#Roman francophone

Tangente vers l'est

Maylis de Kerangal

Dès l’ouverture de ce bref roman, on prend le train en marche, en l’occurrence le Transsibérien, déjà loin de Moscou, à mi-chemin de l’Asie. Le long du corridor, se presse une foule de passagers de 3e classe bardés de bagages, d’où se détache une horde de jeunes hommes en tenue camouflage agglutinés dans la fumée de cigarettes, que le sergent Letchov conduit à leur caserne d’affectation en Sibérie. Parmi eux, Aliocha, grand et massif, âgé de vingt ans mais encore puceau, et comme désarmé face aux premiers bizutages qui font partie du rituel de ces transports de conscrits. Il préfère s’isoler, lui qui n’a pas su trouver le moyen d’éviter le service militaire, qui n’attend rien de bon de cette vie soldatesque et sent la menace de cette destination hors limite. A l’écart, il commence à échafauder les moyens de fausser compagnie à son régiment. Mais comment se faire la belle à coup sûr ? Profiter d’un arrêt à la prochaine gare pour se fondre dans la foule et disparaître. A priori, il a tout à craindre de son sergent, mais aussi des deux provodnitsa, ces hôtesses de wagons, en charge de la maintenance des lieux et de la surveillance du moindre déplacement des voyageurs. Une première tentative échoue. Aussitôt repéré, il remonte dans le train. Sa fébrilité suspecte a dû le trahir. Occasion manquée donc, mais sur le quai, Aliocha a croisé une jeune Occidentale qui va bientôt s’émouvoir de son sort : Hélène, une Française de 35 ans, montée en gare de Krasnoïarsk. Elle vient de quitter son amant Anton, un Russe rencontré à Paris et récemment revenu au pays gérer un énorme barrage, un homme qu’elle a suivi par amour près du fleuve du même nom. Malgré les barrières du langage, Aliocha et Hélène vont se comprendre à mi-mots. Toute une nuit, au gré d’un roulis engourdissant, ils vont partager en secret le même compartiment, supporter les malentendus de cette promiscuité forcée et déjouer la traque au déserteur qui fait rage d’un bout à l’autre du train. Les voilà condamnés à suivre un chemin parallèle, chacun selon sa logique propre et incommunicable, à fuir vers l’Est et son terminus océanique, Vladivostok. Une histoire fragile et fulgurante dans une langue sensuelle et fougueuse, laissant à nu des êtres pris dans la rhapsodie d’un voyage qui s’invente à contre-courant. Ce texte a été conçu dans le cadre du voyage d’écrivains dans le Transsibérien organisé par Cultures France pendant deux semaines, en juin 2010, sur la partie orientale du trajet Novossibirsk-Vladivostok. Sa première version, sous forme de fiction radiophonique, a été profondément remaniée pour le présent volume.

Par Maylis de Kerangal
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d’une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, futes camouflage et slips kangourous, la chaînette religieuse qui joue sur le poitrail, des gars en guise de parois dans les sas et les couloirs, des gars assis, debout, allongés sur les couchettes, laissant pendre leur bras, laissant pendre leurs pieds, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, plus de quarante heures qu’ils sont là, à touche-touche, coincés dans la latence du train, les conscrits.

À l’approche de la gare, ils se lèvent et viennent se coller aux fenêtres, s’y écraser la face, ou foncent se masser aux portières, alors se bousculent, se penchent, cherchent à voir quelque chose au-dehors, membres entremêlés et cous tendus comme si l’air leur manquait, des pieuvres, mais, c’est bizarre, s’ils descendent fumer sur le quai ou se dégourdir les jambes, ils ne s’éloignent jamais très loin, s’agglutinent devant les marche-pieds, grégaires, et haussent les épaules quand on leur demande où ils vont : on leur a dit Krasnoïarsk et Barnaoul, on leur a dit Tchita, mais c’est toujours la même chose, on ne leur dit rien, le général Smirnov a beau assurer lors des conférences de presse télévisées que les choses évoluent, que les conscrits connaîtront désormais le lieu de leur affectation, par égard pour les familles, il semble qu’au-delà de Novossibirsk la Sibérie demeure ce qu’elle a toujours été : une expérience limite. Une zone floue. Ici ou là, donc, ce serait pareil ; ici où là, qu’est-ce que ça change ? Alors on embarque tout le monde dans le Transsibérien après remise du paquetage et en route.

Après quoi les rails irréversibles qui déplient le pays, déballent, déballent, déballent la Russie, progressent entre les latitudes 50° N et 60° N, et les gars qui poissent dans les wagons, les crânes pâles sous la tonsure, les tempes vaporisées de sueur, et parmi eux Aliocha, vingt ans, bâti en force mais le corps pris dans des élans contraires, le torse qui oblique vers l’avant quand les épaules, elles, sont déjetées vers l’arrière, colérique, le teint ciment, l’œil noir, et posté à l’extrémité du convoi, au bout du dernier wagon, dans un compartiment badigeonné de peinture grasse, cellule percée de trois ouvertures que les fumeurs se sont appropriée. C’est là qu’il s’est trouvé une place, un volume d’espace encore libre niché entre d’autres corps. Il a collé son front contre la vitre arrière du train, celle qui donne sur les rails, et s’y appuie pour regarder la terre défiler à soixante kilomètres heure, en ce moment même une steppe mauve, laineuse son pays de merde.

 

Jusqu’au bout Aliocha a cru qu’il ne partirait pas. Jusqu’au 1er avril, jour du traditionnel appel de printemps, il a pensé qu’il réussirait à éviter le service militaire, à feinter le système et se faire exempter, et d’ailleurs, à Moscou, il n’existe pas un seul type entre dix-huit et vingt-sept ans qui n’essaie pas de faire pareil. À ce jeu, les fils de famille sont favorisés, les autres, eux, se débrouillent, tandis que leurs mères s’époumonent place Pouchkine, plus nombreuses encore depuis le martyre du soldat Sytchev, et rassemblées autour de Valentina Melnikova, la présidente du Comité des mères de soldats elles impressionnent, furibardes, résolues, et si les caméras surgissent, elles foncent y cadrer leurs visages volontaires : le mien, je veux pas qu’il y aille, et en plus il boit pas ! Les sursis épuisés, il y a d’abord la solution du faux certificat médical payé à prix d’or auprès de médecins qui empochent les billets direct dans leur poche poitrine, et les familles saignées aux quatre veines qui s’enivrent, soulagées. Les tentatives de corruption frontale, elles, apparaissent ensuite, quand l’angoisse finit par ronger les nuits les unes après les autres, elles sont efficaces mais lentes à mettre en place quand le temps lui galope – enquêter sur les réseaux d’influence au sein des administrations, identifier la bonne personne, celle qui saura intervenir, tout cela prend un temps fou. Et enfin, quand il n’y a plus rien à faire, quand tout est foutu, il y a encore les filles. En trouver une avant l’hiver et lui faire un gosse, voilà ce qu’il reste à faire puisque à six mois la grossesse vaut dispense. Alors faut pas traîner, les garçons s’excitent, les filles aussi qui ne veulent pas voir partir leur chéri au service, autant dire à la guerre, ou qui lorgnent vers un salut conjugal quand la plupart sont seules et ont honte de l’être. On se chauffe et bientôt on bazarde les capotes, on passe à l’acte sur des matelas qui grincent, et on plante l’armée – un bras d’honneur.

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12/01/2012 134 pages 11,50 €
Scannez le code barre 9782070136742
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