#Polar

400 coups de ciseaux. Et autres histoires

Thierry Jonquet

"Voilà comment ça s'est passé", paru en 1997 dans la revue Les Temps modernes, raconte l'engagement politique, le travail en milieu hospitalier, l'expérience d'enseignant, et comment la découverte du roman noir boucle la boucle, rejoignant la politique : naissance d'un écrivain. Les nouvelles illustrent toutes les facettes de l'oeuvre de Jonquet : critique sociale et politique (dérive psychiatrique ; défense des sans-abri, sans-papiers, sans boulot ; détresse au quotidien des broyés du système), mais aussi noir frôlant le fantastique, et toujours, un humour grinçant et désespéré. Elles proviennent de quotidiens et magazines tels que Télérama, Libération, Senso, d'anthologies introuvables, de tirés à part hors commerce. Celle qui donne son titre au recueil, inédite, est une vraie nouvelle policière, fidèle aux règles du genre.

Par Thierry Jonquet
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Policiers

Je n'ai commencé à lire des romans noirs qu'assez tardi­vement. Avant l'âge de 25 ans, je n'avais jamais entendu parler de Chandler, de Dashiell Hammett, de Goodis. Si l'on m'avait questionné sur le sujet, je n'aurais pu citer que les aventures du commissaire Maigret ou les « histoires de gangsters » à la Giovanni, largement vulgarisées par le cinéma... Un ami fanatique de la « Série Noire » m'engagea à découvrir celle-ci, malgré mes réticences. Et brusquement, en quelques mois, je fis connaissance avec Chester Himes, Pierre Siniac, Peter Loughran, Jim Thompson, Jean Amila, Francis Ryck, etc. Ayant ouvert, quasiment avec des pin­cettes, ces ouvrages à la couverture fatiguée, j'en restai les bras ballants. Londres-Express, Luj Inferman'et la Cloducque, Voulez-vous mourir avec moi ? Sans oublier un des romans à mon avis les plus forts publiés par la « Série », Sidi Ben Barbes, de Jean-Charles Fauque, telles furent mes premières découvertes. Manchette, ce roublard, m'attendait en embus­cade. La lecture du premier chapitre du Petit Bleu de la côte Ouest, sa chute plus qu'abrupte me laissèrent pantois : « La raison pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués [...] il faut la chercher surtout dans les rapports de production. Le fait que Georges a tué au moins deux hommes au cours de l'année n'entre pas en ligne de compte. »
Une toute petite précision quant à la date. Nous étions en 1977. Presque dix ans après Mai. Je militais à la LCR. J'attendais avec une grande impatience les législatives de 1978, qui allaient voir la gauche emporter le morceau sans coup férir. Mes amis et moi, nous étions bien évidemment persuadés que les partis traditionnels, PC et PS, une fois au pouvoir, trahiraient la confiance de leurs électeurs, mais que ceux-ci leur feraient payer cher leur revirement. Grosso modo, nous nous apprêtions à vivre un remake de 1936 en version plus hard, puisque, cette fois-ci, une extrême gauche nombreuse, aguerrie, mieux implantée que son ancêtre du Front pop', serait en mesure de présenter la facture aux staliniens et aux sociaux-démocrates. Comme quoi, tout le monde peut se tromper. Avec près de vingt ans de recul, force est de constater que la trahison a bien dépassé toutes nos espérances. Mais de révolte, nenni. Comme tant d'autres, j'ai appris à vieillir en rongeant mon frein, sans rien renier, sans rien oublier.

Le roman noir m'avait donc mis une claque. Entre deux chapitres des Œuvres complètes de Trotski, je plongeais dans la « Série Noire ». À l'époque, ma vie professionnelle - j'étais ergothérapeute - se confondait avec mes lectures. Noir, c'était vraiment noir. Je travaillais à l'hôpital Dupuytren, à Draveil. « Hôpital » est un bien grand mot. À Dupuytren, centre de gériatrie, on parquait les petits vieux en atten­dant qu'ils meurent. Je devais les aider à patienter avant le grand saut en échange d'un salaire assez modeste. En bon militant trots', j'avais ma carte à la CGT, je marquais à la culotte les staliniens qui dirigeaient la section syndicale, dans l'attente de lendemains qui promettaient de chanter... et surtout, surtout, je déprimais très, très fort. Le spectacle de la mort omniprésente, jour après jour, heure après heure, la collection de vies dévastées que m'offraient les pension­naires de Dupuytren, la longue litanie de souffrances qui suintaient des murs de ce mouroir me saccageaient le moral. Un copain m'aidait pourtant à tenir le coup. M. Lepointre, 76 ans aux prunes, qui me racontait ses souvenirs de délégué d'usine, à Levallois, en 1936. Un vieux prolo autodidacte qui avait lu Trotski, Aragon, Céline... et Dashiell Hammett. Je l'écoutais raconter sa vie, des heures durant. Il doit être mort, aujourd'hui, mon copain Lepointre. Quand j'ai enfin pu abandonner Dupuytren pour un avenir plus souriant, il m'a longuement serré la main et pétri l'épaule en me souhaitant bonne chance. On avait les larmes aux yeux, tous les deux. Lui, à la fin de son existence, moi, au tout début de la mienne, unis par ce petit élan de complicité qui nous avait permis de passer quelques bons moments ensemble. À défaut de Grand Soir, on s'était contentés, lui et moi, de matinées plutôt glauques, d'après-midi pluvieux où nous regardions les vitres du service de rééducation se couvrir d'un crachin maussade, obsédant...
Sitôt quitté Dupuytren, je pensais en avoir terminé avec ce cauchemar, ce camp de concentration pour vieillards. Ce n'était qu'illusion. J'ai peu à peu réalisé que j'avais une dette envers Lepointre, qui était resté là-bas, seul. Lepointre exécrait les jérémiades, la sensiblerie, et maniait l'humour noir avec une élégance désabusée. Il avait rendez-vous avec la Camarde et ne cherchait pas à différer la rencontre. La moindre des choses, c'était de tenter de lui rendre hommage. De raconter ce qui se passait à Dupuytren. Une horreur très ordinaire, un enfer banalisé. La « Série Noire » d'un côté, le mouroir de l'autre, et moi au milieu. En quelques mois, week-ends et vacances inclus, je mis la dernière main à un « polar » qui avait pour cadre l'hôpital. Le héros, un vieux truand hospitalisé, s'appelait Lepointre. Il avait comme acolyte un jeune brancardier qui mourait d'ennui à pousser ses chariots à travers les couloirs. Ensemble, ils montaient un coup audacieux, un casse consistant à rafler les bijoux d'une vieille rombière dont la chambre était gardée par de mystérieux vigiles. La trame était clas­sique, la narration banale, les personnages convenus, mais le décor, inattendu, a séduit Patrick Mosconi, qui dirigeait la collection « Sanguine » et m'encouragea à persévérer. À la suite de Manchette, Fajardie avait ouvert une petite brèche éditoriale que la critique spécialisée baptisa aussi­tôt « néo-polar ». Dieu seul sait pourquoi, je ne fus pas le seul à être contaminé par le virus. « Engrenage » d'un côté, « Sanguine » de l'autre, et nous étions quelques-uns à tenter de forcer le passage. Voilà pour les débuts. Sans en avoir ressassé le projet durant de longues années, je me retrouvai, à ma grande surprise, avec un manuscrit édité, suivi du deuxième épisode de mes aventures hospitalières, cette fois en pédiatrie. Après un cours passage en psy­chiatrie (en tant que soignant...), j'avais en effet abouti à l'hôpital de Saint-Maurice, où l'on rééduquait notamment les bébés amputés congénitaux. Des monstres sans bras ni jambes. Un concentré d'horreur. De l'univers dantesque de la gériatrie j'étais tombé dans celui, assez voisin, de Tod Browning, le milieu freaks. La poisse ? Non. Certainement pas. Je n'ai jamais cru au hasard. C'est bien moi qui étais attiré, comme un aimant, par ces endroits maléfiques. Je n'en parlerai qu'en présence de mon psychanalyste. Un personnage purement virtuel qui doit se morfondre en attendant le premier versement de ses honoraires, dont il ne verra jamais le moindre maravédis. Si d'aventure vous croisez sa route, avertissez-le, par pure charité.

Durant les années qui suivirent, mon parcours profession­nel ne gagna guère en cohérence. Lassé de l'environnement hospitalier, je briguai un poste d'instit'. Qu'à cela ne tienne ! On m'affecta aussitôt à un centre de neuropsychiatrie infan­tile, à Montesson, l'institut Théophile-Roussel. J'avais connu les enfants infirmes, je fis connaissance avec les enfants fous. Quelques centaines de pauvres gosses enfermés dans la cour d'une ancienne caserne. Tous les midis, entre deux chahuts, je déjeunais au « mess » avec mes collègues, dont un beauf corse, taciturne et besogneux, lequel ne parlait jamais de « maladie », de « psychose » ou de « névrose », mais bien de « pedigree », à propos de nos jeunes pensionnaires. Exacte­ment comme s'il se fût agi de chiens. Quand l'Education nationale reconnut enfin mes compétences pédagogiques en me décernant un CAP, on m'expédia vers les contrées sau­vages des cités de la banlieue nord, Aulnay 3000, notamment. Après avoir tâté du vieillard agonisant, de l'amputé congé­nital, du psychotique - adulte ou juvénile -, je me frottai - chargé d'une classe de section d'éducation spécialisée - au beur analphabète. C'était loin. Il fallait prendre le RER Je souffrais. D'un naturel résolument sédentaire, rétif à l'usage des transports en commun, incapable de piloter une auto­mobile, je n'avais jusqu'alors connu que des postes de travail dramatiquement éloignés de mon domicile. Un camarade de la LCR - nous allons y revenir bientôt, comme dans tout bon polar, tout se tient - m'avertit alors que l'antenne parisienne de l'Éducation surveillée, secteur du ministère de la Justice veillant au devenir des mineurs délinquants, recherchait des enseignants dévoués et volontaires, désireux de se consacrer à ce sacerdoce. Je postulai sans tergiverser. J'ai honte d'avouer que cette démarche n'était nullement désintéressée. J'habitais en effet au 93 rue Sedaine, dans le XIe arrondissement de Paris, et le centre d'accueil où je devrais exercer mes talents était situé au... 35 de la même rue. Trois minutes à pied, un aller-retour guilleret matin et soir, au lieu d'heures entières, interminables, passées à moisir dans la cohue du RER. On retint ma candidature. Au bataillon d'éclopés de la vie dont il m'avait déjà été donné de partager brièvement le destin, il ne manquait que la fréquentation de cette engeance : l'ado en rupture de ban, l'apprenti criminel qui, dès son jeune âge, aspire à côtoyer gendarmes, juges et matons. L'aventure dura trois ans. Nous étions en 1987. La boucle était close. En dix ans, j'avais parcouru tout l'éventail du travail social, fait le tour des diverses situations de misère, d'exclusion ; ce ne fut qu'ensuite que la presse se mit à parler des SDF, sans quoi, je le crains, j'aurais été amené à entamer un nouveau tour de piste, tel un clown lassé de son numéro, avec mon gros nez rouge, mes godasses démesurées, et mes poches pleines de pièges à rats dans lesquels je n'en finissais plus de me meurtrir les doigts.
Ce fut la fin de ma période altruiste. J'abandonnai ces boulots où l'on s'échine à aider son prochain. Sans appel. Sans remords. Que celui qui n'a jamais péché me jette la première pierre. Quoi qu'il en soit, les hasards de la vie pro­fessionnelle, cette longue errance dans les marges, m'avaient permis de rassembler une collection d'images horrifiques, de côtoyer des personnages aussi réels qu'effrayants. La mons­truosité est la chose au monde la plus répandue, avec la bêtise. On peut écrire à l'infini sur l'une comme sur l'autre. J'essaie de m'y atteler. Je reste souvent confondu de stupeur à la lecture de certains faits divers qui révèlent l'existence de monstres ordinaires, d'ogres débonnaires, de cinglés parfaitement intégrés socialement mais dont la conduite, en privé, s'abîme dans des gouffres d'ignominie. Des épaves dont la place dans les fameux rapports de production ne permet malheureusement pas, n'en déplaise à Manchette qui m'avait tant bluffé, de percer totalement le mystère... Dommage. Au fil des ans, obsédé par les fous auxquels je m'étais frotté, poursuivi par les tarés qui m'avaient tenu compagnie, encerclé par les pervers qui s'étaient ingéniés à m'empoisonner l'existence, j'ai donc consacré quelque énergie à tenter d'apprivoiser les freaks, au travers de mes modestes romans. Profil bas. J'ai travaillé à la manière d'un artisan.
Le premier chapitre du Petit Bleu de la côte Ouest et sa chute sur la destinée du personnage principal, éclairée par sa place dans les fameux rapports de production, continuaient pourtant de me titiller l'intellect. J'écrivais des romans noirs mais je continuais à vendre Rouge à la criée, sur les marchés, le dimanche matin. À force de faire le grand écart, j'étais menacé d'un lumbago mental, d'une entorse narrative, d'une luxation idéologique. Ce qui fait très mal. Pour guérir, il fallait essayer de marier le rouge et le noir. Quatre ministres communistes venaient d'entrer au gouvernement. Les sta­liniens pavoisaient devant les cameramen du JT, satisfaits, sereins, joviaux. Leur bilan était globalement positif, affirmait benoîtement leur leader, avec sa voix grasseyante, ses sourcils broussailleux, et son petit air de se foutre du monde sans trop y toucher. Je me suis souvenu d'une raclée sanglante, récoltée du côté d'Aubervilliers, un jour de juin 1971, un cassage de gueule mémorable dont j'avais été la victime, de la part d'une petite cohorte de « démocrates sincères », de « travailleurs manuels et intellectuels des villes et des cam­pagnes » tous encartés au PCF, lesquels m'avaient bourré de grands coups de poing, de pied, tout simplement parce que j'avais osé m'aventurer sur le territoire de leur cité HLM avec mon petit paquet de tracts hérétiques. Je n'étais alors qu'un gamin naïf et, comme on dit, idéaliste.
Mes adversaires étaient des adultes dans la force de l'âge, lucides, brutaux, bornés, ils m'avaient insulté, frappé, tabassé, sans vergogne, comme des flics. Ce qu'ils étaient. À Bucarest ou à Varsovie, ils m'auraient carrément fait la peau. C'est ce que m'ont expliqué les « camarades » trotskistes quand nous avons regagné nos pénates, chancelants, la tronche en sang, nos tracts en miettes. La rancune est un bien vilain défaut, je le confesse volontiers. Mais la vengeance est un ustensile romanesque qui a fait ses preuves depuis belle lurette. À l'heure des bilans, négatifs, devenu romancier, je concoctai un récit, intitulé Du passé faisons table rase, où l'on assistait aux aventures nauséabondes du secrétaire général d'un grand parti ouvrier français, lequel secrétaire général avait eu, du temps de sa jeunesse, quelques faiblesses envers l'occupant nazi durant la dernière guerre. Suivez mon regard. Quarante ans plus tard, la menace de révélations tonitruantes provoquait un joyeux charivari dans le petit monde des rares apparatchiks ayant eu à partager le honteux secret. Un roman de pure fiction, cela va sans dire. Je le signai de l'énigmatique pseudo de Ramon Mercader. Ce qui assura son succès. Je ricanais d'aise. Les pauvres abrutis qui m'avaient tabassé à Aubervilliers, en terre prolétarienne, douze ans plus tôt, en prenaient pour leur grade. L'avantage du roman noir, je l'ai déjà souligné, c'est qu'il donne toujours des claques. Le secrétaire général visé par ce pamphlet prit très mal la chose, ce qui me fut plus tard rapporté par des biais bien trop tortueux pour que je m'y attarde ici. À travers cette anecdote, je me vis affublé de l'étiquette de romancier « engagé ». Et comment donc. J'ai pourtant vite renvoyé Ramon Mercader aux poubelles de l'Histoire. Je n'avais que très peu de chemin à parcourir en sa détestable compagnie.

Flash-back. Quand j'étais gamin, la sortie dominicale, que j'attendais avec la plus grande des impatiences, nous emme­nait, mes parents et moi, au cinéma. C'était au début des années 60. Les souvenirs les plus forts, les plus marquants, que je garde de cette période ont tous trait à la Seconde Guerre mondiale et à sa transcription hollywoodienne. Le Jour le plus long, La Grande Evasion, Les Canons de Nava-rone... Je rentrais à la maison émerveillé, bouleversé, la tête farcie d'images. Je fréquentais assidûment la bibliothèque municipale du XIe arrondissement, et j'allais y rechercher les traces des émois ressentis alors que j'étais assis dans mon fauteuil de cinoche, un bâton d'Esquimau entre les doigts. Avec avidité, je dévorai, un à un, tous les ouvrages du rayon spécialisé. En quelques mois, je devins incollable sur la bataille d'El Alamein, celle de Stalingrad, la prise de Berlin, le débarquement de Normandie, etc. Mais, tout au bout de ce rayon, m'attendaient d'autres ouvrages, dont les cahiers photo me glacèrent d'effroi. Le premier avait pour titre Quand les Alliés ouvrirent les portes. Il n'était plus question de batailles, de mouvements de corps d'armée, de stratégie, mais, disons pour résumer, de la tragédie de la déportation. Le terme « Shoah » n'était pas encore de mise. Pétrifié d'horreur, je découvrais l'innommable, page après page. J'avais 14 ans, j'essayais de comprendre. Tout seul dans mon coin. À Charlemagne, mon lycée, j'avais des tas de copains juifs. On a commencé à parler. À en parler. Eux ne se livraient pas facilement, c'est le moins qu'on puisse dire. J'ai mis des années à saisir pourquoi. Dans ma petite tête, les éléments du puzzle s'emboîtaient les uns dans les autres, assez simplement. Il y avait les salauds - les salauds absolus -, les nazis. Qui persécutaient les juifs. Leurs adver­saires les plus résolus étaient les communistes. Si les nazis étaient les méchants, ce dont témoignaient les photos, les photos des KZ, alors ceux qui s'opposaient à eux de la façon la plus radicale, les communistes, étaient forcément les bons. À 14 ans, je devins donc un « sympathisant » communiste... Mais quand en 1968 j'ai vu les « copains » de la JC s'opposer à l'occupation du lycée, faire tout, mais vraiment tout ce qui était en leur pouvoir pour que tout rentre dans l'ordre, quand j'ai écouté sur mon petit tran­sistor le récit des nuits des barricades, quand j'ai entendu les dirigeants du PC dénoncer le mouvement, quand j'ai vu, aux « Actualités » de l'ORTF, le reportage sur la reprise du travail aux usines Wonder, quand j'ai entendu Séguy se faire siffler à Billancourt, je n'ai vraiment rien pigé. Les « bons » devenaient méchants. Perplexité. À la rentrée de septembre, septembre 1968, j'ai commencé à écouter les militants trots', assez nombreux à Charlemagne. Ils avaient réponse à tout. Selon eux, les communistes étaient en fait des staliniens, la « cause » avait été dévoyée, il fallait s'atte­ler à la reconstruction d'un nouveau parti ouvrier, propre, honnête, loyal. Bon, qu'à cela ne tienne ! J'étais disponible. Dans la foulée, sur leur conseil, j'ai lu d'autres livres. Qui parlaient du soulèvement hongrois de 1956 et, en amont, de l'extermination de tous les opposants qui avaient osé se dresser face au monstre stalinien, dès les années 20. Je vous la fais courte, faute de place. J'avais 15 ans et je croyais qu'il fallait aller vite. Le temps a passé, j'ai décanté, tamisé les informations qui m'étaient délivrées au compte-gouttes. En toile de fond, au travers de toutes les histoires qui m'étaient racontées, je gardais en ligne de mire les photos de ce livre, Quand les Alliés ouvrirent les portes. Le temps m'a donné rendez-vous. La femme que j'aime, celle dont je partage la vie depuis vingt ans, est juive. Au regard des lois raciales en vigueur sous le IIIe Reich, les enfants que nous avons eus ensemble le sont aussi. Juifs. Les fantômes de Nuit et Brouillard, ceux du cahier photo de Quand les Alliés ouvrirent les portes, toutes ces images, ces visages anonymes, hideux, déformés par la souffrance, me sont devenus terriblement familiers. Lorsque, au hasard des programmations télévisuelles, les archives défilent, ce sont eux, mes enfants, ma compagne, que je vois monter dans le train, c'est sur eux qu'on referme les portes coulissantes des wagons à bestiaux. C'est absurde, je le sais bien, mais c'est ainsi. De « Durafour crématoire » en « détail », la coupe commence à déborder. Les poings me démangent. Il faudra bien en finir, un jour ou l'autre. Flash-back dans le flash-back : je dois vous avouer que mon grand-père était flic. Un brave agent de commissariat, rue Delambre. En 1940, il a eu la bonne idée de se faire encercler par un commando de la Wehrmacht sur son poste avancé de la ligne Maginot. Direction un vague stalag de Poméranie. Condamné à bouffer des épluchures de patates, à se peler les couilles sous la neige, le pauvre papi ! Prison­nier. Kriegsgefangener. Ce qui lui valut de ne pas participer à la rafle du Vel' d'Hiv', comme tous ses collègues de la préfecture de police alors en liberté. Le hic, c'est qu'il s'est débrouillé pour se faire libérer bien avant 1945. Des années durant je n'ai osé questionner mon père à propos de la date exacte de son retour à Paris. Il n'a certes pas participé à l'opération « Vent printanier », mais, par la suite, de 1943 à la Libération, le gymnase Huyghens, proche du commis­sariat de la rue Delambre, où il était en poste, a servi de centre de regroupement pour les porteurs de l'étoile jaune raflés dans le secteur. Je me suis toujours demandé quel rôle exact, modeste au demeurant, le vieil homme qui m'a fait sauter sur ses genoux durant toute mon enfance avait bien pu jouer dans l'exécution de la Solution finale.

D'où le retour au roman noir, pardonnez la digression. J'avais un compte à régler, un de plus. Un rendez-vous avec la Shoah. La lecture d'un article de L'Evénement du Jeudi m'en a donné le prétexte, en 1994. On y détaillait les fredaines des riverains des KZ, Oswiçcim, en premier lieu. Là-bas, dans la Pologne profonde, d'insouciants villageois se livraient - se livrent toujours ? - aux joies de l'orpaillage. Armés de pelles et de pioches, ils allaient - ils vont ? - creuser les champs où sont enfouies les cendres des pauvres gens condamnés par les nazis au gaz puis à l'incinération dans les crématoires. Ils fouillent, ces salauds, inlassablement, à la recherche du moindre résidu d'or. De dents qui en recèleraient la moindre parcelle. L'anecdote est parfaitement authentique. J'ai donc imaginé le trajet d'un bijou, d'une bague, enfouie dans la boue de Birkenau et qui, grâce aux orpailleurs, de main en main, remonterait le fleuve du temps, du Styx, pour revenir jusqu'à nous, aujourd'hui, de la main d'une femme à celle d'une autre, et qui rendrait fou le pauvre garçon qui l'avait cueillie comme une fleur, cette bague, au doigt de sa mère, raflée, déportée, cinquante ans auparavant. Un roman. Une improbabilité statistique qui pourrait bien être vérifiée si par hasard la vie y mettait son grain de sel, ses grains de cendres. On me demande souvent comment vient l'idée d'un roman. Eh bien, aussi simplement que ça. En lisant le journal.
Les Orpailleurs, roman « engagé » ? Soit. Je déteste le terme. Des fois qu'il y ait un message, rendez-vous compte ! J'ai rédigé tant de tracts, d'appels à la révolte - sans rien renier, je le répète - que je n'ai plus aucune envie de me coltiner ce genre d'exercice. Je résiste de toutes mes faibles forces. C'est que la tentation est grande... Au fil des pages, en effet, le roman noir n'en finit pas de charrier son flot de proclama­tions indignées, de protestations enflammées, de réquisitoires solennels envers une société condamnée à la déchéance. La militance le guette. Travers fatal, attention, danger !
Socialisme ou barbarie ! C'est le slogan qui m'a le plus hanté. Force est de constater que si le socialisme nous a posé un beau lapin, la barbarie, elle, est bien au rendez-vous. Barbarie. Le roman noir est condamné à un concubinage forcé avec cette courtisane au regard torve, aux vilaines manières. Elle écarte ses cuisses avec un sourire d'une rare insolence. Obscène, elle est obscène ! II faut malgré tout la besogner - littérairement, s'entend ! La tâche est rude. Je suis fasciné par la créature. Sa laideur me désarme, me laisse pantelant. Elle ne me fait pas bander. À chacun ses fantasmes. Face à elle, pourtant, certains de mes estimés collègues, confrères, appelez-les comme vous voudrez, se conduisent comme des bidasses fréquentant le BMC ! Je ne peux m'empêcher de retenir un petit ricanement sarcastique envers ces pauvres bougres qui poussent l'outrecuidance jusqu'à prétendre la faire jouir. Ils torchent sans vergogne de tristes copies où l'on voit de gentils prolétaires affronter de méchants patrons, de hardis antimilitaristes se frotter à de vilains généraux, de braves colonisés se dresser contre de hideux impérialistes, des écolos naïfs persécutés par des nucléocrates perfides, voire, voire, pourquoi pas ? des stali­niens qui auraient des états d'âme. À Prague, évidemment, certainement pas à Paris, puisque, comme chacun sait, le virus, à l'instar du nuage de Tchernobyl, n'a jamais percé nos frontières ! Bref, ils confondent tract et roman, propa­gande et vérité, lucidité et discours électoral. Ce faisant, ils risquent de tuer la poule aux œufs d'or, à force de prendre le lecteur pour un crétin qu'il conviendrait d'éduquer.

Mille excuses pour ce petit accès polémique, la bêtise m'a toujours donné des boutons. Quoi qu'il en soit, la barbarie est là, parmi nous. Devant, derrière, tout autour, nous sommes cernés. Le roman noir est son fidèle compagnon. Prétendant docile, charmeur, avec son nœud pap' et ses gants beurre frais. Il veut la marier ? Ben voyons ! Célébrons leurs épousailles, ils ont un sacré bout de chemin à parcourir ensemble. Je ne suis qu'un petit garçon d'honneur, engoncé dans son costume taillé trop court. Les doigts dans le nez, à l'heure de la céré­monie, j'écoute distraitement le sermon du prêtre, je croque au passage quelques dragées amères, forcément amères, je sniffe les remugles d'encens qui montent dans la nef, je mettrais bien ma main aux fesses, joliment rebondies, de la nonne qui officie à l'harmonium, mais mon éducation me l'interdit.
Oui. Voilà comment ça s'est passé. Vingt ans et quelques cheveux blancs. Tout est allé si vite. J'ai un numéro d'affi­liation à l'Agessa, je suis sociétaire de la SACD. Ecrivain, auteur de romans noirs, c'est mon métier. C'est ainsi qu'on peut me repérer dans les rapports de production. Très flous, les rapports, à vrai dire, mais enfin...
Au fait, à propos de nonne, à l'heure où j'écris ces lignes, la gauche, oui, la Gauche majuscule, vient tout juste de revenir au pouvoir. C'est curieux, mais j'ai comme des poussées d'urticaire. De furieuses envies de pelotage. La voix éraillée de mon copain Lepointre résonne encore à mon oreille. Il me raconte l'occupation de son usine, à Levallois, en juin 1936. La défaite. « T'en fais pas, fiston, ce coup-là, on a perdu, mais c'est juste une question de patience. » Je n'oublie pas la leçon. J'attends.

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21/03/2013 227 pages 18,00 €
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