#Roman étranger

Les jours, les mois, les années

Lianke Yan

Une terrible sécheresse contraint la population d'un petit village de montagne à fuir vers des contrées plus clémentes. Incapable de marcher des jours durant, un vieil homme demeure, en compagnie d'un chien aveugle, à veiller sur un unique pied de maïs. Dès lors, pour l'aïeul comme pour la bête, chaque jour vécu sera une victoire sur la mort. Ce livre est d'une force et d'une beauté à la mesure du paysage aride, de cette plaine couronnée de montagnes dénudées où flamboie un soleil omniprésent. Le roman de Yan Lianke est un hymne à la vie. La fragilité et la puissance de la vie, et la volonté obstinée de l'homme de la faire germer, de l'entretenir, d'en assurer la transmission. C'est un acte de foi, aux confins du conte et du chant, à la langue entêtante, comme jaillie de la nuit des temps ou des profondeurs les plus intimes de l'être.

Par Lianke Yan
Chez Philippe Picquier

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Genre

Littérature étrangère

Cette année-là, la sécheresse semblait ne jamais devoir finir, le temps lui-même paraissait avoir été réduit en cendres et le charbon des jours se consumait dans nos mains. Le soleil brillait en grappes infinies au-dessus de nos têtes. Dès le matin, et jusqu’au soir, l’aïeul respirait l’odeur de ses cheveux roussis. Quelquefois, il tendait la main dans le vide. Il pouvait alors sentir l’odeur de ses ongles cramoisis. Journée de merde ! Il jurait ainsi tout le temps, quittant le village dépeuplé, foulant un abîme de silence, les yeux mi-clos, un regard jeté de biais vers le soleil, il disait, viens l’aveugle, partons. Le chien suivait, guidé par le bruit du pas alourdi par les ans, et deux ombres quittaient le village.

L’aïeul grimpait vers l’arête de la montagne, les rayons de lumière tremblaient sous ses pieds. Un faisceau oblique provenant de l’est lui fouetta soudain la face, les mains, la pointe des pieds, cinglant comme une canne de bambou. Il sentit la chaleur d’une gifle sur le visage. À la commissure des paupières, du côté exposé au soleil, la brûlure semblait dissimuler au creux des rides un chapelet d’innombrables gouttes bouillantes.

L’aïeul allait uriner.

À la suite de l’homme, le chien se soulagea lui aussi.

Depuis quinze jours, c’était la première chose qu’ils faisaient après s’être réveillés, ils allaient uriner sur ce champ en pente, à quelque quatre kilomètres du village. Sur ce versant ensoleillé, il y avait un pied de maïs que l’aïeul avait planté. Uniquement ce pied, pâlissant au fur et à mesure des jours de sécheresse, uniquement ce pied qui dispensait un peu d’humidité alentour, dans l’air en combustion. L’urine, c’était de l’engrais. Il y a de l’eau dans l’urine. L’eau dont le maïs manquait se trouvait là, dans l’urine qu’ils avaient accumulée, lui et son chien, au cours de la nuit. L’aïeul pensait que probablement, durant la nuit, dans un bruissement, la plante avait encore poussé d’un index, qu’une cinquième feuille était apparue. Une timide sensation veloutée gagna son cœur, puis prit de l’ampleur pour envahir toute sa poitrine ; son visage rosissait. Les feuilles de maïs ne poussent qu’une par une, pensait-il, alors que celles des ormes, des sophoras, des cèdres, poussent deux par deux, pourquoi ?

Qu’en dis-tu, l’aveugle ? Il se tourna vers le chien pour lui poser la question. Pourquoi les arbres et les cultures sur pied ne poussent-ils pas de la même façon ? Le regard en suspens au-dessus de la tête du chien, il n’attendait aucune réponse. Il se retourna et fit quelques pas tout en méditant, leva la tête, porta une main au front, puis le regard au loin, vers le soleil, droit vers l’ouest. Il vit apparaître là-bas, sur une cime dénudée, une nappe pourpre et or, comme si une épaisse couche de fumée et de poussière avait recouvert la montagne.

C’était là l’exhalaison de la terre après une nuit de repos, l’aïeul le savait, le soleil l’ayant longtemps dorée, elle ne pouvait ensuite qu’expirer ainsi la chaleur. Plus près, des crevasses sillonnaient le sol en tous sens, de sorte que chaque parcelle de terre s’effritait comme après avoir sauté sur la plaque brûlante de la chaîne montagneuse.

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trad. Brigitte Guilbaud
16/02/2009 123 pages 13,20 €
Scannez le code barre 9782809700961
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