#Essais

Un candide en Terre sainte

Régis Debray

"D'après les Evangiles, et dans sa courte vie tant cachée que publique, le Galiléen s'est rendu, sans visa ni carte d'identité, en Israël, Palestine, Jordanie, à Gaza, au Liban, en Egypte et en Syrie. Je me suis faufilé dans tous ces pays : il y faut plus qu'un passeport et des détours. Jésus pouvait traverser la mer de Génésareth, aller "au-delà du Jourdain", et revenir le lendemain sur l'autre rive. Ce n'est plus possible. Aussi ce voyage d'un flâneur des deux rives n'a-t-il pu s'effectuer d'un seul trait. C'est un pari que de refaire l'itinéraire de Jésus à travers le Proche-Orient d'aujourd'hui, pour observer comment juifs, chrétiens et musulmans vivent à présent leur foi. Les surprenantes et souvent rebutantes vérités qui se dévoilent en Terre sainte ont valeur d'avertissement. Plus qu'un voyage au bout de la haine, ce carnet de route peut servir à la connaissance du monde profane tel qu'il va. Tout à la fois témoignage, chronique et méditation, l'enquête peut dès lors se lire comme un pèlerinage au coeur de l'homme, qu'il soit croyant ou agnostique, d'ici ou de là-bas". Régis Debray.

Par Régis Debray
Chez Editions Gallimard

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Un déjeuner d’août, à Belle-Île, ciel pommelé, soleil cru, vent frisquet, nous rêvions à voix haute, entre deux verres de rouge, mon vieil ami François Maspero et moi. « Il y a une enquête que j’aurais bien aimé écrire, me dit tout à trac l’auteur des Passagers du Roissy-Express et de Balkans-Transit, mais pour l’heure j’ai renoncé : aller sur les pas de Jésus, et voir ce qui en résulte, quel goût a sur place l’Évangile aujourd’hui. Pourquoi ne le ferais-tu pas, ce voyage ? — Parce que je n’ai ni ton talent, ni ta patience, ni tes scrupules, lui répondis-je, et c’est bien dommage. L’idée était belle. — Penses-y tout de même. Tu serais à ton affaire. Jésus, un itinéraire... — Je n’oserai jamais. » Puisse cet appel du pied me servir de circonstance atténuante, sinon d’alibi. Il ne m’évitera pas les rigueurs de la loi, mais je mentirais si je n’avouais que ce jour-là, en l’an 2006, j’eus l’impudence de me mettre en route, d’abord par la lecture à travers maintes chroniques, puis sur place, à pied et en jeep, vers les portes étroites.Nos grands frères savent d’instinct, mieux que nous, ce qui nous hante et nous appelle, par-delà nos manques.

Je ne suis ni enquêteur ni journaliste, et encore moins spécialiste du Proche-Orient. Chrétien d’éducation, je n’ai plus d’autre religion que l’étude des religions. Si j’ai des souvenirs de latin et de grec, que je ne lis plus couramment comme je le faisais à vingt ans, je ne comprends ni ne lis l’hébreu ni l’arabe (ce qui éloigne malheureusement des « gens ordinaires », en orientant un peu trop vers les notables francophones et anglophones). Un incrédule ne part pas à la rencontre du Christ vivant, pas plus qu’un goy ne monte en Eretz Israël, ou qu’un kaffir ne va s’agenouiller sur les tapis bleu et blanc d’al-Aqsa. Sans doute ne suffit-il pas d’être aussi peu juif que mauvais chrétien et piètre musulman pour atteindre à l’innocence de L’Idiot chez Dostoïevski, mais ces handicaps, me suis-je dit pour me remonter le moral, auraient au moins l’avantage de réduire mes a priori au minimum vital. N’ayant de comptes à régler avec aucun passé personnel, aucune foi vécue là-bas, au moins n’aurais-je à brûler ni encens ni drapeau. La candeur de l’ignorant donne une certaine liberté d’esprit. Elle incite plus au vagabondage qu’au réquisitoire. De quelle façon on se dévergonde le moins, en badaud nez au vent ou en thuriféraire, je me le demande encore.

D’après les Évangiles, et dans sa courte vie tant cachée que publique, le Galiléen s’est rendu, sans visa ni carte d’identité, en Israël, en Palestine, en Jordanie, à Gaza, au Liban, en Égypte et en Syrie. Je me suis faufilé dans tous ces pays, il y faut plus d’un passeport et des détours. Ces États en son temps n’existaient pas. Les peuples, oui, et les pays. Judée, Idumée, Samarie, Phénicie, Décapole, Pérée et Syrie, déjà, désignaient des provinces qu’aucun poste frontière ou douanier ne séparait les unes des autres. Le rideau de fer levé, il y a un itinéraire en ligne brisée mais continue de l’Albanie au sud de l’Ukraine, et l’on peut suivre le cours du Danube sans rupture de charge de sa source à l’embouchure, d’Autriche en Roumanie. Les rideaux de fer sont passés d’Europe au Proche-Orient. Nazareth est en Israël, comme Emmaüs, Bethléem en Palestine, comme Jéricho. Jérusalem entre les deux. Tyr et Sidon sont au Liban, Césarée de Philippe en Syrie, Béthanie et Gadara en Jordanie. Jésus pouvait traverser la mer de Génésareth, aller « au-delà du Jourdain », et revenir le lendemain sur l’autre rive. Ce n’est plus possible. On ne va plus directement de Jérusalem en Syrie, comme il est indiqué en Matthieu, XV, 21, encore moins peut-on revenir sur ses pas quand on a passé la frontière ; et de Galilée en Phénicie, d’Israël au Liban, la route est coupée. Voilà disons pour la difficulté technique des tribulations. Il en est d’autres, bien sûr, et de plus sévères. Le Christ, juif lui-même, a grandi parmi les siens, croisé beaucoup de païens, mais jamais de chrétiens. Il y en a aujourd’hui, dans toutes les contrées où il a mis les pieds, et qui se réclament diversement et non sans contradictions de son passage ou de sa parole. Il y a surtout des musulmans, qui reconnaissent sa qualité de prophète mais non de Dieu fait homme. La coexistence est devenue plus problématique, les allées et venues également. Aussi ce voyage au bout de la haine d’un flâneur des deux rives n’a-t-il pu s’effectuer d’un seul trait.

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07/02/2008 453 pages 22,90 €
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