#Roman francophone

La nuit tombe quand elle veut

Marie Depussé

"Il ne faut pas dire de mal de l'hôpital. Tous ceux qui ont écrit pour le faire avaient raison. Mais il est tard. Les hôpitaux de campagne disparaissent, ceux des villes n'ont plus assez de lits. Alors ils vous jettent dehors. La première fois on est entrés, avec Jean, avec facilité. Opération en vue, il était inscrit. Ca lui suffisait, à Jean, il ne demandait pas beaucoup. Il orientait tout son corps vers l'espoir. L'hôpital est une grande machine qui vous dit par ses bruits métalliques, ses silences, la précision des gestes de ses femmes blanches, qu'on n'est pas condamné à mort. Ici on vous soigne. C'est vers cela que Jean allait. Il pouvait encore marcher, plus précisément il donnait l'ordre de marcher à ce qu'il appelait ses jambes de ferraille. Un jour il a dit : c'est moi qui ai la meilleure place, dans la famille. Il nous fallait essayer d'être à la hauteur de cette phrase-là. On l'a fait. Les autres ? On ne se parle pas, entre visiteurs, on ne se touche pas, on se voit. Je les vois encore. Ils traversent le grand parking à ciel ouvert, glacé, ils marchent vers celle ou celui qu'ils aiment avec un sac plein de jus de fruits trop lourd, avec des journaux ou des fleurs, avec n'importe quoi dans les bras".

Par Marie Depussé
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

« BONNE NUIT, MON CHÉRI »

 

 

La nuit quand on est seul et malade on a peur. Du vent qui fait trembler les fenêtres et rampe en bas des tours, dehors. La grande machine de l’hôpital est en panne. L’insomnie s’écrase sur le rideau de fer métallique qu’on a baissé avec des manivelles, pour ne laisser aucun espoir d’aube, pour qu’on ne voie plus rien du ciel.

Si l’un ou l’une qui vous aime est assis sur le fauteuil près du lit, si de temps à autre on peut dire : tu es là, la nuit recule et on a moins froid.

 

Il y a des femmes qui articulent, en refermant la porte de la chambre : bonne nuit mon chéri. À qui parlent-elles, aux portes, à ceux qui errent encore dans les couloirs ? Appel à témoins. Entendez bien que je l’aime et que c’est à regret que je l’abandonne, mon chéri, à la nuit. Il est huit heures du soir, il faut partir. C’est la règle.

La règle n’est plus affichée, elle s’est dissoute dans le vide grandissant des couloirs désertés par les créatures en blanc.

Le vent en bas des tours va pouvoir régner sur la nuit. La bonne nuit.

Mais il n’y a pas qu’elles. Il y a de grandes dames partout, des femmes qui se lèvent et enjambent l’infranchissable sans effort apparent. Celles-là ne disent rien, elles restent. Je les aime.

 

Un jour je balayais le sol de la chambre où mon père avait été isolé, pour le protéger, j’imagine, des microbes, parce qu’il avait atteint le point approximatif du chemin où l’on va de la vie vers la mort.

Il y avait une semaine que ça durait. On nous avait donné un lit de camp, nous ses enfants on y dormait chacun à notre tour et le matin celui qui n’avait pas dormi là amenait à mon père un petit déjeuner comme il les aimait, je ne me rappelle plus comment on faisait pour lui préparer ses œufs à la coque.

Aucune des dames qui faisaient chaque jour le ménage dans les chambres ordinaires n’avait passé le seuil de cette chambre-là. On patinait sur un sol gluant, la salle de bains n’était pas fraîche.

Ce jour-là j’avais un masque blanc sur la bouche, un balai et une serpillière à la main. Le médecin-chef entra. Il passait régulièrement, seul. Un grand médecin, disait mon père qui l’aimait. Il ne fut pas mécontent de lui dire : regardez ma fille, elle lave par terre le sol de votre chambre stérile avec un masque blanc sur la figure.

Le grand médecin sourit. En Afrique, fut sa réponse, les familles font ça depuis longtemps, elles campent près de l’hôpital et préparent la nourriture de leur malade. Elles veillent. Dans votre famille, vous ne semblez pas étrangers à ce genre de pratique.

Mais vous pouvez enlever votre masque, madame, vous respirerez mieux

C’était il y a vingt-cinq ans.

 

Il ne faut pas dire de mal de l’hôpital. Tous ceux qui ont écrit pour le faire avaient raison. Mais on n’en est plus là. On est en Afrique. Sans disposer de leur civilisation, de leurs familles sans limites, de leur tendresse. Pour leur misère, ça vient.

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06/10/2011 120 pages 12,15 €
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