre. Je goûte avec un plaisir immense ces moments de partage avec les accompagnants de Laura. Le même éclat illumine leurs visages au point que je peine encore à retenir leurs prénoms respectifs. Ces personnes, généreuses et enthousiastes, se ressemblent dans leur envie de donner. Quel bonheur de sentir ma Caillounette sous leur protection ! Pendant que l’on apprêtait Laura pour notre sortie, je me suis informée des événements de la semaine. Les nouvelles étaient bonnes : peu de moments délicats et aucune crise majeure. Depuis quelques mois, les démons reculent… Laura avait profité pleinement de la séance d’équithérapie comme en témoigne la photographie prise à cette occasion. Sérieuse et concentrée, elle se tient parfaitement sur sa monture. Est-ce vraiment ma fille qui parvient à garder un dos aussi droit ? Je redouble de contentement et de reconnaissance envers le travail de l’équipe des « Acacias ».

Puis, je l’ai vu arriver, sourire aux lèvres, la tête un peu penchée en avant et sur le côté, les yeux baissés mais formant deux petites fentes rieuses qui traduisaient sa joie de me retrouver. Sa combinaison ample et légère, de fabrication « maison », son épaisse chevelure brune, rassemblée savamment dans une longue tresse, lui donnaient des airs de princesse. Pauline, mon adorable petite fille, aurait pu l’appeler « Raiponce », du nom de son héroïne préférée ! Malgré son handicap, ma Caillounette est élégante. Je fais de mon mieux pour ses toilettes qui même un peu éloignées, par la force des choses, du look habituel des ados, restent coquettes et adaptées, en phase avec son âge.

Comme toujours, Laura est venue vers moi d’un pas lent mais décidé, le buste bien redressé, attestant de l’amélioration de sa condition physique. Comme toujours, ses mains étaient jointes l’une dans l’autre. Comme toujours, j’ai marché vers elle :

« Bonjour mon ange, comment vas-tu ? Je suis tellement contente de te voir, regarde-moi mon amour. »

Comme toujours, je lui ai pris ses bras un peu trop raides, les ai dépliés avec quelques efforts pour les placer autour de mon cou. Comme toujours, nos têtes se sont rapprochées et nous sommes restées ainsi un long moment, heureuses. Je l’ai doucement embrassée et à son tour, elle a posé avec un plaisir silencieux, sa bouche sur ma joue et n’a plus bougé. Comme toujours, aucun mot, juste la douceur de ses lèvres sur ma peau, allumant les fusées enchantées d’un feu d’artifice géant.

Ces étreintes ne ressemblent pas à celles de mes garçons quand ils étaient petits. Leur souvenir, fixé à jamais dans mon cœur, me réchauffe toujours autant. Une mère n’oublie jamais ces moments de richesse inégalable. J’entends encore les « je t’aime » tonitruants que me lançait Marius, mon aîné, lorsque turbulent et espiègle, il souhaitait se faire pardonner une de ses nombreuses bêtises. Je ressens encore les petits doigts d’Arthur sur mes cheveux et revois son visage grave quand ses baisers voulaient me retenir à la porte de son école. Ces instants magiques, hauts en couleur, ne minorent en rien l’émotion ressentie au contact de ma fille. J’ai appris à ne pas comparer, à ne rien attendre. Je savoure sa tendresse réservée avec le même appétit, la même joie, la même gratitude.

J’oublie, depuis longtemps maintenant, que ses bras ne se tendront jamais spontanément pour me serrer, que ses baisers ne claqueront jamais dans mon cou. Oui, cette soif s’efface vraiment. Mais je donnerai tant pour entendre sa voix, juste une fois ! Quels en seraient le timbre, les intonations ? Les belles sonorités participent indéniablement au charme humain. Depuis toujours, je suis très sensible à cet organe dont les caractères, individuel et unique, reflètent souvent l’éducation et dévoilent un grand pan de la personnalité. Mon trésor en est privé…

À chacun de ses premiers anniversaires, je pensais que le suivant serait le bon, que Laura parlerait, qu’elle soufflerait elle-même ses bougies. Avec le temps, mes espoirs se sont envolés, je n’y pense même plus, je suis face à la réalité. J’ai aussi appris qu’un progrès constaté un jour ne signifie pas un acquis définitif : un pas en avant, puis deux en arrière… Il en est ainsi, pas d’autre solution possible que d’accepter. Surtout, ne pas flancher.

Mais, malgré son silence, malgré la pauvreté de ses démonstrations affectives, je n’ai aucun doute sur l’amour qu’elle me porte. Ses petites fentes rieuses me le crient timidement et vigoureusement à la fois. Je lis son âme dans ses yeux, même quand, trop modeste, elle les plisse dans un sourire ! Laura communique par le regard. Aussi, je ne le quitte jamais très longtemps, espérant deviner au mieux ses émotions et ses attentes et désamorcer ainsi les crises d’agitation psychomotrice avant qu’elles ne s’installent. Tout va si vite alors, tout devient si violent.

Pendant ces moments, longs de quarante-cinq minutes en moyenne, des démons valsent cruellement dans sa tête, l’emprisonnant à la façon d’un piège équipé de pointes acérées, et bien périlleux à extraire. Voulant les anéantir, elle se frappe le visage avec rage et accompagne ses gestes de vociférations effroyables. Pense-t-elle les intimider ? Désespérée de ne pas y parvenir, elle se jette alors à terre et cogne la tête sans ménagement sur le sol, animée sans doute des derniers espoirs de libération. Parallèlement, elle mord à s’en déchirer la peau, le dos de ses mains, impuissantes à venir à bout des envahisseurs malsains. Puis son désespoir accentue encore sa détresse et son mal-être se reporte sur la personne qui l’accompagne. Ses yeux, d’un noir charbon, transperce alors le regard de l’autre, semblant dire : comment peut-on oser me laisser me débattre seule, contre un mal atroce, pourquoi ne m’aidez-vous pas ? Une douleur fulgurante et aigüe à laquelle on ne s’habitue pas, perfore alors mon être de part en part. Ne pas savoir soulager son enfant, ne pas être en mesure de le rassurer, de le consoler, creusent une plaie béante dans le cœur d’une mère. J’ai dû apprendre à vivre dans un état d’alerte et de veille permanent. J’ai dû apprendre à vivre les attaques de ces bêtes malfaisantes qui s’acharnent régulièrement sur mon enfant chéri. J’ai dû admettre mon impuissance à les chasser et à continuer la route avec cette profonde blessure.

Amener Laura se baigner à la mer, alors même que j’étais seule avec elle, était donc risqué indiscutablement. Allais-je regretter cette initiative hardie ? Tenter cette promenade signifiait aussi le retour de mes propres forces. Ma vie plus facile depuis le départ de Laura, éloigne au fil des jours les traumatismes antérieurs. Je vais mieux, c’est certain. Mais cela n’affaiblit en rien ma conscience des difficultés et des réalités, nourrie de souvenirs douloureux marqués au fer rouge. Gérer Laura dans un lieu public peut relever, certaines fois, d’une mission héroïque ou même impossible. Depuis plusieurs années, les peines vécues régulièrement à ces occasions, associées à sa stature d’adulte, m’ont fait reculer. Laura est aussi grande que moi et pèse quinze kilos de plus !

Quand elle était petite, en cas d’agitation, j’arrivais, non sans embarras, à la porter tout en nous protégeant toutes deux. Mais cela fait bien longtemps que ce temps est révolu. Âgée à peine de sept ans, cela devenait déjà critique. Je me souviens d’une balade sur le sentier des plantes que nous arpentions alors régulièrement dans notre joli village. Les démons avaient surgi brutalement avec force et violence. Laura, jetée à terre lors de l’assaut, se débattait comme à son habitude. À cette époque-là, elle s’évertuait aussi à arracher ses vêtements qui semblaient la brûler ou peut-être empêcher les bêtes de sortir. Elle était couverte de la poussière du sol, de sueur et de bave. Ses cheveux bouclés lui recouvraient le visage qui reflétait alors une rage démesurée. Désespérément, j’avais tenté de la rhabiller et de la calmer mais cela aggravait encore sa fureur. Pour sortir de cette impasse redoutable, j’avais téléphoné à Arthur pour solliciter son aide. Je l’avertissais toujours de nos promenades afin qu’il gardât son portable à proximité. À son arrivée, nous étions restés démunis pour apaiser Laura et avions pris le parti d’attendre la décroissance du trouble, à quelques mètres plus loin. Assis sur un banc tout proche, notre décontraction apparente devait paraître insultante face à Laura en proie à un véritable combat de gladiateur. Mais nous savions que notre calme était un atout majeur pour faciliter la fin de crise. Il ne reflétait en rien la torture, bien invisible aux yeux des autres, qui déchirait nos deux cœurs. Et soudain, sortant de nulle part, deux hommes élégants, arborant uniforme et képi, nous avaient rejoints sur le bucolique chemin forestier ! Des promeneurs, qui de loin avaient assisté à la scène, avaient alerté la police, inquiets d’une possible maltraitance. Et j’avais dû expliquer, me justifier. Les agents étaient bien vite repartis, nous souhaitant bon courage. Je ne pouvais en vouloir à personne, les premiers avaient rempli leur devoir civique et les seconds exercé leur métier. Mais l’injustice et l’ingratitude de la vie me brûlaient et avaient alimenté un flot de larmes mêlant désespoir et colère, libéré sans retenue, une fois la porte de la maison refermée !

Pour mener à bien mon projet de sortie à la mer, j’avais donc essayé de ne pas penser aux conséquences de la survenue impromptue d’un orage comportemental. Comment ferais-je alors pour sortir Laura de l’eau, la sécher, la rhabiller et la ramener à la voiture, garée peut-être à distance, en traversant une plage au sable brûlant et surpeuplée ? J’entrevoyais parfaitement la situation et avais refoulé courageusement ces images. La seule place de stationnement pour personne handicapée, proposée à proximité immédiate du bord de l’eau, était disponible à notre arrivée. Je voyais là un joli présage. Il n’a pas été démenti et mon audace a été récompensée. Ce ne sera pas toujours le cas, je le sais. Mais j’ai pris ces instants de bonheur comme il se doit, comme un cadeau du présent sans promesse pour l’avenir.

Mon ange, dans la mer si tranquille, si chaude, tu te laissais flotter dans mes bras, sourire aux lèvres, détendue. Tu étais si bien ! Tu as même nagé, à ta façon bien sûr, mais comme une grande fille que tu es maintenant. Je crois même t’avoir entendue chantonner. Quelle jolie perle à enfiler au collier de notre vie !

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10/02/2022 250 pages 9,50 €
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