Le mardi 24 juin 1980, Bruno et Yves ont presque fini de scier les barreaux de leurs cellules, qui ne tiennent plus que par quelques millimètres de métal. Dans la rue, de l’autre côté du mur d’enceinte, Jean-Pierre attend près de sa voiture – il ne se sent pas très bien ce soir-là. À 1 h 30 du matin, Bruno donne le signal à Yves par talkie-walkie (Jean-Pierre, qui écoute le sien, lance une corde à nœuds par-dessus le mur et pose une échelle de son côté pour leur descente), ils achèvent le travail sur les barreaux, Yves sort par la fenêtre du rez-de-chaussée, Bruno saute par celle du premier, quatre mètres, et se réceptionne sans problème dans la cour (il se laissait tomber de deux fois plus haut à la Légion sans s’étonner une rotule), ils détalent comme des lapins, des kangourous, franchissent comme des singes deux grillages successifs surmontés de rouleaux de barbelés, ils sont dans une condition physique explosive, ils s’entraînent depuis plus d’un an, l’envie de liberté et la peur de ne pas l’obtenir décuplent leurs forces et anéantissent la douleur, le deuxième grillage est franchi, le mur est maintenant tout proche, ils courent, Bruno s’empare le premier de la corde, comme prévu par le concours de pompes, grimpe vite, et Yves monte à son tour, juste derrière.
Tous les projecteurs de la cour s’allument. Normalement, ils le savent, aucun maton ne fait de ronde entre une et 3 heures du matin. Mais cette nuit, l’un d’eux a eu envie de pisser, comme par hasard, maudit instinct des vessies, et les a vus escalader le premier grillage.
Dans leur dos, au moment où la lumière frappe la cour, les surveillants se mettent tous à gueuler – Bruno, surpris (le mot ne contient pas, loin s’en faut, tout ce qu’il serait nécessaire d’y mettre), relâche son étreinte sur la corde, ses pieds heurtent la tête d’Yves, qui lui évite la chute –, les matons hurlent, leur ordonnent d’arrêter ou ils tirent. Les beaux-frères savent qu’ils ne sont pas armés, se ressaisissent et reprennent rageusement l’ascension. Mais avant que Bruno n’ait atteint le haut du mur, un silence total se fait soudain derrière eux. Par réflexe, irrépressible, ils tournent la tête ensemble : les matons immobiles regardent vers les miradors, ou deux de leurs collègues armés de gros fusils mettent les fuyards en joue, prêts à tirer.
Propulsé par le besoin d’air, le refus de rester enfermé, animé par un courage, une audace qui marqueront Yves pour toujours, qui lui viennent de la certitude instantanée qu’il ne reviendra plus jamais en arrière, qu’il sera désormais contre le monde, Bruno envoie au diable la possibilité de mourir, avale le dernier mètre de chanvre en attendant une balle dans le dos et se jette la tête la première de l’autre côté du mur en s’accrochant comme il peut à l’échelle de corde. Yves n’a pas bougé, son cœur s’est arrêté, et il sait de toute façon qu’il n’aurait pas eu le temps de faire la même chose. Il se laisse retomber sur le sol de la cour, les matons se ruent sur lui.
Extraits
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