#Roman francophone

Contretemps

Bernardo Toro

Au début des années 1980, un garçon de dix-sept ans quitte le Chili de Pinochet pour commencer une nouvelle vie à Paris. Seul, sans ressources, il retrouve un jour Laura, la femme d'un dirigeant d'extrême gauche. Une relation se noue entre ces deux personnages que tout oppose: elle, repliée sur ses souvenirs dans un pays qu'elle n'a pas choisi; lui, pressé de tirer un trait sur son passé. Des rêves révolutionnaires à l'ultralibéralisme chilien, l'histoire de deux générations.

Par Bernardo Toro
Chez Les Petits Matins

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Genre

Littérature française

Je me souviens de sa voix.

Une brève ligne de lumière par le battant de la porte, entre le silence de la rue et le vacarme du restaurant. Je suis encore là, malgré la distance, qui n’est rien, malgré les années, qui s’additionnent, et je m’aperçois que la porte est close, qu’aucune lumière ne filtre, que le restaurant n’est plus depuis longtemps. Et il me semble pourtant que j’insiste, que la porte reste close ; qu’à force d’attendre, tout ce qui devrait s’ensuivre est très vite derrière moi. Sa voix, je me souviens de sa voix, une vibration suspendue, ébranlant les syllabes, les emportant une à une, c’est grâce à elle que la porte cède, que l’espace s’anime, quand bien même la salle est vide et la cave un débarras humide. Une fois de plus, c’est le silence qui se trouve au départ, un silence étourdissant, gorgé de voix impérieuses, un silence dont je sais à présent qu’aucune voix, même la sienne, ne l’abolira. C’est pourquoi j’hésite, tenté par une illusion rétrospective de refermer cette porte, de retourner au silence, à l’oubli paisible, au présent.

Je me souviens de sa voix. Une vibration suspendue, ébranlant les syllabes, les emportant une à une, carillon sur carillon. Me revient aussi cette morsure, cette montée du son, plus dense, plus profonde, ricochant sous la peau. Je fais un pas de plus, les images si promptes, se bousculant dans l’espace, sans contour précis, à peine discernables, laissant dans la mémoire une impression de blanc. Son nom, le nom de cette femme ? Biffure incompréhensible du temps. Par vagues successives sa voix se tend, au ras des murmures, remonte en crête, un mot déferlant, puis à nouveau noyée, reprise dans le reflux, indistincte parmi toutes celles qui s’estompent à leur tour. Non pas la voix : la part de silence qu’elle retire.

Signature de tout ce qui est à lire.

 

 

J’étais sur le balcon quand la voiture est arrivée. Un inconnu en descend qui m’interpelle par-dessus la grille du portail. « C’est bien ici qu’habite… ? » Il hésite, palpe les poches de sa veste, balaie la maison du regard. « Qu’est-ce que c’est ? », demande ma mère en se précipitant vers la grille, son trousseau de clefs à la main. L’homme marmonne quelques mots, tire une feuille de sa poche, la lui tend à travers les barreaux. Une lettre, je suppose. Ma mère la parcourt sans pencher la tête, un œil attentif à cet homme qui lui parle en bougeant les bras. Ses propos m’échappent, mais je vois qu’il s’interrompt. Ma mère, dubitative, lorgne la voiture aux vitres teintées. Ce qu’il vient de lui annoncer ou demander ou imposer rassemble en un même trouble la voiture, la lettre et le silence de ma mère. L’inconnu tente un sourire puis ses traits se durcissent. « Alors ? », fait-il. Ma mère replie la lettre, toujours sans rien dire, toujours sur ses gardes. Discrètement, je ferme les rideaux.

Peu de temps après, j’entends claquer les portières. L’inconnu est parti mais, dès que ma mère ouvre la grille, un groupe indistinct s’engouffre dans la maison. Je crois apercevoir une femme avec un enfant dans les bras.

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13/10/2006 357 pages 20,00 €
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