#Roman étranger

La Fille sans qualités

Juli Zeh

Au début des années 2000, dans un lycée allemand de la dernière chance, le jeu pervers de deux élèves s'est terminé dans un bain de sang. L'avocate à laquelle on confie l'affaire est bouleversée, tant elle a du mal à juger cet acte. Elle entreprend alors d'écrire l'histoire des trois protagonistes, leur rencontre, les prémices du jeu, son déroulement jusqu'à l'irruption de la violence. Ada (quatorze ans) et Alev (dix-huit ans) sont nés pendant la guerre du Golfe ; ils étaient enfants pendant la guerre des Balkans et au moment du 11 Septembre. Les images du conflit en Irak ainsi que celles de l'attaque terroriste de Madrid ont accompagné leur adolescence. Cantonnés dans leur monde de confort, leurs parents ignorent tout de ce qui se passe dans l'esprit de leurs enfants - terrain d'exploration de la romancière. Leur attirance pour les jeux de rôle, les drogues, une musique apocalyptique et des comportements maléfiques, d'où vient-elle ? Ada, enfant autoproclamé du nihilisme, se désigne elle-même comme un "prototype" incarnant l'air du temps, une "fille sans qualités", sans identité, et qui ne cherche qu'à se comporter avec la plus grande efficacité possible. Ce roman ambitieux et parfaitement maîtrisé sur la détresse d'une certaine jeunesse a immédiatement propulsé son auteur sur le devant de la scène littéraire allemande.

Par Juli Zeh
Chez Actes Sud

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Auteur

Juli Zeh

Editeur

Actes Sud

Genre

Littérature étrangère

Préambule.

Si tout cela n’est qu’un jeu, nous sommes perdus

 

 

Et si les arrière-petits-enfants des nihilistes avaient déménagé depuis belle lurette, quittant la boutique de bondieuseries empoussiérées qui nous tient lieu de conception du monde ? S’ils avaient abandonné les entrepôts à moitié vides où sont stockés les articles valables et valides, utiles et nécessaires, justes et justifiés pour retourner vivre à l’état sauvage, dans cette jungle où nous ne pouvons plus les voir, encore bien moins les atteindre ? Et si la Bible, la Constitution et le Code pénal n’avaient jamais été davantage à leurs yeux qu’un mode d’emploi, un ensemble de règles pour jeu de société ? Si la politique, l’amour et l’économie n’étaient pour eux qu’une compétition ? Si le “Bien” n’était qu’efficacité maximale à enjeu minimal, le “Mal” en revanche simple résultat non optimal ? Si leurs motivations nous échappaient parce qu’elles n’existent pas ?

D’où nous viendrait alors le droit de juger, de condamner et surtout – de condamner qui ? Le perdant de ce jeu, le gagnant ? Le juge devrait se faire arbitre. Toute tentative de recourir à des acquis et de traduire le droit en termes de justice rendrait ce juge coupable de l’ultime péché mortel qui subsiste encore : l’hypocrisie.

Voilà ce que j’ai mis dans les attendus d’un de mes jugements. Déposé au greffe, il a été transmis en bonne et due forme aux parties en présence. Les vacances judiciaires vont me servir à remettre de l’ordre dans mes idées. Je vais en profiter pour consigner les faits, non sous la forme abrégée que requiert un jugement mais exactement comme ils ont dû se passer dans la réalité.

Mais si je prends la décision de parler d’événements auxquels je n’ai pas pris part, dont je connais à peine les protagonistes et dont je n’ai eu vent que pour des raisons professionnelles, alors une question s’impose : qui est censé relater cette histoire ? Le “je” du narrateur, l’esprit du monde, la justice, ce “nous” multiple né de l’imagination de l’auteur et des personnages qu’il crée, et qui s’approche le plus de la réalité narrative ? Rien de tout cela ne me convient. Ce serait tout aussi artificiel que de vouloir répondre à tout prix à une question dont la réponse n’existe tout simplement pas. En effet, qui est ce “je” ? Ce “nous” ? C’est un problème qui préoccupe l’humanité depuis des milliers d’années. Si un ordinateur s’avisait de vouloir le résoudre, il se verrait contraint de poser une équation tendant vers l’infini. Qui es-tu ? Pour lui, cette question signifie : combien as-tu en ce moment précis d’applications ouvertes ? S’il répondait par un nombre x, le processus qui permet de déterminer ce résultat y ajouterait une nouvelle phase et la réponse serait alors x + 1 ; donc, le résultat annoncé serait faux. S’il s’en rendait compte et tentait de se corriger en disant x + 1, la somme finale s’élèverait déjà à x + 2 et ainsi de suite jusqu’à ce que l’ordinateur finisse par décrocher, s’écraser au sol en se fracassant sur la piste en forme de signe infini : incapable de dire qui il est. À la différence de la machine, l’homme est capable d’inconséquence, il a le don d’esquiver une difficulté quand il pressent d’instinct qu’il lui faudrait s’attaquer à l’infini. Alors que l’ordinateur décroche, l’homme se contente de hocher la tête, de rire ou de pleurer avant de poursuivre tranquillement son chemin. Encore un de ces problèmes qui trouve dans l’oubli une solution idéale. Qui suis-je – cette question restera donc en suspens. En vous remerciant… pour votre compréhension et en vous présentant toutes mes excuses pour les éventuels désagréments qui pourraient en résulter.

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trad. Brigitte Hébert, Jean-Claude Colbus
02/05/2007 465 pages 24,20 €
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